REVUE DE PRESSE
Turquie - Un pays régi par de dangereuses absurdités - Ahmet Altan
Les guerres intestines se multiplient au sommet de l'Etat turc : entre
la justice et la police d'une part, le gouvernement et les services
secrets de l'autre, le tout sur fond de question kurde. Cette
situation grotesque met en danger la séparation des pouvoirs, estime
l'écrivain Ahmet Altan.
20.02.2012?|?Ahmet Altan?|?Taraf
Au moment où j'écris ces lignes, le Parlement turc étudie un projet de
loi selon lequel un membre des services de renseignements (MIT) ayant
commis un délit dans le cadre d'une mission ordonnée par le Premier
ministre ne pourra être jugé que si le chef du gouvernement donne son
accord. Le Premier ministre interviendra donc dans des affaires
criminelles concernant la justice, et ce en contradiction avec le
concept de séparation des pouvoirs. Pourquoi une loi paraissant aussi
aberrante est-elle en train d'être adoptée ?
Et bien tout simplement pour corriger une autre aberration. En effet,
le Premier ministre Erdogan a donné l'ordre aux services de
renseignements de nouer des contacts avec le Parti des travailleurs du
Kurdistan [PKK, séparatiste], afin de créer les fondements d'un
processus de paix. Sauf qu'un procureur a considéré qu'il s'agissait
là d'un délit. Il a donc convoqué les membres du MIT qui ont noué ces
contacts afin de les soumettre à un interrogatoire, et il n'est pas
exclu que cette interpellation débouche sur des arrestations. On se
trouve donc dans une situation où l'initiative politique courageuse et
décisive d'un gouvernement élu est bloquée par la justice.
Le pouvoir judiciaire essaie ainsi de mettre l'exécutif sous tutelle
au mépris du principe de séparation des pouvoirs. En réaction,
l'exécutif prépare une loi qui réduit la marge de manÅ`uvre du
judiciaire, et le corps législatif participe à ce mouvement. Pas de
doute, nous sommes bien en Turquie où l'on tente d'empêcher une
absurdité en en inventant une autre. Les trois pouvoirs sortent ainsi
de ce qui devrait normalement être le cadre de leur action. Pourtant,
corriger des anomalies par d'autres anomalies n'est pas une bonne
idée.
C'est précisément là que réside l'erreur, ou alors la roublardise, du
Parti de la justice et du développement [PKK, islamiste modéré, au
pouvoir]. En effet, le parti au pouvoir ne semble aucunement vouloir
en finir avec ce système politique hérité du coup d'Etat de 1980. [La
Constitution de 1982, adoptée alors sous la pression des militaires,
est, malgré des amendements, toujours en vigueur, malgré les promesses
de l'AKP d'en rédiger une nouvelle.] Le pouvoir en place entend ainsi
exploiter, autant que faire se peut, les prérogatives importantes que
ce régime issu du coup d'Etat accorde aux dirigeants de ce pays.
Le gouvernement n'a toujours pas rendu de comptes au sujet du massacre
d'Uludere [35 civils kurdes ont été tués, le 28 décembre 2011, par un
bombardement aérien à la frontière entre la Turquie et l'Irak]. Le
meurtre de Hrant Dink [journaliste turc d'origine arménienne assassiné
en janvier 2007] n'a toujours pas été élucidé. Et voilà que certains
affirment que le KCK [structure faisant le lien entre le PKK et ses
relais civils en Turquie, concurrençant l'Etat turc dans les régions Ã
majorité kurde et dont l'existence a justifié de très nombreuses
arrestations depuis 2009] serait en fait sous la houlette des services
secrets [la justice turque accuse en effet des agents du MIT d'avoir
été plus loin que la simple infiltration du KCK].
Le coprésident du Parti pour la paix et la démocratie [BDP, prokurde
et jugé relativement proche du PKK] s'est interrogé - une rumeur
circule à ce propos - sur l'implication du MIT dans un attentat
meurtrier commis à Istanbul et dont la responsabilité avait été
attribuée au PKK. Où va-t-on si même le dirigeant du BDP n'arrive plus
à distinguer entre les militants du PKK et les agents des services
secrets ?! Tant qu'une vraie solution n'est pas apportée à un problème
kurde qui accompagne la République depuis sa création [1923], on se
retrouvera face à ce genre de situation où la police arrête des
membres des services secrets parce qu'ils appartiendraient à une
structure comme le KCK.
Mais regardez donc la situation dans laquelle nous sommes : l'ancien
chef d'état-major de l'armée est en prison pour propagande
antigouvernementale, la police est sur le point d'arrêter des membres
des services des renseignements, une loi accordant au Premier ministre
la liberté de commettre des délits est en préparation, le gouvernement
est persuadé qu'il est victime d'attaques orchestrées par les
procureurs et la police, le patron d'un des plus grands clubs de
football du pays [Fenerbahçe] vient d'être condamné pour `avoir dirigé
un gang`, des responsables de l'institution en charge des appels
d'offres pour la fonction publique ont été arrêtés pour corruption, il
y a presque plus de généraux en prison qu'en liberté, des milliers
d'activistes politiques kurdes ont été emprisonnés, etc.
Ces quelques lignes ne suffisent-elles pas à montrer que nous vivons
décidément dans un système tout à fait anormal ? Pourquoi le parti au
pouvoir s'accommode-t-il à ce point d'un régime issu d'un coup d'Etat
? D'où vient cet attachement à une conception de la justice inspirée
par des putschistes ? Si l'AKP persiste à maintenir ce système, la
Turquie risque d'être citée dans le livre des records comme celui qui
aligne le plus grand nombre de `dangereuses absurdités` !
http://www.courrierinternational.com/article/2012/02/20/un-pays-regi-par-de-dangereuses-absurdites
dimanche 4 mars 2012,
Stéphane ©armenews.com
Turquie - Un pays régi par de dangereuses absurdités - Ahmet Altan
Les guerres intestines se multiplient au sommet de l'Etat turc : entre
la justice et la police d'une part, le gouvernement et les services
secrets de l'autre, le tout sur fond de question kurde. Cette
situation grotesque met en danger la séparation des pouvoirs, estime
l'écrivain Ahmet Altan.
20.02.2012?|?Ahmet Altan?|?Taraf
Au moment où j'écris ces lignes, le Parlement turc étudie un projet de
loi selon lequel un membre des services de renseignements (MIT) ayant
commis un délit dans le cadre d'une mission ordonnée par le Premier
ministre ne pourra être jugé que si le chef du gouvernement donne son
accord. Le Premier ministre interviendra donc dans des affaires
criminelles concernant la justice, et ce en contradiction avec le
concept de séparation des pouvoirs. Pourquoi une loi paraissant aussi
aberrante est-elle en train d'être adoptée ?
Et bien tout simplement pour corriger une autre aberration. En effet,
le Premier ministre Erdogan a donné l'ordre aux services de
renseignements de nouer des contacts avec le Parti des travailleurs du
Kurdistan [PKK, séparatiste], afin de créer les fondements d'un
processus de paix. Sauf qu'un procureur a considéré qu'il s'agissait
là d'un délit. Il a donc convoqué les membres du MIT qui ont noué ces
contacts afin de les soumettre à un interrogatoire, et il n'est pas
exclu que cette interpellation débouche sur des arrestations. On se
trouve donc dans une situation où l'initiative politique courageuse et
décisive d'un gouvernement élu est bloquée par la justice.
Le pouvoir judiciaire essaie ainsi de mettre l'exécutif sous tutelle
au mépris du principe de séparation des pouvoirs. En réaction,
l'exécutif prépare une loi qui réduit la marge de manÅ`uvre du
judiciaire, et le corps législatif participe à ce mouvement. Pas de
doute, nous sommes bien en Turquie où l'on tente d'empêcher une
absurdité en en inventant une autre. Les trois pouvoirs sortent ainsi
de ce qui devrait normalement être le cadre de leur action. Pourtant,
corriger des anomalies par d'autres anomalies n'est pas une bonne
idée.
C'est précisément là que réside l'erreur, ou alors la roublardise, du
Parti de la justice et du développement [PKK, islamiste modéré, au
pouvoir]. En effet, le parti au pouvoir ne semble aucunement vouloir
en finir avec ce système politique hérité du coup d'Etat de 1980. [La
Constitution de 1982, adoptée alors sous la pression des militaires,
est, malgré des amendements, toujours en vigueur, malgré les promesses
de l'AKP d'en rédiger une nouvelle.] Le pouvoir en place entend ainsi
exploiter, autant que faire se peut, les prérogatives importantes que
ce régime issu du coup d'Etat accorde aux dirigeants de ce pays.
Le gouvernement n'a toujours pas rendu de comptes au sujet du massacre
d'Uludere [35 civils kurdes ont été tués, le 28 décembre 2011, par un
bombardement aérien à la frontière entre la Turquie et l'Irak]. Le
meurtre de Hrant Dink [journaliste turc d'origine arménienne assassiné
en janvier 2007] n'a toujours pas été élucidé. Et voilà que certains
affirment que le KCK [structure faisant le lien entre le PKK et ses
relais civils en Turquie, concurrençant l'Etat turc dans les régions Ã
majorité kurde et dont l'existence a justifié de très nombreuses
arrestations depuis 2009] serait en fait sous la houlette des services
secrets [la justice turque accuse en effet des agents du MIT d'avoir
été plus loin que la simple infiltration du KCK].
Le coprésident du Parti pour la paix et la démocratie [BDP, prokurde
et jugé relativement proche du PKK] s'est interrogé - une rumeur
circule à ce propos - sur l'implication du MIT dans un attentat
meurtrier commis à Istanbul et dont la responsabilité avait été
attribuée au PKK. Où va-t-on si même le dirigeant du BDP n'arrive plus
à distinguer entre les militants du PKK et les agents des services
secrets ?! Tant qu'une vraie solution n'est pas apportée à un problème
kurde qui accompagne la République depuis sa création [1923], on se
retrouvera face à ce genre de situation où la police arrête des
membres des services secrets parce qu'ils appartiendraient à une
structure comme le KCK.
Mais regardez donc la situation dans laquelle nous sommes : l'ancien
chef d'état-major de l'armée est en prison pour propagande
antigouvernementale, la police est sur le point d'arrêter des membres
des services des renseignements, une loi accordant au Premier ministre
la liberté de commettre des délits est en préparation, le gouvernement
est persuadé qu'il est victime d'attaques orchestrées par les
procureurs et la police, le patron d'un des plus grands clubs de
football du pays [Fenerbahçe] vient d'être condamné pour `avoir dirigé
un gang`, des responsables de l'institution en charge des appels
d'offres pour la fonction publique ont été arrêtés pour corruption, il
y a presque plus de généraux en prison qu'en liberté, des milliers
d'activistes politiques kurdes ont été emprisonnés, etc.
Ces quelques lignes ne suffisent-elles pas à montrer que nous vivons
décidément dans un système tout à fait anormal ? Pourquoi le parti au
pouvoir s'accommode-t-il à ce point d'un régime issu d'un coup d'Etat
? D'où vient cet attachement à une conception de la justice inspirée
par des putschistes ? Si l'AKP persiste à maintenir ce système, la
Turquie risque d'être citée dans le livre des records comme celui qui
aligne le plus grand nombre de `dangereuses absurdités` !
http://www.courrierinternational.com/article/2012/02/20/un-pays-regi-par-de-dangereuses-absurdites
dimanche 4 mars 2012,
Stéphane ©armenews.com