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Genocide Armenien : De L'Impunite

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    GENOCIDE ARMENIEN : DE L'IMPUNITE

    Le Monde
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/05/genocide-armenien-de-l-impunite_1651787_3232.html
    5 mars 2012
    France

    par Sevane Garibian, docteure en Droit Enseignant-chercheur aux
    Universites de Genève et de Neuchâtel

    Le Conseil constitutionnel vient de declarer la loi Boyer
    inconstitutionnelle. Celle-ci visait l'extension de la penalisation du
    negationnisme a tous les "crimes de genocide defini a l'article 211-1
    du code penal et reconnus comme tels par la loi francaise". Les Sages
    rappellent d'abord deux choses : d'une part, que le legislateur peut
    edicter des règles concernant l'exercice de la liberte d'expression,
    de meme qu'il peut "instituer des incriminations reprimant les abus
    de l'exercice de [cette liberte] qui portent atteinte a l'ordre
    public et aux droits des tiers" ; d'autre part, que ces limitations
    doivent etre "necessaires, adaptees et proportionnees a l'objectif
    poursuivi". Les juges constitutionnels estiment ensuite qu'en reprimant
    "la contestation de l'existence et de la qualification juridique
    de crimes qu'il aurait lui-meme reconnus et qualifies comme tels,
    le legislateur a porte une atteinte inconstitutionnelle a l'exercice
    de la liberte d'expression". Le Conseil precise en outre dans son
    communique de presse, qu'il n'avait pas a se prononcer sur la loi
    de 2001 relative a la reconnaissance du genocide des Armeniens
    ("cette loi ne lui etait pas soumis et, a fortiori, il n'a formule
    aucune appreciation sur les faits en cause") ; ni non plus sur la loi
    Gayssot de 1990 relative a la contestation de la Shoah, puisqu'elle
    "ne reprime pas la contestation de crimes 'reconnus par la loi'".

    Cet argumentaire est interessant. Si l'on comprend bien, il y aurait
    donc deux types de negationnisme, et deux types de crimes contre
    l'humanite : le negationnisme ayant pour objet des crimes "reconnus
    par la loi" (tels que le genocide armenien), justifiable en France
    au nom de la liberte d'expression ; et le negationnisme ayant pour
    objet les autres crimes, non "reconnus par la loi" (tels que la
    Shoah), injustifiable et penalement reprehensible au motif qu'il
    correspondrait a un abus de cette meme liberte d'expression. Autrement
    dit, des negationnistes peuvent etre alternativement proteges, ou non,
    par la liberte d'expression, selon que les crimes contre l'humanite
    dont ils contestent l'existence sont "reconnus par la loi" francaise,
    ou... ou quoi ?

    Quel serait donc l'element cle qui justifierait, ici, cette
    differenciation entre les crimes, et leur negation ? Qu'ont-ils donc
    de plus, ceux qui ne sont pas "reconnus par la loi", ou qu'ont-ils
    de moins ceux qui le sont ? La parole du juge, peut-etre ? Serait-ce
    bien cela le non-dit, la cle, l'implicite contenu dans le raisonnement
    des Sages ? L'absence de jugement ? En un mot : l'impunite ? Toute la
    difference residerait-elle dès lors dans l'autorite qui "reconnaît" ?

    A y regarder de plus près, cet implicite n'est pas sans evoquer
    l'argument de Robert Badinter, selon lequel la loi Gayssot de 1990
    serai justifiee par le fait qu'elle se refère a des actions criminelles
    ayant fait l'objet de decisions judiciaires dotees de "l'autorite de
    la chose jugee" en France, alors que le genocide des Armeniens reste
    quant a lui un crime impuni. Un tel argument est deconcertant a plus
    d'un titre.

    D'abord, parce qu'il insinue que seule la parole du juge peut garantir
    la verite des faits, sur la base de la presomption qui, bien que
    discutable, constitue de jure l'un des effets de ladite autorite
    de la chose jugee : mais alors quid du travail de l'historien qui
    etablit et atteste le fait, constate, assume, par un legislateur ?

    Ensuite, parce qu'il omet les raisons de l'echec de la mise en place
    de la juridiction internationale initialement prevue a cet effet par
    les Allies de l'Entente dans le Traite de Sèvres de 1920 (une première
    historique) ; tout comme il omet le lien direct entre cette impunite
    subie et l'ampleur de "l'industrie de la negation" (Taner Akcam),
    unique en son genre, etatiquement organise depuis par la Turquie.

    En outre, l'argument de l'impunite est partiellement faux, puisqu'un
    certain nombre de responsables du genocide des Armeniens ont ete
    condamnes lors de procès organises en Turquie (1919-1920), avant qu'en
    1921 le regime kemaliste n'abolisse les juridictions competentes et
    ne relâche les responsables n'ayant pas deja fui, puis qu'en 1923
    soit prevue une amnistie generale des crimes. Les archives de ces
    procès offrent une documentation d'une grande richesse, rassemblant
    les preuves tant de l'intention d'exterminer la population armenienne
    dans son integralite, que du plan concerte elabore a cet effet par
    le Gouvernement jeune-turc.

    Enfin, rien dans les travaux preparatoires de la loi Gayssot ne permet
    d'affirmer que l'objet de ce texte fut de reprimer exclusivement la
    contestation d'une decision de justice. Par ailleurs, la reference
    a Nuremberg dans le texte de 1990 est dû a une raison pratique et
    circonstancielle : les incriminations de crime contre l'humanite
    et de genocide n'existaient pas a l'epoque dans le droit francais ;
    elles seront introduites dans le Code penal lors de la reforme de 1994.

    C'est cette evolution de l'arsenal juridique, et celle de la realite du
    phenomène negationniste en France, qu'il s'agit de prendre en compte.

    Quoi que l'on pense de l'opportunite de la loi Boyer, une question
    demeure : comment comprendre l'aporie dans laquelle nous enferme
    l'argument problematique de l'impunite ? L'impunite de crimes dont le
    caractère imprescriptible plie pourtant devant l'absence du juge,
    irremediablement causee par la Realpolitik, par l'amnistie, le
    negationnisme d'Etat, et la mort des responsables. L'impunite, cet
    "inachèvement indefini et sans consolation d'une sale histoire qui
    se termine mal" (Veronique Nahoum-Grappe), est utilisee ici comme la
    justification d'une nouvelle mise hors-la-loi des victimes et de leurs
    familles. Au lieu d'etre, a l'inverse, apprehendee comme une raison
    de plus de penser, pour le moins, le problème de la negation dans un
    contexte mondial de "lutte contre l'impunite", de "restauration de la
    verite" et de "prevention des crimes internationaux les plus graves",
    selon les formules consacrees. Si la negation est un defi a l'histoire,
    elle est manifestement aussi un defi au droit.

    Sevane Garibian est aussi l'auteure de "Le crime contre l'humanite
    au regard des principes fondateurs de l'Etat moderne. Naissance et
    consecration d'un concept" (LGDJ, Schulthess, Bruylant, 2009)

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