Le Point, France
8 mars 2012
Génocide arménien : la faute du Conseil constitutionnel
Par Bernard-Henri Lévy
Force est à la loi.
Et aux institutions de la République.
En sorte que l'invalidation par le Conseil constitutionnel de la loi
votée par les deux Chambres et visant à pénaliser la négation des
génocides est, en droit, et jusqu'à réexamen par les mêmes deux
Chambres, le dernier mot de l'affaire.
N'empêche.
Le respect de l'État de droit et l'égard dû à ses règles n'ont pas non
plus vocation à aveugler les citoyens sur un certain nombre de faits,
en l'espèce, préoccupants.
Les pressions exercées, par exemple, avant la saisine du Conseil, par
les représentants de la Turquie.
Les cars de manifestants nationalistes amenés, sous les fenêtres des
sénateurs, exiger le droit d'attenter, en toute liberté, à la mémoire
des morts et à l'honneur des survivants.
L'incroyable lettre signée, le 30 janvier, par un patron du CAC 40
devenu, pour l'occasion, "coprésident du comité scientifique" du
principal groupe de pression franco-turc, l'Institut du Bosphore : M.
de Castries, par ailleurs patron d'Axa, y adjurait les parlementaires,
au nom de l'avenir des relations entre les deux pays, de résister à la
demande de droit des Français d'origine arménienne.
Et puis la composition même du Conseil dont l'impartialité, la
sagesse, la hauteur de vues requises face à une délibération de cette
nature ont été sérieusement mises à mal par une série de prises de
position opportunément rappelées par Le Canard enchaîné.
Tel "sage", l'ancien sénateur Haenel, dont l'affiliation à l'Institut
du Bosphore n'a jamais été un secret ; qui fut, pour cette raison,
empêché de prendre part au vote ; mais qui eut le temps, avant cela,
de produire un rapport déplorant que la première loi, celle d'octobre
2001 reconnaissant le génocide, "porte atteinte aux échanges
économiques bilatéraux" entre la France et la Turquie.
Telle avocate, Jacqueline de Guillenchmidt, empêchée de voter, elle
aussi, parce que signataire, en 2008, du fameux appel de Blois "pour
la liberté de l'Histoire" (dont l'amour de la liberté n'est, soit dit
en passant, pas encore allé jusqu'à exiger d'Ankara la libération de
Ragip Zarakolu, cet éditeur turc incarcéré pour avoir publié des
ouvrages d'historiens dénonçant l'extermination programmée des
Arméniens).
L'ineffable Michel Charasse, dont la réputation de "sagesse" n'est
plus à faire, et dont l'hostilité au texte était de notoriété publique
au moment où le lobby négationniste a entamé sa campagne.
Le président du Conseil, le non moins inénarrable Jean-Louis Debré
qui, en 2006, maire d'Évreux, est allé jusqu'à faire scier, sur une
plaque à l'honneur de l'amitié franco-arménienne, une inscription
évoquant les victimes du génocide.
Et je ne parle pas des conditions de la saisine qui, à en croire
plusieurs juristes, pourraient relever du détournement de procédure.
Il ne s'agit pas, je le répète, de mettre en cause le principe d'un
arrêt qui est, comme toute décision de toute assemblée républicaine,
réputé sans auteur et transcendant les motifs, les vertus ou, hélas,
l'absence de vertu de ceux qui l'ont inspiré.
Mais le confusionnisme est tel qu'il n'est pas interdit de rappeler
que cette haute assemblée n'est pas si haute qu'on nous le dit ;
qu'elle n'est, en tout cas, pas cette Cour suprême à la française que
l'on vante ici et là ; et qu'elle a pris bien des libertés avec cet
article 3 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 qui définissait ses
règles de fonctionnement et exigeait de ses membres qu'ils "jurent" de
"remplir leurs fonctions" en toute "impartialité", de "garder le
secret des délibérations et des votes", de "ne prendre aucune position
publique" et de "ne donner aucune consultation sur les questions
relevant de la compétence du Conseil".
Et il n'est pas interdit, surtout, de réconforter ceux qu'a pu
désespérer ce ballet d'intérêts et d'influences autour de cette noble
cause qu'est la cause de la vérité - il n'est pas interdit d'espérer
que le dernier mot ne reste pas aux partisans d'une libre parole qui
s'est déjà trahie en s'empressant, dès le lendemain du vote, de
requalifier en "massacre" le génocide des Arméniens et de s'en
remettre à des "commissions d'historiens" pour (la manoeuvre est
connue !) établir la "réalité des faits" : un Conseil discrédité,
fût-il constitutionnel, n'est pas dépositaire du Vrai ; et la décision
qu'il vient de prendre ne préjuge, heureusement, pas de l'issue d'une
bataille qu'ont gagnée depuis longtemps les historiens des génocides.
Non pas, je l'ai cent fois dit, la bataille pour je ne sais quelles
"lois mémorielles" dont on nous brandit, chaque fois, l'épouvantail.
Mais la bataille pour la reconnaissance de la singularité radicale de
ces événements, propres aux temps modernes, que sont les événements
génocidaires.
Une loi pour l'humanité.
Une loi pour le respect de ces très rares vérités dont la
transgression, parce qu'elle vise l'espèce humaine au coeur, menace
chacun d'entre nous.
Une loi juste, éminemment universaliste, dont on compte bien que le
prochain président, quel qu'il soit, la remettra à l'ordre du jour.
http://www.lepoint.fr/editos-du-point/bernard-henri-levy/genocide-armenien-la-faute-du-conseil-constitutionnel-08-03-2012-1439070_69.php
8 mars 2012
Génocide arménien : la faute du Conseil constitutionnel
Par Bernard-Henri Lévy
Force est à la loi.
Et aux institutions de la République.
En sorte que l'invalidation par le Conseil constitutionnel de la loi
votée par les deux Chambres et visant à pénaliser la négation des
génocides est, en droit, et jusqu'à réexamen par les mêmes deux
Chambres, le dernier mot de l'affaire.
N'empêche.
Le respect de l'État de droit et l'égard dû à ses règles n'ont pas non
plus vocation à aveugler les citoyens sur un certain nombre de faits,
en l'espèce, préoccupants.
Les pressions exercées, par exemple, avant la saisine du Conseil, par
les représentants de la Turquie.
Les cars de manifestants nationalistes amenés, sous les fenêtres des
sénateurs, exiger le droit d'attenter, en toute liberté, à la mémoire
des morts et à l'honneur des survivants.
L'incroyable lettre signée, le 30 janvier, par un patron du CAC 40
devenu, pour l'occasion, "coprésident du comité scientifique" du
principal groupe de pression franco-turc, l'Institut du Bosphore : M.
de Castries, par ailleurs patron d'Axa, y adjurait les parlementaires,
au nom de l'avenir des relations entre les deux pays, de résister à la
demande de droit des Français d'origine arménienne.
Et puis la composition même du Conseil dont l'impartialité, la
sagesse, la hauteur de vues requises face à une délibération de cette
nature ont été sérieusement mises à mal par une série de prises de
position opportunément rappelées par Le Canard enchaîné.
Tel "sage", l'ancien sénateur Haenel, dont l'affiliation à l'Institut
du Bosphore n'a jamais été un secret ; qui fut, pour cette raison,
empêché de prendre part au vote ; mais qui eut le temps, avant cela,
de produire un rapport déplorant que la première loi, celle d'octobre
2001 reconnaissant le génocide, "porte atteinte aux échanges
économiques bilatéraux" entre la France et la Turquie.
Telle avocate, Jacqueline de Guillenchmidt, empêchée de voter, elle
aussi, parce que signataire, en 2008, du fameux appel de Blois "pour
la liberté de l'Histoire" (dont l'amour de la liberté n'est, soit dit
en passant, pas encore allé jusqu'à exiger d'Ankara la libération de
Ragip Zarakolu, cet éditeur turc incarcéré pour avoir publié des
ouvrages d'historiens dénonçant l'extermination programmée des
Arméniens).
L'ineffable Michel Charasse, dont la réputation de "sagesse" n'est
plus à faire, et dont l'hostilité au texte était de notoriété publique
au moment où le lobby négationniste a entamé sa campagne.
Le président du Conseil, le non moins inénarrable Jean-Louis Debré
qui, en 2006, maire d'Évreux, est allé jusqu'à faire scier, sur une
plaque à l'honneur de l'amitié franco-arménienne, une inscription
évoquant les victimes du génocide.
Et je ne parle pas des conditions de la saisine qui, à en croire
plusieurs juristes, pourraient relever du détournement de procédure.
Il ne s'agit pas, je le répète, de mettre en cause le principe d'un
arrêt qui est, comme toute décision de toute assemblée républicaine,
réputé sans auteur et transcendant les motifs, les vertus ou, hélas,
l'absence de vertu de ceux qui l'ont inspiré.
Mais le confusionnisme est tel qu'il n'est pas interdit de rappeler
que cette haute assemblée n'est pas si haute qu'on nous le dit ;
qu'elle n'est, en tout cas, pas cette Cour suprême à la française que
l'on vante ici et là ; et qu'elle a pris bien des libertés avec cet
article 3 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 qui définissait ses
règles de fonctionnement et exigeait de ses membres qu'ils "jurent" de
"remplir leurs fonctions" en toute "impartialité", de "garder le
secret des délibérations et des votes", de "ne prendre aucune position
publique" et de "ne donner aucune consultation sur les questions
relevant de la compétence du Conseil".
Et il n'est pas interdit, surtout, de réconforter ceux qu'a pu
désespérer ce ballet d'intérêts et d'influences autour de cette noble
cause qu'est la cause de la vérité - il n'est pas interdit d'espérer
que le dernier mot ne reste pas aux partisans d'une libre parole qui
s'est déjà trahie en s'empressant, dès le lendemain du vote, de
requalifier en "massacre" le génocide des Arméniens et de s'en
remettre à des "commissions d'historiens" pour (la manoeuvre est
connue !) établir la "réalité des faits" : un Conseil discrédité,
fût-il constitutionnel, n'est pas dépositaire du Vrai ; et la décision
qu'il vient de prendre ne préjuge, heureusement, pas de l'issue d'une
bataille qu'ont gagnée depuis longtemps les historiens des génocides.
Non pas, je l'ai cent fois dit, la bataille pour je ne sais quelles
"lois mémorielles" dont on nous brandit, chaque fois, l'épouvantail.
Mais la bataille pour la reconnaissance de la singularité radicale de
ces événements, propres aux temps modernes, que sont les événements
génocidaires.
Une loi pour l'humanité.
Une loi pour le respect de ces très rares vérités dont la
transgression, parce qu'elle vise l'espèce humaine au coeur, menace
chacun d'entre nous.
Une loi juste, éminemment universaliste, dont on compte bien que le
prochain président, quel qu'il soit, la remettra à l'ordre du jour.
http://www.lepoint.fr/editos-du-point/bernard-henri-levy/genocide-armenien-la-faute-du-conseil-constitutionnel-08-03-2012-1439070_69.php