NON, LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL N'A PAS CONSTITUTIONNALISE LE NEGATIONNISME
Le Monde
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/15/non-le-conseil-constitutionnel-n-a-pas-constitutionnalise-le-negationnisme_1669076_3232.html
15 mars 2012
France
par Hubert Lesaffre, docteur en droit public membre du Centre de
droit international de l'universite Paris-Ouest-Nanterre-La Defense
Dans la decision qu'il vient de rendre le 28 fevier 2012, le conseil
constitutionnel a censure une disposition qui visait a inserer dans
la loi du 29 juillet 1881 sur la liberte de la presse l'interdiction
de contester ou de minimiser de facon outrancière les genocides
"reconnus comme tels par la loi francaise". D'aucuns y ont vu une
forme de legalisation par le conseil du negationnisme, sacrifiant ainsi
les victimes de genocides sur l'autel de la liberte d'expression. La
realite juridique est neanmoins toute autre.
Il est exact que le conseil a rappele, et qui en disconviendrait,
s'inscrivant ainsi dans la droite ligne de sa propre jurisprudence,
et de celle de la Cour europeenne des droits de l'homme, que la
liberte d'expression etait "d'autant plus precieuse que son exercice
est une condition de la democratie et l'une des garanties du respect
des autres droits et libertes".
Mais en aucune facon il n'a considere que cette liberte interdisait
au legislateur, en toute circonstance, de decider d'incriminer des
comportements negationnistes ; qu'en effet il a egalement rappele
qu'il etait loisible au parlement de reprimer les abus de la liberte
d'expression pour preserver l'ordre public et les droits des tiers.
Ce qu'a exactement dit le conseil, cela merite d'etre rappele, c'est
qu'en reprimant la contestation de l'existence et de la qualification
juridique de crimes "qu'il aurait lui-meme reconnus et qualifies
comme tels", le legislateur a porte une atteinte inconstitutionnelle
a l'exercice de la liberte d'expression. C'est la le c~\ur de sa
decision. C'est le fait qu'il ait "lui-meme" etabli une realite
historique puis qualifie juridiquement de genocide ladite realite qui
a commande la censure du legislateur. Cela signifie simplement que
l'histoire relève des historiens, et que la qualification juridique
d'un comportement relève, elle, des tribunaux.
En revanche, rien dans cette decision ne saurait predire la future
censure de la loi Gayssot. Non parce que les victimes du genocide
commis pendant la seconde guerre mondiale seraient plus victimes
que les autres, mais parce qu'il existe des jugements de tribunaux
internationaux et nationaux revetus de l'autorite de la chose jugee
qui ont reconnu et qualifie ce genocide. Ainsi, la loi Gayssot, qui
ne consacre pas elle-meme l'existence du genocide, ne constitue pas
une loi dite memorielle.
Constitutionnellement parlant, il existe bien une difference de
situation qui justifie cette difference de traitement et ne meconnait
donc pas le principe d'egalite entre les victimes. Il est vrai en
revanche que rien ne justifie que la contestation des genocides qui
ont eux aussi fait l'objet d'une condamnation par une juridiction
penale internationale, comme c'est le cas pour les massacres commis a
Srebrenica et au Rwanda, ne soit pas egalement punie. La decision du
conseil, ainsi que la decision cadre du Conseil de l'Union europeenne
sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et
de xenophobie, loin de brider la vocation legitime et necessaire du
parlement a combattre le negationnisme, l'invite donc au contraire
a le faire de manière uniforme, sur la base de decisions rendues par
des juridictions internationales.
Il est en outre un autre element essentiel a la constitutionnalite d'un
dispositif general de repression du negationnisme, celui de l'intention
de nuire. Car en effet, ce qui est condamnable et condamne dans le
negationnisme, ce n'est pas tant la contestation de tel ou tel fait
historique en tant que telle, mais l'incitation a la haine a l'egard
d'un groupe de personnes que cette contestation sous-tend.
C'est ce qu'avait rappele la Cour europeenne des droits de l'homme
dans l'affaire Garaudy.
Enfin, s'agissant du genocide armenien dont les bourreaux ont
aujourd'hui disparu et ne peuvent donc plus faire l'objet d'une
condamnation penale, toute solution juridictionnelle n'est pas
inenvisageable. A l'echelle internationale, une saisine de la Cour
internationale de justice par l'Armenie serait une solution ideale,
et pourquoi pas d'ailleurs eventuellement par tout autre Etat,
le genocide etant le crime international par excellence. A cela il
existe neanmoins un important obstacle procedural, dans la mesure
où la competence de cette Cour est tributaire de l'accord des Etats
parties a un differend, et donc de la Turquie elle-meme.
Reste une solution qui etonnamment ne semble pas avoir ete envisagee,
celle-la a l'echelle de l'Europe, d'une saisine de la Cour europeenne
des droits de l'homme par l'Armenie contre la Turquie sur le
fondement d'un negationnisme d'Etat, lui-meme assurement contraire a
la liberte d'expression. Une telle demarche pourrait aboutir, sinon
a la condamnation de la Turquie, du moins a la reconnaissance par la
Cour d'un genocide attribuable a l'empire Ottoman.
Aussi dans cette affaire ne doit-on pas blâmer le conseil
constitutionnel. Au contraire, puisque ce qu'il a affirme en
realite, c'est que la liberte d'expression ne saurait varier selon
les alternances politiques. En effet, droite et gauche se font
necessairement une idee distincte des marqueurs de l'histoire. Et on
mesure combien il serait perilleux pour la liberte d'expression qu'en
fonction des changements de majorite au parlement il devienne prohibe
de discuter la realite de tel ou tel fait historique, realite qui
elle-meme varierait selon les sensibilites de tels deputes ou tels
senateurs. La liberte d'expression serait alors l'otage du debat
politique la où, bien commun de chacun, elle est la condition meme
de ce debat.
Le Monde
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/15/non-le-conseil-constitutionnel-n-a-pas-constitutionnalise-le-negationnisme_1669076_3232.html
15 mars 2012
France
par Hubert Lesaffre, docteur en droit public membre du Centre de
droit international de l'universite Paris-Ouest-Nanterre-La Defense
Dans la decision qu'il vient de rendre le 28 fevier 2012, le conseil
constitutionnel a censure une disposition qui visait a inserer dans
la loi du 29 juillet 1881 sur la liberte de la presse l'interdiction
de contester ou de minimiser de facon outrancière les genocides
"reconnus comme tels par la loi francaise". D'aucuns y ont vu une
forme de legalisation par le conseil du negationnisme, sacrifiant ainsi
les victimes de genocides sur l'autel de la liberte d'expression. La
realite juridique est neanmoins toute autre.
Il est exact que le conseil a rappele, et qui en disconviendrait,
s'inscrivant ainsi dans la droite ligne de sa propre jurisprudence,
et de celle de la Cour europeenne des droits de l'homme, que la
liberte d'expression etait "d'autant plus precieuse que son exercice
est une condition de la democratie et l'une des garanties du respect
des autres droits et libertes".
Mais en aucune facon il n'a considere que cette liberte interdisait
au legislateur, en toute circonstance, de decider d'incriminer des
comportements negationnistes ; qu'en effet il a egalement rappele
qu'il etait loisible au parlement de reprimer les abus de la liberte
d'expression pour preserver l'ordre public et les droits des tiers.
Ce qu'a exactement dit le conseil, cela merite d'etre rappele, c'est
qu'en reprimant la contestation de l'existence et de la qualification
juridique de crimes "qu'il aurait lui-meme reconnus et qualifies
comme tels", le legislateur a porte une atteinte inconstitutionnelle
a l'exercice de la liberte d'expression. C'est la le c~\ur de sa
decision. C'est le fait qu'il ait "lui-meme" etabli une realite
historique puis qualifie juridiquement de genocide ladite realite qui
a commande la censure du legislateur. Cela signifie simplement que
l'histoire relève des historiens, et que la qualification juridique
d'un comportement relève, elle, des tribunaux.
En revanche, rien dans cette decision ne saurait predire la future
censure de la loi Gayssot. Non parce que les victimes du genocide
commis pendant la seconde guerre mondiale seraient plus victimes
que les autres, mais parce qu'il existe des jugements de tribunaux
internationaux et nationaux revetus de l'autorite de la chose jugee
qui ont reconnu et qualifie ce genocide. Ainsi, la loi Gayssot, qui
ne consacre pas elle-meme l'existence du genocide, ne constitue pas
une loi dite memorielle.
Constitutionnellement parlant, il existe bien une difference de
situation qui justifie cette difference de traitement et ne meconnait
donc pas le principe d'egalite entre les victimes. Il est vrai en
revanche que rien ne justifie que la contestation des genocides qui
ont eux aussi fait l'objet d'une condamnation par une juridiction
penale internationale, comme c'est le cas pour les massacres commis a
Srebrenica et au Rwanda, ne soit pas egalement punie. La decision du
conseil, ainsi que la decision cadre du Conseil de l'Union europeenne
sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et
de xenophobie, loin de brider la vocation legitime et necessaire du
parlement a combattre le negationnisme, l'invite donc au contraire
a le faire de manière uniforme, sur la base de decisions rendues par
des juridictions internationales.
Il est en outre un autre element essentiel a la constitutionnalite d'un
dispositif general de repression du negationnisme, celui de l'intention
de nuire. Car en effet, ce qui est condamnable et condamne dans le
negationnisme, ce n'est pas tant la contestation de tel ou tel fait
historique en tant que telle, mais l'incitation a la haine a l'egard
d'un groupe de personnes que cette contestation sous-tend.
C'est ce qu'avait rappele la Cour europeenne des droits de l'homme
dans l'affaire Garaudy.
Enfin, s'agissant du genocide armenien dont les bourreaux ont
aujourd'hui disparu et ne peuvent donc plus faire l'objet d'une
condamnation penale, toute solution juridictionnelle n'est pas
inenvisageable. A l'echelle internationale, une saisine de la Cour
internationale de justice par l'Armenie serait une solution ideale,
et pourquoi pas d'ailleurs eventuellement par tout autre Etat,
le genocide etant le crime international par excellence. A cela il
existe neanmoins un important obstacle procedural, dans la mesure
où la competence de cette Cour est tributaire de l'accord des Etats
parties a un differend, et donc de la Turquie elle-meme.
Reste une solution qui etonnamment ne semble pas avoir ete envisagee,
celle-la a l'echelle de l'Europe, d'une saisine de la Cour europeenne
des droits de l'homme par l'Armenie contre la Turquie sur le
fondement d'un negationnisme d'Etat, lui-meme assurement contraire a
la liberte d'expression. Une telle demarche pourrait aboutir, sinon
a la condamnation de la Turquie, du moins a la reconnaissance par la
Cour d'un genocide attribuable a l'empire Ottoman.
Aussi dans cette affaire ne doit-on pas blâmer le conseil
constitutionnel. Au contraire, puisque ce qu'il a affirme en
realite, c'est que la liberte d'expression ne saurait varier selon
les alternances politiques. En effet, droite et gauche se font
necessairement une idee distincte des marqueurs de l'histoire. Et on
mesure combien il serait perilleux pour la liberte d'expression qu'en
fonction des changements de majorite au parlement il devienne prohibe
de discuter la realite de tel ou tel fait historique, realite qui
elle-meme varierait selon les sensibilites de tels deputes ou tels
senateurs. La liberte d'expression serait alors l'otage du debat
politique la où, bien commun de chacun, elle est la condition meme
de ce debat.