GENOCIDE ARMENIEN : UN ENJEU DE MEMOIRE OPPORTUN POUR SARKOZY
Stephane
armenews.com
jeudi 22 mars 2012
"Je ne renonce jamais", se targue le president. Nicolas Sarkozy l'a
decide : il fera sienne la cause des victimes du genocide des Armeniens
de 1915 et de leurs descendants. Il posera sa propre pierre a l'edifice
des "lois memorielles", initie en 1990 par Jean-Claude Gayssot. La
proposition parlementaire reprimant la negation des genocides, appuyee
par le chef de l'Etat, est votee le 23 janvier. Un mois plus tard,
elle est retoquee par le Conseil constitutionnel. Le combat s'enlise,
la riposte est immediate : le gouvernement se voit somme de preparer un
nouveau texte. "Je ne me resigne pas", previent-il. "Porter une loi
memorielle serait, pour un responsable politique, la preuve d'une
dimension superieure, presidentielle, celle d'assumer un destin
historique national, de l'honorer et meme d'en modifier la lecture
ou la comprehension", analyse l'historien Vincent Duclert (1).
Nicolas Sarkozy l'a bien compris. Pourtant, la constance des
convictions presidentielles n'est pas aisee a saisir. Menant campagne,
le candidat de 2007 n'avait-il pas martele sa detestation de la
"mise en concurrence des memoires" ?
Cette entreprise est grave, parce que lorsque chacun se trouvera
renvoye dans le regard des autres a ses origines, que restera-t-il
alors de l'idee de la nation ?" lance-t-il a Nîmes, un an avant son
election. Cinq ans plus tard, le president semble avoir reconsidere
la problematique.
"S'inscrire dans la grande histoire"
Pourquoi un tel retropedalage ? "On est dans l'histoire 'bling bling'",
s'exaspère l'historien Nicolas Offenstadt (2), fervent detracteur
de la politique sarkozyste en la matière. "Il n'y a pas de veritable
rapport a la culture historique chez lui. Il se situe dans un discours
neo-nationaliste, porte par une communication tous azimuts. A partir
de la, les contradictions n'en sont pas, les enjeux historiques sont
determines par une conjoncture immediate".
L'historienne Annette Becker (3) verrait plutôt dans l'attitude
presidentielle un revirement de raison : "Jacques Chirac a ete le seul
grand president de la memoire de la Ve Republique. Nicolas Sarkozy,
issu de la meme famille politique et qui lui succède directement,
a voulu s'en differencier dans un premier temps. Avant de se rendre
compte que cette position n'etait pas tenable"...et de finalement
s'inspirer de l'action de l'ex-president, pour, lui aussi "s'inscrire
dans la grande Histoire".
16 juillet 1995. Si les teintes des images d'archives les font deja
appartenir a une autre generation, le symbole fait date. Dans son
discours du Vel d'Hiv', Jacques Chirac met fin a 50 annees d'ambiguïte
sur la responsabilite de Vichy dans l'extermination et deportation
des juifs. Fraichement elu, il vient de signer un acte emblematique
de sa presidence.
En fevrier 2010, a Kigali, Nicolas Sarkozy marche dans les pas de
son predecesseur. Devenu president, le candidat anti-"repentance",
reconnaît une "grave erreur d'appreciation" de la France lors du
genocide rwandais de 1994. Le faible poids du vote de la communaute
rwandaise de France dedouane alors l'initiative de tout soupcon
electoraliste.
Il n'en va pas de meme du texte penalisant la negation du genocide
armenien. Nicolas Sarkozy s'entete, malgre la levee de boucliers des
detracteurs du texte. Si celui-ci ne pourra certainement pas voir le
jour avant la prochaine legislature, de l'aveu meme de la majorite,
que retiendra l'histoire de l'obstination presidentielle ?
"Comment ne pas remercier Nicolas Sarkozy ? " L'image d'un chef de
l'Etat determine, contre vents et marees, a proteger une communaute du
poison revisionniste, repondent ceux qui militent en faveur du texte.
"Comment ne pas remercier Nicolas Sarkozy, ce president de la
Republique francaise qui a su non seulement trouver les mots qui
touchent lors de son voyage en Armenie, mais qui les a mis en
pratique jusqu'a rendre possible la prohibition du negationnisme",
fait valoir un editorial de "Nouvelles d'Armenie magazine" au lendemain
du vote parlementaire. Il est chef de l'Etat qui, sans relâche, aura
combattu la discrimination, arguent ses soutiens. Qui rappellent que
les victimes de la Shoah et leurs descendants sont, eux, legalement
proteges des tentatives d'effacer l'histoire.
"La loi Gayssot (qui qualifie de delit la contestation de l'existence
de crimes contre l'humanite NDLR) se fonde sur la notion de 'crime
contre l'humanite' telle que definie par le tribunal de Nuremberg : il
s'agissait du genocide des juifs Pendant la seconde guerre mondiale",
explique Annette Becker. La reconnaissance par la France du genocide
armenien ne date que de 2001. Sa negation ne tombe donc pas sous
le coup de la loi Gayssot. L'historienne, qui n'est pourtant pas
favorable au texte, concède : "D'un point de vue juridique, ses
partisans sont logiques".
"Un calcul entièrement politique" Et, parmi eux, certains s'exaspèrent
de ce qu'ils considèrent comme de l'acharnement contre une loi denoncee
comme electoraliste. Le postulat de l'existence d'un vote armenien
est un "fantasme", s'exaspère une historienne. Si sa realite reste en
effet a demontrer, il n'empeche que debat ouvert par le texte est, lui,
devenu un veritable enjeu de la campagne presidentielle. "Il y aura a
reprendre ce dossier - j'en prends l'engagement - dans l'apaisement,
dans la conciliation et en meme temps, dans la volonte d'aboutir",
promet Francois Hollande, le 28 fevrier.
De leur côte, les detracteurs du texte n'en demordent pas :
prendre l'initiative d'une telle loi dans un contexte electoral
est strategique. "C'est un calcul entièrement politique, qui relève
de l'instrumentalisation", denonce Annette Becker, qui pointe par
ailleurs le risque d'un "engrenage" legislatif. Il faut dire que,
soumise au vote du Parlement deux mois avant l'echeance presidentielle,
la loi pouvait difficilement echapper a la suspicion.
"Le parti majoritaire a cru se concilier l'adhesion indefectible
des communautes armeniennes de France et demontrer qu'elle agissait
du point de vue des principes. Les benefices politiques etaient
attendus et, du reste, de nombreux parlementaires de l'opposition,
en votant le texte, ont montre qu'ils souhaitaient ne pas laisser a
la droite le benefice de l'initiative", rencherit Vincent Duclert,
qui denonce une "prise en otage du savoir historique par cette OPA
du politique sur la memoire".
Sursaut revisionniste
Les motivations du dessein presidentiel divisent. Entre empathie et
benefice politique, la question du pourquoi restera sans doute sans
reponse. "Certes, il y a probablement eu, de la part des parlementaires
qui etaient favorables a cette loi ou meme du President de la
Republique un souci sincère de la souffrance des Armeniens confrontes
en permanence a la negation du genocide qui emporta leurs ancetres",
reconnaît l'historien.
Ce n'est peut-etre pas ce que la posterite retiendra de l'initiative
presidentielle. Les inquietudes se multiplient face a un sursaut
revisionniste manifeste en Turquie. Le debat survenu en France n'est
rien venu arranger.
"Que l'episode de la loi penalisant le negationnisme ait permis cette
avancee decisive du processus negationniste est une catastrophe pour
les Armeniens, et pour la recherche" deplore Vincent Duclert.
"Humilier la Turquie ne conduira qu'a empecher encore un peu plus
historiens et journalistes turcs de travailler correctement sur le
sujet", regrette Annette Becker. Ceux qui ont porte le projet de
loi et initie le debat qu'il a suscite en assumeront-ils, a terme,
les effets pervers ?
Audrey Salor - Le Nouvel Observateur
http://tempsreel.nouvelobs.com/election-presidentielle-2012/20120318.OBS4038/genocide-armenien-un-enjeu-de-memoire-opportun-pour-sarkozy.html
(1) Historien, professeur agrege a l'Ecole des hautes etudes en
sciences sociales et membre du Centre de recherches historiques,
auteur de "L'Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ?", 2010
(2) Historien, professeur a Paris 1 Pantheon-Sorbonne, auteur de
"L'historiographie", Puf
(3) Historienne, professeur a Paris Ouest-Nanterre et membre de
l'Institut universitaire de France, auteur de "Oublies de la Grande
guerre", 1998
From: A. Papazian
Stephane
armenews.com
jeudi 22 mars 2012
"Je ne renonce jamais", se targue le president. Nicolas Sarkozy l'a
decide : il fera sienne la cause des victimes du genocide des Armeniens
de 1915 et de leurs descendants. Il posera sa propre pierre a l'edifice
des "lois memorielles", initie en 1990 par Jean-Claude Gayssot. La
proposition parlementaire reprimant la negation des genocides, appuyee
par le chef de l'Etat, est votee le 23 janvier. Un mois plus tard,
elle est retoquee par le Conseil constitutionnel. Le combat s'enlise,
la riposte est immediate : le gouvernement se voit somme de preparer un
nouveau texte. "Je ne me resigne pas", previent-il. "Porter une loi
memorielle serait, pour un responsable politique, la preuve d'une
dimension superieure, presidentielle, celle d'assumer un destin
historique national, de l'honorer et meme d'en modifier la lecture
ou la comprehension", analyse l'historien Vincent Duclert (1).
Nicolas Sarkozy l'a bien compris. Pourtant, la constance des
convictions presidentielles n'est pas aisee a saisir. Menant campagne,
le candidat de 2007 n'avait-il pas martele sa detestation de la
"mise en concurrence des memoires" ?
Cette entreprise est grave, parce que lorsque chacun se trouvera
renvoye dans le regard des autres a ses origines, que restera-t-il
alors de l'idee de la nation ?" lance-t-il a Nîmes, un an avant son
election. Cinq ans plus tard, le president semble avoir reconsidere
la problematique.
"S'inscrire dans la grande histoire"
Pourquoi un tel retropedalage ? "On est dans l'histoire 'bling bling'",
s'exaspère l'historien Nicolas Offenstadt (2), fervent detracteur
de la politique sarkozyste en la matière. "Il n'y a pas de veritable
rapport a la culture historique chez lui. Il se situe dans un discours
neo-nationaliste, porte par une communication tous azimuts. A partir
de la, les contradictions n'en sont pas, les enjeux historiques sont
determines par une conjoncture immediate".
L'historienne Annette Becker (3) verrait plutôt dans l'attitude
presidentielle un revirement de raison : "Jacques Chirac a ete le seul
grand president de la memoire de la Ve Republique. Nicolas Sarkozy,
issu de la meme famille politique et qui lui succède directement,
a voulu s'en differencier dans un premier temps. Avant de se rendre
compte que cette position n'etait pas tenable"...et de finalement
s'inspirer de l'action de l'ex-president, pour, lui aussi "s'inscrire
dans la grande Histoire".
16 juillet 1995. Si les teintes des images d'archives les font deja
appartenir a une autre generation, le symbole fait date. Dans son
discours du Vel d'Hiv', Jacques Chirac met fin a 50 annees d'ambiguïte
sur la responsabilite de Vichy dans l'extermination et deportation
des juifs. Fraichement elu, il vient de signer un acte emblematique
de sa presidence.
En fevrier 2010, a Kigali, Nicolas Sarkozy marche dans les pas de
son predecesseur. Devenu president, le candidat anti-"repentance",
reconnaît une "grave erreur d'appreciation" de la France lors du
genocide rwandais de 1994. Le faible poids du vote de la communaute
rwandaise de France dedouane alors l'initiative de tout soupcon
electoraliste.
Il n'en va pas de meme du texte penalisant la negation du genocide
armenien. Nicolas Sarkozy s'entete, malgre la levee de boucliers des
detracteurs du texte. Si celui-ci ne pourra certainement pas voir le
jour avant la prochaine legislature, de l'aveu meme de la majorite,
que retiendra l'histoire de l'obstination presidentielle ?
"Comment ne pas remercier Nicolas Sarkozy ? " L'image d'un chef de
l'Etat determine, contre vents et marees, a proteger une communaute du
poison revisionniste, repondent ceux qui militent en faveur du texte.
"Comment ne pas remercier Nicolas Sarkozy, ce president de la
Republique francaise qui a su non seulement trouver les mots qui
touchent lors de son voyage en Armenie, mais qui les a mis en
pratique jusqu'a rendre possible la prohibition du negationnisme",
fait valoir un editorial de "Nouvelles d'Armenie magazine" au lendemain
du vote parlementaire. Il est chef de l'Etat qui, sans relâche, aura
combattu la discrimination, arguent ses soutiens. Qui rappellent que
les victimes de la Shoah et leurs descendants sont, eux, legalement
proteges des tentatives d'effacer l'histoire.
"La loi Gayssot (qui qualifie de delit la contestation de l'existence
de crimes contre l'humanite NDLR) se fonde sur la notion de 'crime
contre l'humanite' telle que definie par le tribunal de Nuremberg : il
s'agissait du genocide des juifs Pendant la seconde guerre mondiale",
explique Annette Becker. La reconnaissance par la France du genocide
armenien ne date que de 2001. Sa negation ne tombe donc pas sous
le coup de la loi Gayssot. L'historienne, qui n'est pourtant pas
favorable au texte, concède : "D'un point de vue juridique, ses
partisans sont logiques".
"Un calcul entièrement politique" Et, parmi eux, certains s'exaspèrent
de ce qu'ils considèrent comme de l'acharnement contre une loi denoncee
comme electoraliste. Le postulat de l'existence d'un vote armenien
est un "fantasme", s'exaspère une historienne. Si sa realite reste en
effet a demontrer, il n'empeche que debat ouvert par le texte est, lui,
devenu un veritable enjeu de la campagne presidentielle. "Il y aura a
reprendre ce dossier - j'en prends l'engagement - dans l'apaisement,
dans la conciliation et en meme temps, dans la volonte d'aboutir",
promet Francois Hollande, le 28 fevrier.
De leur côte, les detracteurs du texte n'en demordent pas :
prendre l'initiative d'une telle loi dans un contexte electoral
est strategique. "C'est un calcul entièrement politique, qui relève
de l'instrumentalisation", denonce Annette Becker, qui pointe par
ailleurs le risque d'un "engrenage" legislatif. Il faut dire que,
soumise au vote du Parlement deux mois avant l'echeance presidentielle,
la loi pouvait difficilement echapper a la suspicion.
"Le parti majoritaire a cru se concilier l'adhesion indefectible
des communautes armeniennes de France et demontrer qu'elle agissait
du point de vue des principes. Les benefices politiques etaient
attendus et, du reste, de nombreux parlementaires de l'opposition,
en votant le texte, ont montre qu'ils souhaitaient ne pas laisser a
la droite le benefice de l'initiative", rencherit Vincent Duclert,
qui denonce une "prise en otage du savoir historique par cette OPA
du politique sur la memoire".
Sursaut revisionniste
Les motivations du dessein presidentiel divisent. Entre empathie et
benefice politique, la question du pourquoi restera sans doute sans
reponse. "Certes, il y a probablement eu, de la part des parlementaires
qui etaient favorables a cette loi ou meme du President de la
Republique un souci sincère de la souffrance des Armeniens confrontes
en permanence a la negation du genocide qui emporta leurs ancetres",
reconnaît l'historien.
Ce n'est peut-etre pas ce que la posterite retiendra de l'initiative
presidentielle. Les inquietudes se multiplient face a un sursaut
revisionniste manifeste en Turquie. Le debat survenu en France n'est
rien venu arranger.
"Que l'episode de la loi penalisant le negationnisme ait permis cette
avancee decisive du processus negationniste est une catastrophe pour
les Armeniens, et pour la recherche" deplore Vincent Duclert.
"Humilier la Turquie ne conduira qu'a empecher encore un peu plus
historiens et journalistes turcs de travailler correctement sur le
sujet", regrette Annette Becker. Ceux qui ont porte le projet de
loi et initie le debat qu'il a suscite en assumeront-ils, a terme,
les effets pervers ?
Audrey Salor - Le Nouvel Observateur
http://tempsreel.nouvelobs.com/election-presidentielle-2012/20120318.OBS4038/genocide-armenien-un-enjeu-de-memoire-opportun-pour-sarkozy.html
(1) Historien, professeur agrege a l'Ecole des hautes etudes en
sciences sociales et membre du Centre de recherches historiques,
auteur de "L'Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ?", 2010
(2) Historien, professeur a Paris 1 Pantheon-Sorbonne, auteur de
"L'historiographie", Puf
(3) Historienne, professeur a Paris Ouest-Nanterre et membre de
l'Institut universitaire de France, auteur de "Oublies de la Grande
guerre", 1998
From: A. Papazian