Le Monde, France
27 avril 2012
Le fantôme de Sevag Balikçi hante l'anniversaire du génocide de 1915
La mort d'un jeune soldat arménien était au centre des commémorations
Article paru dans l'édition du Monde datée du 26 avril
Le Musée des arts islamiques d'Istanbul, où défilent chaque jour des
centaines de touristes, était une prison en 1915. C'est cette
année-là, un 24 avril, qu'ont été amenés 235 notables et intellectuels
arméniens avant d'être expédiés vers l'est. Cette rafle est considérée
comme le premier acte d'un génocide qui fit plus d'un million de
victimes parmi les Arméniens de l'Empire ottoman.
Cet événement a été commémoré mardi par une poignée d'activistes,
venus se recueillir sur place. Depuis 2010, le gouvernement turc
autorise les commémorations publiques, mais les manifestations sont
plus tendues cette année en raison du raidissement des autorités face
au débat sur le négationnisme qui a fait irruption en France cet
hiver.
Cette année, le fantôme de Sevag Balikçi, un jeune arménien de Turquie
tué en 2011, aura hanté de bout en bout les cérémonies. L'année
dernière, à la même époque, « pendant que nous étions rassemblés,
Sevag était abattu », rappelle Ayse Günaysu, de l'Association des
droits de l'homme, IHD. « Le meurtre de Sevag Balikçi est la preuve
qu'il n'a jamais été possible pour les Arméniens de vivre ici en
sécurité, depuis 1915, la preuve que le processus génocidaire continue
et que ce déni de 97 ans perpétue le génocide », précise l'association
dans un courrier adressé symboliquement au patriarcat d'Etchmiadzine,
en Arménie. Un groupe s'est rendu dans l'après-midi sur la tombe du
jeune homme, au cimetière arménien d'Istanbul.
Le 24 avril 2011, Sevag, 25 ans, a été tué dans la caserne de Kozluk,
près de Batman, en pleine région kurde, où il effectuait son service
militaire. Officiellement, la balle qui l'a frappée mortellement a été
tirée par accident. Une thèse que personne dans la petite communauté
arménienne ne peut croire. « L'armée tente d'étouffer ce meurtre.
Sevag a été tué un 24 avril. Tous les Arméniens comprennent très bien
ce que cela signifie », fait remarquer un ami de la famille, au
cimetière. « Lorsque Hrant Dink (le directeur du journal arménien
Agos, tué en 2007 par un militant nationaliste) a été assassiné, on a
dit que le génocide avaitfait 1 500 000 victimes plus un. Maintenant
avec mon fils, cela fait 1 500 000 plus deux », lche Ani, la mère du
défunt. « Nous avons tout donné à ce pays et vous qu'avez-vous fait
pour nous protéger ? », lance Lena, la grande soeur, à une caméra de
télévision.
Il ne restait plus que vingt-six jours au soldat Balikçi avant la
quille. « Il avait hte de revenir travailler à la boutique », souffle
Garabet, son père, artisan orfèvre, dans une bijouterie près du grand
bazar d'Istanbul. Le jour fatidique, Sevag Balikçi avait été envoyé
faire des travaux sur la clôture de la caserne, avec six autres
soldats. La région était en alerte par crainte d'attaques des rebelles
du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Une sentinelle armée
veillait sur le petit groupe, Kivanç Agaoglu, l'un de ses compagnons
de chambrée. C'est ce dernier qui a fait feu et transpercé Sevag d'une
balle à l'abdomen.
Sitôt après le drame, « une délégation d'officiers est venue à la
maison pour nous expliquer qu'il s'agissait d'un accident et que Sevag
et Kivanç étaient amis », raconte Garabet. Pour les funérailles, deux
généraux avaient pris place dans l'église arménienne de Feriköy, où on
amena le cercueil de Sevag, recouvert d'un drapeau turc. Garabet fut
invité à embrasser le drapeau par l'un des officiers, pour son fils, «
tombé en martyr ». Une semaine après, l'armée emmena les parents du
jeune homme jusqu'à la caserne, où ils furent confrontés à l'assassin
de leur fils. « Ils nous ont fait rencontrer le tireur et il nous a
affirmé que le coup est parti tout seul », raconte la mère. Au procès
qui s'est ouvert devant un tribunal militaire de Diyarbakir, dans
l'est de la Turquie, l'accident continue d'être plaidé par la
hiérarchie.
De sérieuses failles sont pourtant apparues dans cette version. La
personnalité de Kivanç Agaoglu a vite éveillé les soupçons. Ses
sympathies affirmées pour les cellules Alperen, un mouvement
ultranationaliste raciste, ont été mises en évidence. Dans le petit
album photo du service militaire de leur fils que les Balikçi ont
conservé, le tueur n'est jamais loin de leur fils. On le voit ici
paradant avec un fusil d'assaut au milieu du groupe, ou là, bras
dessus bras dessous avec sa future victime... Détail accablant, Sevag
avait confié à sa petite amie qu'il avait reçu des menaces de mort
liées à ses origines arméniennes. « Si une guerre éclate avec
l'Arménie, tu seras le premier que je tuerai », lui avait-on lancé
quelques semaines plus tôt. Ses parents ne savaient rien de la peur
qui hantait le jeune appelé.
Tous les soldats qui ont assisté au drame ont corroboré la thèse de
l'accident. Mais selon l'avocat de la famille, des pressions ont été
exercées par les officiers. « Dans la caserne, il y en avait un qui
tremblait. Je lui ai demandé discrètement ce qu'il avait. Il m'a dit
qu'il avait vu le tireur viser délibérément Sevag. Au tribunal, il
s'est rétracté », raconte Ani. Mardi, au cimetière, un autre ancien
soldat du régiment s'est également présenté, rongé de remords. « Tout
ce que je veux, c'est que ce soit reconnu comme crime raciste et que
le tueur passe vingt-cinq ans en prison », poursuit la mère. Pour le
moment, le soldat Balikçi reste aussi victime du déni.
Guillaume Perrier
http://istanbul.blog.lemonde.fr/2012/04/27/le-fantome-de-sevag-balikci-hante-lanniversaire-du-genocide-de-1915/
27 avril 2012
Le fantôme de Sevag Balikçi hante l'anniversaire du génocide de 1915
La mort d'un jeune soldat arménien était au centre des commémorations
Article paru dans l'édition du Monde datée du 26 avril
Le Musée des arts islamiques d'Istanbul, où défilent chaque jour des
centaines de touristes, était une prison en 1915. C'est cette
année-là, un 24 avril, qu'ont été amenés 235 notables et intellectuels
arméniens avant d'être expédiés vers l'est. Cette rafle est considérée
comme le premier acte d'un génocide qui fit plus d'un million de
victimes parmi les Arméniens de l'Empire ottoman.
Cet événement a été commémoré mardi par une poignée d'activistes,
venus se recueillir sur place. Depuis 2010, le gouvernement turc
autorise les commémorations publiques, mais les manifestations sont
plus tendues cette année en raison du raidissement des autorités face
au débat sur le négationnisme qui a fait irruption en France cet
hiver.
Cette année, le fantôme de Sevag Balikçi, un jeune arménien de Turquie
tué en 2011, aura hanté de bout en bout les cérémonies. L'année
dernière, à la même époque, « pendant que nous étions rassemblés,
Sevag était abattu », rappelle Ayse Günaysu, de l'Association des
droits de l'homme, IHD. « Le meurtre de Sevag Balikçi est la preuve
qu'il n'a jamais été possible pour les Arméniens de vivre ici en
sécurité, depuis 1915, la preuve que le processus génocidaire continue
et que ce déni de 97 ans perpétue le génocide », précise l'association
dans un courrier adressé symboliquement au patriarcat d'Etchmiadzine,
en Arménie. Un groupe s'est rendu dans l'après-midi sur la tombe du
jeune homme, au cimetière arménien d'Istanbul.
Le 24 avril 2011, Sevag, 25 ans, a été tué dans la caserne de Kozluk,
près de Batman, en pleine région kurde, où il effectuait son service
militaire. Officiellement, la balle qui l'a frappée mortellement a été
tirée par accident. Une thèse que personne dans la petite communauté
arménienne ne peut croire. « L'armée tente d'étouffer ce meurtre.
Sevag a été tué un 24 avril. Tous les Arméniens comprennent très bien
ce que cela signifie », fait remarquer un ami de la famille, au
cimetière. « Lorsque Hrant Dink (le directeur du journal arménien
Agos, tué en 2007 par un militant nationaliste) a été assassiné, on a
dit que le génocide avaitfait 1 500 000 victimes plus un. Maintenant
avec mon fils, cela fait 1 500 000 plus deux », lche Ani, la mère du
défunt. « Nous avons tout donné à ce pays et vous qu'avez-vous fait
pour nous protéger ? », lance Lena, la grande soeur, à une caméra de
télévision.
Il ne restait plus que vingt-six jours au soldat Balikçi avant la
quille. « Il avait hte de revenir travailler à la boutique », souffle
Garabet, son père, artisan orfèvre, dans une bijouterie près du grand
bazar d'Istanbul. Le jour fatidique, Sevag Balikçi avait été envoyé
faire des travaux sur la clôture de la caserne, avec six autres
soldats. La région était en alerte par crainte d'attaques des rebelles
du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Une sentinelle armée
veillait sur le petit groupe, Kivanç Agaoglu, l'un de ses compagnons
de chambrée. C'est ce dernier qui a fait feu et transpercé Sevag d'une
balle à l'abdomen.
Sitôt après le drame, « une délégation d'officiers est venue à la
maison pour nous expliquer qu'il s'agissait d'un accident et que Sevag
et Kivanç étaient amis », raconte Garabet. Pour les funérailles, deux
généraux avaient pris place dans l'église arménienne de Feriköy, où on
amena le cercueil de Sevag, recouvert d'un drapeau turc. Garabet fut
invité à embrasser le drapeau par l'un des officiers, pour son fils, «
tombé en martyr ». Une semaine après, l'armée emmena les parents du
jeune homme jusqu'à la caserne, où ils furent confrontés à l'assassin
de leur fils. « Ils nous ont fait rencontrer le tireur et il nous a
affirmé que le coup est parti tout seul », raconte la mère. Au procès
qui s'est ouvert devant un tribunal militaire de Diyarbakir, dans
l'est de la Turquie, l'accident continue d'être plaidé par la
hiérarchie.
De sérieuses failles sont pourtant apparues dans cette version. La
personnalité de Kivanç Agaoglu a vite éveillé les soupçons. Ses
sympathies affirmées pour les cellules Alperen, un mouvement
ultranationaliste raciste, ont été mises en évidence. Dans le petit
album photo du service militaire de leur fils que les Balikçi ont
conservé, le tueur n'est jamais loin de leur fils. On le voit ici
paradant avec un fusil d'assaut au milieu du groupe, ou là, bras
dessus bras dessous avec sa future victime... Détail accablant, Sevag
avait confié à sa petite amie qu'il avait reçu des menaces de mort
liées à ses origines arméniennes. « Si une guerre éclate avec
l'Arménie, tu seras le premier que je tuerai », lui avait-on lancé
quelques semaines plus tôt. Ses parents ne savaient rien de la peur
qui hantait le jeune appelé.
Tous les soldats qui ont assisté au drame ont corroboré la thèse de
l'accident. Mais selon l'avocat de la famille, des pressions ont été
exercées par les officiers. « Dans la caserne, il y en avait un qui
tremblait. Je lui ai demandé discrètement ce qu'il avait. Il m'a dit
qu'il avait vu le tireur viser délibérément Sevag. Au tribunal, il
s'est rétracté », raconte Ani. Mardi, au cimetière, un autre ancien
soldat du régiment s'est également présenté, rongé de remords. « Tout
ce que je veux, c'est que ce soit reconnu comme crime raciste et que
le tueur passe vingt-cinq ans en prison », poursuit la mère. Pour le
moment, le soldat Balikçi reste aussi victime du déni.
Guillaume Perrier
http://istanbul.blog.lemonde.fr/2012/04/27/le-fantome-de-sevag-balikci-hante-lanniversaire-du-genocide-de-1915/