TALIN SUCIYAN ET AYDA ERBAL : 100 ANS D'ABANDON
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Publié le : 11-05-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
livre cette information traduite par Georges Festa et publiée sur
le site Armenian Trends - Mes Arménies le 7 avril 2012.
Légende photo: © Taderon Press (Londres), 2008
Armenian Trends - Mes Arménies
samedi 7 avril 2012
One Hundred Years of Abandonment
par Talin Suciyan et Ayda Erbal
The Armenian Weekly, avril 2011
L'histoire des Arméniens ottomans au 19ème siècle (1) est une
histoire faite de grandes promesses, mais d'un abandon plus grand
encore. Plus de 200 intellectuels arméniens ottomans, qui furent
raflés au soir du 24 avril 1915 et durant les deux semaines qui
suivirent, eurent sombrement conscience d'être abandonnés a leur
sort. Les amis unionistes de Zohrab, avec qui il avait dîné et joué
aux cartes, choisiront de ne pas mettre fin a son assassinat. Or
l'abandon n'abandonnera pas les Arméniens. Les survivants dans
les camps de Mésopotamie furent seuls, comme le furent ceux qui se
cachèrent dans les montagnes ou les villages reculés d'Anatolie. Et
ceux et celles qui survécurent au moyen de la conversion ou du
concubinage forcé furent laissés seuls, non seulement durant l'été
1915, mais aussi durant les cent ans qui ont suivi.
Les Arméniens d'Istanbul survivants, qui mirent en scène un autodafé
de livres, étaient livrés eux aussi a leur sort (2). Contraints
d'imiter les campagnes d'autodafés de livres du parti nazi, ils se
rassemblèrent dans la cour intérieure de l'église arménienne de
Pangalti, édifièrent un bÃ"cher, placèrent Les Quarante jours de
Musa Dagh de Franz Werfel, ainsi que son portrait, sur ce bÃ"cher et
y mirent le feu. Ultime acte de perversion symbolique forcée a leur
encontre, ils durent non seulement dénoncer l'auteur, mais aussi
dénoncer le contenu du livre, partant se dénoncer eux-mêmes et
nier leur propre histoire.
Hayganus Mark, Hagop Mintzuri, Aram Pehlivanyan, Zaven Biberyan,
Vartan et Jak Ihmalyan, et d'autres moins connus, partagèrent un même
destin, qui se trouva être celui de Hrant Dink aussi : l'abandon.
De même, lorsque les Arméniens a travers le monde se rassemblèrent
pour commémorer le 50ème anniversaire du génocide, les Arméniens
d'Istanbul se retrouvèrent quant a eux au milieu de la place Taksim,
tressant des couronnes a la statue de la République en guise de
protestation. Le prix continu et quasi inchangé de leur survie
semblait être leur auto-aliénation forcée par rapport a tous les
autres Arméniens de la diaspora (3).
Rapidement, la mythique Anatolie, aujourd'hui vainement romancée
et largement célébrée en Turquie (4), deviendra une prison
a ciel ouvert pour les Arméniens restants durant la période
républicaine. Car la poignée de communautés dispersées a travers
le pays fut incapable de perpétuer son identité en tant qu'Arméniens
et dut quitter a nouveau ses terres natales (5).
Parallèlement, a Istanbul, les ultimes représentants d'une vie
intellectuelle déclinante, journalistes et écrivains arméniens,
ainsi que les écoles, les églises et les fondations, seront tous
contraints de lutter seuls contre une foule d'attaques verbales,
physiques et juridiques de la part tant du gouvernement que des
intellectuels turcs d'alors. Le prix payé par les Arméniens fut des
plus élevé, incluant non seulement un net désengagement en matière
de justice pour eux-mêmes, mais aussi un net - bien que contraint -
désengagement, s'agissant de leurs proches en diaspora. Le coÃ"t,
jamais évoqué, payé par les Arméniens d'Istanbul fut la négation
complète de leur identité et de leur histoire politique.
L'on peut affirmer que cette stratégie de survie fut la conséquence
directe de la politique nationaliste républicaine a l'égard des
minorités de la Turquie. La pratique turque contemporaine consistant
a diaboliser les représentants péremptoires et exigeants au plan
politique de la diaspora arménienne relève ainsi tout bonnement du
même moule nationaliste républicain que les Arméniens d'Istanbul
ont adopté comme stratégie de survie. Il est assez étrange
de voir pourquoi des citoyens turcs non-arméniens, par ailleurs
totalement égaux, s'approprieront cette stratégie essentiellement
turco-arménienne sans la mettre en question. En outre, le récent
statut privilégié, réservé a certains Arméniens de la diaspora
en tant qu'interlocuteurs légitimes dans la ligne de partage
turco-arménienne, est une continuité de cette même mentalité
nationaliste républicaine, car, plus souvent qu'on ne le croit, ces
Arméniens privilégiés de diaspora se trouvent être ceux qui ont
choisi de ne pas formuler la moindre revendication politique (6). Une
réduction au silence subtile, préméditée, des revendications
juridiques et politiques des Arméniens, imprègne donc rapports et
discours, conduisant a un nouvel évitement d'un problème qui est,
par essence, politique (7). Aujourd'hui, 103 ans après 1908, la Â"
Question Â" arménienne tourne autour du même problème de l'égalité
juridique, politique et sociale devant la loi, et l'égalité
signifie aussi que ceux qui s'impliquent dans cette recherche ne
sauraient être ostracisés ou diabolisés en tant que cinquième
colonne. Malheureusement, même les segments progressistes de la
société turque se sentent plus a l'aise lorsqu'ils parviennent a
nouer des contacts avec des Arméniens en position de force, a savoir,
lorsque l'interlocuteur arménien s'exprime en position de faiblesse
structurelle (8). Même si, nulle part, les Arméniens de diaspora
ne peuvent se mesurer a la force internationale que des intellectuels
issus de Turquie ou que l'Etat turc peuvent mobiliser, les Arméniens
actifs au plan politique sont percus et représentés comme influents.
En outre, ils sont diabolisés en tant que radicaux et nationalistes,
et non décrits comme des gens bénéficiant de droits politiques
égaux dans le pays où ils vivent. Dans une grande mesure,
l'isolement, bien que vécu différemment, demeure le trait le plus
dominant de la communauté arménienne tant en Turquie qu'en diaspora.
A la lumière de ces éléments, le discours contemporain au sein
des intellectuels turcs est loin de pouvoir se confronter pleinement
a l'histoire institutionnelle et sociétale d'hostilité et de
discrimination visant Arméniens nationaux et de diaspora (9). Même
si la recherche universitaire, ces quinze dernières années, née
d'un besoin vital de se colleter a l'histoire récente, représente
un développement salutaire, elle se concentre principalement sur les
instances cristallisées de discrimination institutionnelle, tel que
l'impôt sur la richesse de 1942, le service militaire obligatoire
pour les minorités (20 kura askerlik) (10), les événements des 6
et 7 septembre 1955 ou les massacres du Dersim (11). Ces débats ne
parviennent pas, le plus souvent, a traiter la question des discours
normalisés d'un patriotisme et d'un racisme essentialiste via leurs
représentations quotidiennes (12). Dans une certaine mesure, aborder
ces problèmes comme des cas isolés, par opposition a un problème
systémique et idéologique profondément enraciné, contribue aux
pratiques d'une normalisation discursive (13). De fait, jusqu'a
l'assassinat de Hrant Dink, le racisme était un mot tabou en Turquie.
En tout cas, le racisme était un problème américain ou européen,
sÃ"rement pas un problème que des intellectuels de Turquie pussent
aborder sérieusement. Les efforts visant a écarter le racisme
d'une prise de conscience dans l'opinion aboutissent ainsi a une
domestication et a un triage des problèmes, et a la création de
discours soi-disant antagonistes - leurs nationalistes contre nos
nationalistes (une parité mensongère) - s'agissant de la sombre
histoire du racisme en Turquie.
Dans une veine similaire, l'évitement complet de la Shoah dans
le débat public, par exemple, ou dans de rares occasions son
utilisation pour réfuter le problème arménien dans les milieux de
gauche, constitue un indicateur d'une culture politique de nature
obscurantiste ou bassement pragmatique. Par exemple, l'année 2011
marqua la première commémoration de la Shoah en Turquie, durant
laquelle le message de l'Etat oscilla entre souligner la singularité
du cas juif et mettre en lumière la tolérance et l'acceptation
des Juifs d'Espagne, donc d'Europe, dans l'empire ottoman, puis
dans la république de Turquie, au lieu d'aborder sérieusement la
signification de la Shoah ou les ténébreux chapitres de l'histoire
des minorités en Turquie, y compris plusieurs vagues d'hostilité
contre les Juifs de Turquie.
Droits, ethnicisme, racisme
Le débat sur le terme racisme a parcouru un long chemin depuis la
Shoah et le mouvement des droits civiques en Amérique. Théoriquement,
les approches américaine, continentale et australienne du racisme
s'intéressent moins au racisme dominateur (d'autrefois) qu'aux formes
modernes, normalisées, ambivalentes, dissuasives, laissez-faire,
différentielles et institutionnelles de racisme opérant via des
outils discursifs linguistiques de différenciation ou de subordination
dans le cadre d'une relation asymétrique de pouvoir (14). Certes,
il est difficile de soutenir que ces débats universitaires et/ou
populaires, avec toutes leurs subtilités théoriques contextuelles
et non-contextuelles aient eu quelque impact profond sur la vie
intellectuelle en Turquie.
Liée a ce débat en Turquie, l'absence de réelle problématisation
et de prise de conscience concernant le racisme normalisé quotidien
(15) en tant que cause première des comportements s'agissant des
Arméniens en général, ainsi que de l'histoire et des personnalités
des minorités en particulier. Ce problème général est exacerbé
par l'ignorance largement répandue des conditions d'existence de la
majorité des Arméniens ottomans tout au long du 19ème siècle et en
1915, ainsi que des conditions d'existence et des stratégies de survie
des Arméniens de Turquie durant l'histoire républicaine. Aucune
reconnaissance tant institutionnelle que sociétale du racisme
(16) enraciné dans la mentalité dominante, aucune mesure
institutionnelle a grande échelle visant a combattre le racisme
quotidien se manifestant dans toutes ses déclinaisons. Néanmoins,
tant bien que mal, les intellectuels estiment en majorité être,
par définition, exempts de ce genre de préjugés (17). Même s'ils
admettent l'existence du racisme en Turquie, ils y voient un problème
propre aux idéologies de droite et du centre et non a la leur (18).
Parmi ces comportements quotidiens, certains se manifestent a travers
quatre grandes formes identifiables de droit majoritaire. La première
concerne le fait de cibler, choisir et séparer les Â" bons Arméniens
Â" (les Arméniens de Turquie, plus un petit nombre d'Arméniens
de diaspora, pour qui la reconnaissance du génocide n'est pas
une priorité) des Â" mauvais Arméniens Â" (ceux qui soulèvent la
question de la reconnaissance dans l'agenda international). Autrement
dit, des interlocuteurs venant de Turquie pensent encore que le
dialogue en tel que tel consiste a repérer soit des Arméniens
apolitiques ou non-organisés, soit ces Arméniens qui n'opèrent qu'en
position de faiblesse - elle-même née du fait d'être une minorité
en Turquie ou d'une position de dépendance géographique, comme les
Arméniens originaires d'Arménie. Outre le fait de constituer une
pratique impériale analogue a celle de choisir d'avoir affaire aux Â"
nègres maison Â", pour ainsi dire - un millet loyal post-moderne,
un millet-i sadika [millet fidèle] réincarné - son caractère
régressif ne se limite pas a cela. Implicite dans cette approche,
la perception selon laquelle les Arméniens politiquement engagés
sont le problème.
Impliquant aussi le souhait que si l'on se débarrassait de tous
les Arméniens politiquement engagés, alors le problème politique
de la discrimination et de l'inégalité institutionnelle, qui
hante toujours la Turquie, s'évanouirait de lui-même. Néanmoins,
même s'il n'existait aucune activité politique des Arméniens en
vue de la reconnaissance, le problème de l'implication globale des
institutions dans la Turquie de l'après-1915 demeurerait identique
(19). Il est hautement improbable qu'un tel semblant de débat
visant a éluder la nature juridique et politique du problème puisse
aboutir aux résultats institutionnels des plus nécessaires dans un
cadre politique en transition. De fait, outre leurs particularités
religieuses non-identiques, les Â" Questions Â" kurde et arménienne
de la Turquie ont connu des trajectoires similaires, du fait de la
Â" Question Â" turque de cette même Turquie, laquelle ne comprend
pas ou ne se soucie pas de régler le problème institutionnel de
l'égalité, en suspens depuis plus de 200 ans. Ce que des Arméniens
pensent a propos d'autres Arméniens est sans aucun rapport avec
le problème des engagements institutionnels des plus nécessaires
de l'Etat turc. En outre, cette pratique ressort d'une mentalité
coloniale/impériale du diviser pour régner, contraire aux droits
de l'homme et a l'égalité. Tenter de bâtir une politique fondée
sur l'instrumentalisation des différences entre Arméniens afin
de différer la justice ne peut résoudre le problème de 1915
en Turquie. Avec ou sans la présence de ces différences entre
Arméniens, la nécessité de mettre en Å"uvre des changements
institutionnels et de se conformer aux normes en matière de droits de
l'homme demeurera la même. Qui plus est, la trajectoire politique des
Kurdes adresserait un sombre rappel a ceux qui éludent les problèmes
centraux a venir.
Le second droit problématique a trait a l'effacement des
différences entre le perpétrateur et la victime, afin d'édulcorer
la responsabilité majoritaire de l'Etat et de la société. Ce
qui est réalisé a l'aide de deux controverses distinctes, mais
interconnectées, l'une concernant le passé, l'autre concernant
le présent. La première rappelle l'Historikerstreit [querelle des
historiens] en Allemagne a la fin des années 1980 (20), bien que la
profondeur du débat et de ses contradicteurs ne saurait lui être
comparée. Plusieurs intellectuels, y compris le ministre des Affaires
Etrangères Ahmet Davutoglu, soulignent le fait que les Turcs eux
aussi souffrirent grandement durant la Première Guerre mondiale, en
général, et en 1915, en particulier, notamment lors de la campagne
de Gallipoli. Aucun chercheur en histoire comparée ne nie le fait
que l'armée ottomane ait subi des pertes considérables durant
la Première Guerre mondiale ; néanmoins, cette posture établit
une fausse parité, mettant sur un même plan guerre et campagne,
soutenue par l'Etat, visant a massacrer ses propres citoyens, ainsi
qu'une fausse causalité, comme si les Arméniens ottomans furent
responsables de la guerre ou d'une campagne épisodique majeure. La
seconde controverse, la aussi émanant principalement des milieux
conservateurs en Turquie, sans s'y limiter, estompe la distinction
entre la victime et le perpétrateur, partant les responsabilités
des générations suivantes, en recourant a la thèse de Â" notre
souffrance commune Â" - du genre : Â" Tu as souffert, mais nous
aussi nous avons souffert, a cause de tes souffrances. Â" Mis a
part son invention récente, ce discours de la souffrance commune
réduit la responsabilité des perpétrateurs, des témoins, des
négationnistes et de leurs institutions au fait de Â" ressentir la
souffrance Â". Appropriation symboliquement violente de la souffrance,
d'une ampleur inimaginable, que même les générations survivantes
hésitent a faire leur, ce discours sur Â" la souffrance ressentie Â"
(21) se mue, le plus souvent, en un instrument visant a absoudre les
héritiers institutionnels et sociétaux de toute conséquence éthique
et politique. Il convient ici de rappeler la Â" Lettre de la geôle
de Birmingham Â" [16 avril 1963], de Martin Luther King Junior, où
il écrit : Â" Toute injustice menace partout la justice. Nous sommes
véritablement pris dans un réseau inévitable de rapports mutuels,
liés par une même destinée. Tout ce qui touche un seul d'entre nous
nous touche tous indirectement. Â" Nulle part King ne soutient que
l'on puisse être habilité a s'approprier la souffrance d'autrui comme
substitut ou moyen de diluer une quelconque responsabilité politique.
Troisièmement, dans les rares cas où la souffrance historique
des victimes est admise, une conception assez monstrueuse du droit
se fait jour. L'interlocuteur des victimes, lui-même héritier
institutionnel et social d'une génération de perpétrateurs,
témoins ou négationnistes, exige des descendants des victimes
qu'ils s'expriment de manière a ne pas les mettre mal a l'aise. En
dépit du fait de mettre l'accent sur l'empathie (lui-même un
terme problématique) et l'ouverture, l'empressement a écouter les
Arméniens est surtout conditionnel et véhicule la menace implicite
suivante : Â" Si vous ne parler pas comme il convient, nous ne vous
écouterons pas. Â" Le poids de la responsabilité retombe ainsi,
de manière assez perverse, sur les épaules de ceux qui furent
victimes au plan historique et sans défense au plan structurel ;
et l'interlocuteur, dont le pouvoir et la posture est le résultat
contraire d'une même histoire faite de graves violations des droits
de l'homme, en vient a débattre non en tant que partie véritablement
intéressée, mais comme s'il accordait une faveur aux Arméniens.
Se manifeste en outre un effet corollaire de réduction au silence,
en ce sens que la victime doit tempérer son mode discursif pour
s'adapter et donner la priorité aux besoins émotionnels de son
interlocuteur au sens large - dans ce cas, les besoins émotionnels
de la majorité des citoyens turcs, comme l'ont décidé ces mêmes
intellectuels. Tout le débat entourant l'usage du terme génocide,
ou son évitement, en livre un exemple frappant. La mentalité
présidant a ce Â" dialogue Â" réside la où l'assimilation devient
la plus visible dans le caractère conditionnel de l'écoute et le
pouvoir absolu de mettre fin au dialogue, au cas où les Arméniens
ne parviennent pas a trouver les mots (et le ton) qui conviennent
pour expliquer leur souffrance (22).
En fin de compte, nouvel avatar de doléance, un discours d'uniformité
est imposé aux minorités de Turquie (23). Par discours d'uniformité,
nous entendons une tendance réductionniste au moyen de laquelle
une prétendue similarité culturelle entre Turcs et Arméniens, via
l'alimentation et la musique, est soutenue et présentée comme une
alternative a la justice et a l'égalité devant la loi. Ce discours
particulier, qui peut revêtir la forme d'un argument de similarité
phénotypique (nous nous ressemblons), culturelle (notre alimentation
et notre musique sont semblables) et géographique (l'Anatolie),
n'est pas sans nuances dangereuses. Il implique une soi-disant
inclusion des Arméniens au sein d'une communauté imaginaire en
Anatolie, où le trait dominant est un narcissisme potentiellement
sectaire, capable d'aimer et de respecter uniquement ce qui lui
est semblable et glorifiant la similarité culturelle en tant que
solution politique. L'aspect régressif de cette argumentation est plus
évident lorsqu'on l'inverse, car l'on ne sait comme elle traiterait
la différence ou ce qu'elle ferait, si la partie minoritaire ne
saisissait pas cette proposition de similarité, ou si elle voulait
simplement mettre l'accent sur sa différence. Après tout, durant
des périodes limitées où la conversion fut une option entre 1895 et
1915, la majorité des Arméniens ne voulut pas se convertir, et 1915,
ainsi que l'histoire menant a 1915, peuvent aussi être lus comme
une période où les autorités ottomanes ne voulurent pas traiter
sérieusement la question de la différence et de l'infériorité
nées du double contexte juridique de la charia et du statut de
dhimmi [protégé]. Par ailleurs, la thèse de la similitude renvoie
indirectement a la suppression des différences au nom de l'harmonie
sociale (24).
A tout prendre, en particulier le romantisme de la terre au 19ème
siècle, épris de l'argument de la similitude, lequel conduit
l'Anatolie (25) comme un lieu mythique commun avec des références
anhistoriques vers une coexistence pacifique, égale, est totalement
suranné et ne saurait apporter une solution a des problèmes
politiques aussi graves. Il ne peut qu'amorcer une conversation
la où il convient - a une table proposant raki/arak/dolmas. Il
est rare de rencontrer une auto-orientalisation (26) aussi
problématique ailleurs. Le hoummous, autant que l'on sache, n'a ni
le pouvoir de résoudre des problèmes, ni place dans des débats
universitaires ou journalistiques d'importance concernant la division
arabo-israélo-palestinienne. Si une même cuisine et musique n'ont pas
été capables d'apporter quelque solution concrète a la division
kurdo-turque, bien plus légère, on se demande bien comment ce
discours intenable sur la similitude pourra résoudre quoi que ce
soit entre Arméniens et Turcs (27).
L'histoire comme cauchemar en boucle
Dans une certaine mesure, l'histoire des Ottomans et des Arméniens
ottomans, ainsi que celle turco-arménienne et celle entre Turcs et
Turco-arméniens, est prise au piège dans la même impasse pré-1908
d'égalité devant la loi et la manière de gérer la différence. D'un
côté de l'équation figurent ceux qui sont, encore de nos jours,
soit totalement hostiles ou réticents a accepter le fait que les
Arméniens aient droit a l'action politique et a l'égalité devant
la loi (jadis, une politique ottomane intérieure, de nos jours,
une politique internationale mouvante) (28). De l'autre côté
de l'équation se trouvent ceux qui comprennent ce que l'action
politique signifie si l'on veut assurer justice et égalité. Aucune
des deux parties ne se compose uniquement de Turcs ou uniquement
d'Arméniens. Bien que la seconde compte surtout des Arméniens,
figurent aussi quelques chercheurs et militants des droits de l'homme
issus de Turquie, tant aux Etats-Unis qu'en Europe et en Turquie,
que n'effraie pas une politique de reconnaissance. Ils savent que
la reconnaissance n'est pas seulement une affaire ancienne, quelque
billet pour l'oubli, mais simplement une première étape dans un
long combat d'engagements institutionnels concernant les droits de
l'homme et les programmes d'histoire dans tous les pays où existe
un débat politique d'importance sur les reconnaissances et les dénis.
L'incapacité a sortir de la circularité d'une mentalité d'avant 1908
fixe aussi, malheureusement, les limites des citoyens turco-arméniens.
Comme le passé n'est en rien accepté, les citoyens turco-arméniens
sont encore percus en général comme une cinquième colonne et
doivent encore garder leurs distances vis-a-vis de la diaspora pour
se faire entendre. Au lieu de traiter les obstacles institutionnels,
se manifeste une tendance nouvelle, mais archaïque, où l'Etat
semble surtout préoccupé par des solutions cosmétiques. Des
efforts sont faits pour nommer des citoyens turco-arméniens a des
postes officiels afin de parer en partie aux reproches d'inégalité
structurelle. A ce propos, il convient de se souvenir que plus d'une
vingtaine d'Arméniens exercaient en tant qu'officiels ottomans de
haut rang avant 1915 ; ce seul fait ne témoigne pas d'un engagement
vers l'égalité et les droits de l'homme. Quoi qu'il en soit,
cette même mentalité d'avant 1908 a conditionné, et continue de
conditionner dans une certaine mesure, l'ensemble des choix politiques
qui s'offrent aux Turco-arméniens, brièvement abordé au début
de cet article. Accepter l'histoire est donc la seule facon pour
les Turco-arméniens de cesser d'être percus comme une cinquième
colonne et de devenir des citoyens pleinement égaux.
A la lumière du débat qui précède, le fait que Hrant Dink ait
été assassiné pour avoir, entre autres, appelé un chat un chat et
qu'il continue d'être jugé in absentia, même après son assassinat,
pour avoir osé raconter son vécu, démontre qu'il est impossible
d'être un(e) Turco-arménien(ne) libre de raconter publiquement son
vécu. La victime est encore plus victimisée, lorsqu'elle tente de
décrire l'ampleur juridique et politique de son statut de victime. Les
intellectuels issus de Turquie ne sauraient soutenir que le 19 janvier
2007 ne signifie pas une rupture majeure. Cette rupture exige un
réexamen et une compréhension beaucoup plus profonde de l'histoire
républicaine des stratégies de survie des Turco-arméniens.
Si la Turquie aborde un jour la question de 1915 du point de vue de la
justice, un cadre juridique qui comprenne aussi le fait d'appeler un
chat un chat, comme le fit Hrant, ce jour-la la justice prévaudra
aussi dans l'affaire de l'assassinat de Hrant Dink. En outre,
ce faisant, la Turquie parviendrait a traiter et peut-être même
éclairer le lourd fardeau de l'isolement des Arméniens dans leur
propre pays et dans la diaspora.
Notes
1. Pour une analyse socio-politique élaborée et lucide, écrite au
19ème siècle et récemment traduite en anglais, voir Tajkahayk :
The Armenian Question de Raffi (Hagop Melik Hagopian) (Taderon Press,
2007).
2. Voir Bali, Rifat (2001), Musa's Children, The Republic's Citizens,
p. 133, sur l'autodafé des Quarante Jours de Musa Dagh. Sans surprise,
l'écrivain Franz Werfel figurait lui aussi sur la liste nazie des
livres a brÃ"ler.
3. Aharonyan, Kersam (1966), Khoher Hisnamyagi [Réflexions sur la
50ème commémoration], p. 149.
4. La plupart des écrivains et des journalistes originaires de
Turquie se réfèrent a une Anatolie idyllique imaginaire, lorsqu'ils
s'adressent aux Arméniens de la diaspora, afin de souligner leur
contexte Â" commun Â". Cette Anatolie imaginaire est principalement une
construction idéologique républicaine de gauche, qui ne ressemble en
rien a l'Anatolie contemporaine, laquelle vote surtout a droite et a
l'extrême-droite de l'échiquier politique. Quoi qu'il en soit, dans
le discours intérieur n'impliquant pas les Arméniens, cette même
Anatolie est abhorrée par certains tenants de la construction d'une
Anatolie paradisiaque. Ils romancent une Anatolie peuplée d'artistes,
de musiciens et d'architectes arméniens, qu'ils déclarent préférer
a ses habitants actuels, percus comme primitifs. Or, historiquement
parlant, ni l'existence des Arméniens ne fut en rien artiste et
moderne (voir Armenian Village Life before 1914 de Mary Kilbourne
Matossian et Susie Hoogasian Villa) (Wayne State University Press,
1982), ni l'Anatolie n'a jamais été le lieu idyllique d'une
Â" coexistence Â" pacifique durant les cent cinquante ans qui
précédèrent 1915.
5. Leurs descendants deviendront les Arméniens d'Istanbul, ce qui
mit fin littéralement a l'existence des Arméniens en Anatolie.
6. Avant 2006, les seuls bons Arméniens étaient
turco-arméniens. Puis, un certain nombre d'Arméniens, issus
principalement de la diaspora européenne, furent retenus en qualité
d'interlocuteurs légitimes.
Cette tentative de diversion instrumentalisant l'identité ethnique
constitue un exemple, caractéristique des manuels scolaires, de
politique régressive coloniale/impériale.
7. Nous ne nions et ne négligeons pas le fait que cette équation
revêt aussi d'autres dimensions ; néanmoins, ces dimensions sont
déterminées par une politique et, même dans le cas d'argumentations
censées être non-politiques, une politique de déni, de négation
ou d'évitement complet continue d'imprégner le discours.
8. Ou lorsque l'interlocuteur arménien est prêt a critiquer
également les Arméniens demandant la reconnaissance du génocide
ou, dans certains cas, va jusqu'a les qualifier de malades et
d'obsédés. Même s'il est politiquement incorrect, et de fait
raciste, de juger des gens en quête de justice psychologiquement
perturbés, la chose reste a ce jour acceptable pour certains
intellectuels turcs, en particulier si le requérant est arménien. Il
convient de se demander sérieusement ce que tout cela signifie
d'un point de vue politico-philosophique et socio-psychologique. Que
signifie le fait de valider une argumentation par ailleurs des plus
problématique, du seul fait qu'un Arménien la soulève ? En quoi
cette facon de Â" considérer l'origine ethnique avant l'argumentation
Â" diffère-t-elle du regard d'un Etat perpétrateur, lequel réduit
les humains a leur seule identité ethnique ?
9. Bien que l'on puisse être enclin a le penser, les attentats de
l'ASALA ne constituent pas le point de départ d'une hostilité
ouverte a l'encontre des Arméniens de la diaspora. De même,
l'indifférence antérieure a l'égard de 1915 est plutôt étrange,
compte tenu du fait que Kemal Tahir était un romancier très lu au
début des années 1970 ; Tahir ne publia pas un, mais deux romans
ayant trait a 1915, dont aucun n'a été traduit en arménien ou en
anglais. Si bien que l'argument habituel Â" Nous ne savions pas Â"
ne tient pas, du moins pour ceux qui avaient plus de 18 ans et qui
lisaient des romans au début des années 1970.
10. 20 Kura Askerlik : service militaire obligatoire, a périodicité
variable, des citoyens non-musulmans de Turquie, durant la Seconde
Guerre mondiale. Les citoyens non-musulmans, âgés de 15 a 45 ans,
furent écartés de la main-d'Å"uvre durant 14 mois et l'impôt suivant
sur la richesse prélevé sur les minorités a des taux exorbitants
(232 % pour les Arméniens, 179 % pour les Juifs, 156 % pour les
Grecs et 10 % pour les Donme (convertis) les appauvrit encore plus.
11. En février 2011, le parti Paix et Démocratie (BDP) soumit
une pétition au Parlement de Turquie visant a reconnaître les
massacres et les déportations qui eurent lieu entre 1937 et 1938
comme un génocide.
12. L'ouvrage de Seyhan Bayraktar, Politik und Erinnerung : Der
Diskurs uber den Armeniermord in der Turkei zwischen Nationalismus
und Europäisierung, publié en 2010, est la seule exception. Elle
étudie minutieusement comment les modèles discursifs de l'Etat et
des intellectuels peuvent parfois en partie chevaucher ou servir a
reproduire les modèles discursifs nationalistes.
13. Par normalisation discursive nous entendons l'ensemble de ces
pratiques discursives qui reproduisent sans problématiser les
préjugés visant les Arméniens de la diaspora actifs au plan
politique. Le discours de gauche / libéral se situe la où la
diabolisation de l'activité politique est ouvertement normalisée.
14. Pour un débat élargi sur l'évolution du terme
racisme/ethnicisme, voir Martha Augoustinos et Katherine J. Reynolds
(2001), Understanding Prejudice, Racism, and Social Conflict ;
Jennifer Lynn Eberhardt et Susan T. Fiske (1998), Confronting Racism :
the Problem and the Response ; Arthur P. Brief (2008), Diversity at
Work ; John Nagle (2009), Multiculturalism's Double Bind : Creating
Inclusivity, Cosmopolitanism and Difference ; Robert Miles et Malcolm
Brown (2003), Racism (2de édition) ; Martin Bulmer et John Solomos
(2004), Researching Race and Racism ; Pierre-André Taguieff et
Hassan Melehy (2001), Force of Prejudice : On Racism and its Doubles ;
Ruth Wodak et Martin Reisigl (2000), Discourse and Discrimination :
Rhetorics of Racism and Antisemitism.
15. D'après Wodak et Reisigl, la discrimination raciste, antisémite
et ethniciste en tant que pratique sociale, et en tant qu'idéologie,
se manifeste sur un mode discursif et est orientée vers cinq
questions simples tournant autour de stratégies référentielles
(comment les personnes sont-elles nommées et désignées au plan
linguistique ?), de stratégies prédicationnelles (quels traits,
particularités, qualités et caractéristiques leur sont assignés
?), de stratégies d'argumentation (au moyen de quels arguments
et schémas argumentaires des personnes ou des groupes sociaux
particuliers tentent-ils de justifier et de légitimer l'exclusion,
la discrimination, la suppression et l'exploitation d'autrui ?), des
stratégies de mise en perspective et de cadrage (a partir de quelle
perspective ou point de vue ces désignations et ces arguments sont-ils
exprimés ?), des stratégies d'atténuation et d'intensification (ces
énoncés discriminants respectifs sont-ils articulés ouvertement,
sont-ils même intensifiés ou sont-ils atténués ?), Discourse and
Discrimination : Rhetorics of Racism and Antisemitism, p. xiii.
16. Â" 'Le concept de 'racisme quotidien' vise a intégrer,
par définition, les dimensions macro- et microsociologiques du
racisme. Â" (Philomena Essed, Understanding Everyday Racism: An
Interdisciplinary Theory, 1991, p. 16). Après avoir critiqué la
distinction dichotomique entre Â" racisme institutionnel Â" et Â"
individuel Â" en ce qu'elle situe faussement l'individuel en dehors
de l'institutionnel (même si Â" les structures du racisme n'existent
pas extérieurement aux agents - elles sont le fait de ces agents
- des pratiques spécifiques ne sont par définition racistes
que lorsqu'elles activent une inégalité raciale structurelle
existante au sein du système' [36]), Essed explique sa conception
du terme 'quotidien' : Â" [...] le 'quotidien' peut être défini
provisoirement comme des significations socialisées rendant les
pratiques immédiatement définissables et incontestées si bien qu'en
principe, ces pratiques peuvent être mises en Å"uvre au regard de
normes et d'attentes (sous-) culturelles. (48-49). Â" Essed, in Wodak
et Reisigl, p. 7.
17. Les minorités ne sont pas exemptes de tels préjugés a l'encontre
de la majorité ; néanmoins, ces préjugés ne sont pas identiques
au plan structurel et causal et nécessitent un examen séparé.
18. De nombreux sites internet et rapports sur le discours
discriminatoire n'abordent que la grande presse de droite /
conservatrice, tout en négligeant totalement la nature intrinsèque
de ces éditorialistes libéraux ou de gauche.
19. Les institutions ne deviennent pas post-génocidaires
d'elles-mêmes, en particulier lorsque le déni perdure. Les questions
arménienne et kurde sont profondément liées, du fait de l'absence
d'engagement institutionnel de la part de l'Etat et de la société
turque vers un ordre normatif post-génocidaire. Comme le montrent
le sentiment anti-musulman et l'antisémitisme persistant en Europe,
ces engagements institutionnels ne constituent pas une fin en soi. Le
combat contre toutes les formes de racisme ouvert et subtil est une
affaire de vigilance au quotidien.
20. Ce débat fut central en Allemagne a la fin des années 1980,
s'agissant des interprétations de gauche et de droite de la Shoah,
en particulier de son caractère central dans l'histoire moderne
de l'Allemagne. Les tenants de la droite minimisaient la longue
trajectoire de l'antisémitisme enraciné dans la société et les
institutions allemandes.
21. Sans surprise, le discours du type Â" ressentir la souffrance Â"
comme une fin en soi est réservé aux Arméniens et n'est aucunement
central pour le conflit turco-kurde, car les Kurdes posent a la
Turquie un réel défi politique que la plupart des intellectuels
turcs ne peuvent plus éluder.
22. Cette dynamique de pouvoir n'est pas particulière au rapport des
intellectuels avec les Arméniens, car elle s'applique aussi a leur
rapport avec d'autres groupes, y compris leur rapport historiquement
ambivalent avec les citoyens kurdes de Turquie. Durant des années,
les intellectuels turcs ont exigé le renoncement complet a la lutte
armée avant tout contact avec des intellectuels kurdes. Cela n'a
changé que très récemment.
23. Ce qui est aussi dénoncé de la part des Turco-arméniens et de
certains groupes arméniens en diaspora.
24. En matière de politique intérieure, les tenants de l'AKP [Parti
pour la Justice et le Développement] et les laïcs ne sont pas Â"
tous pareils Â", mais, a l'occasion, s'agissant des catégories
essentialistes des Turcs et des Arméniens, ils Â" deviennent
pareils Â".
25. Le romantisme de la terre, propre au 19ème siècle, est ce qui
lie certains courants dominants de la gauche turque aux conceptions
dominantes de la terre chez les Arméniens. Néanmoins, ce qui est
percu comme mauvais pour les Arméniens (en tant que nostalgie Â"
nationaliste Â") est bon et souhaitable pour les Â" patriotes Â"
turcs. Plus fondamentalement, l'Anatolie/Arménie Occidentale Â"
patriotique Â" turque et Â" nationaliste Â" arménienne constituent
des constructions mythiques non-identiques, mais également
nationalistico-romantiques.
Aucun Turc de gauche anatolianiste ne vit en Anatolie ou n'a jamais
passé un temps appréciable a vivre de fait dans cette Anatolie
mythique. Quant aux Kurdes, ils vivent concrètement la situation
atroce d'un conflit armé et de déplacements forcés au sein de
cette Anatolie des plus romancée.
26. L'orientalisme ne concerne pas seulement ce que l'Occident pense de
l'Orient et sa manière d'élaborer des représentations de ce même
Orient. Il revêt aussi plusieurs dimensions auto-orientalisantes
dans lesquelles l'Orient tend a refléter idéalement le stéréotype
Â" oriental Â" - partant, inférieur. Si bien que les Occidentaux
possèdent institutions et droit, tandis que raki et dolmas sont
réservés aux Turcs et aux Arméniens.
27. S'il fallait prendre au sérieux cet argument de la similitude,
il conviendrait d'expliquer alors comment ce qui était semblable
fut capable de tuer ce qui était semblable.
28. Un des accents majeurs concernant l'évocation de 1915 roule
autour de l'argument : Â" Mais les Arméniens se révoltèrent. Â"
Historiquement parlant, c'est vrai, bien que son ampleur et sa
fréquence soient grossièrement exagérées. Néanmoins, situer
l'histoire de la violence a partir des révoltes des Arméniens omet
plusieurs points importants : les terribles conditions d'existence
des Arméniens au 19ème siècle, la violence épisodique que les
Arméniens subirent, le fait qu'ils tentèrent aussi parallèlement la
voie des pétitions, mais que leurs appels restèrent sans réponse,
et finalement le fait que les Ittihadistes eux-mêmes essayèrent de se
défaire de ce même régime absolutiste. En un sens, ces intellectuels
turcs qui sont eux-mêmes actifs en politique intérieure, mais que
dérange l'action politique des Arméniens, laquelle met en question
le statu quo, recourent toujours au style des plus discriminant : Â"
Nous, on peut le faire, mais vous, vous ne devriez pas. Â"
[Journaliste arménienne originaire d'Istanbul, Talin Suciyan vit en
Arménie depuis 2007-2008. Elle se trouve actuellement (avril 2011)
a Munich, où elle poursuit ses études, tout en enseignant a la
Ludwig-Maximilians-Universität. Elle a collaboré au journal Agos
(de 2007 a 2010) et a d'autres journaux turcs.
Ayda Erbal est doctorante en sciences politiques a l'université
de New York. Son travail est centré sur la politique du changement
historiographique en Turquie et en IsraÃ"l. Elle s'intéresse a la
théorie de la démocratie, au débat démocratique, a la politique des
historiographies Â" post-nationalistes Â" et a celle des excuses. Elle
a publié des nouvelles et travaillé comme journaliste au journal
turco-arménien Agos de 2000 a 2003.]
____________
Source : http://www.armenianweekly.com/wp-content/u
ploads/2009/02/AWeekly_April_2011_web.pdf Traduction : © Georges
Festa - 04.2012.
Avec l'aimable autorisation de Khatchig Mouradian, rédacteur en chef
de The Armenian Weekly.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Arménies
www.collectifvan.org
Publié le : 11-05-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
livre cette information traduite par Georges Festa et publiée sur
le site Armenian Trends - Mes Arménies le 7 avril 2012.
Légende photo: © Taderon Press (Londres), 2008
Armenian Trends - Mes Arménies
samedi 7 avril 2012
One Hundred Years of Abandonment
par Talin Suciyan et Ayda Erbal
The Armenian Weekly, avril 2011
L'histoire des Arméniens ottomans au 19ème siècle (1) est une
histoire faite de grandes promesses, mais d'un abandon plus grand
encore. Plus de 200 intellectuels arméniens ottomans, qui furent
raflés au soir du 24 avril 1915 et durant les deux semaines qui
suivirent, eurent sombrement conscience d'être abandonnés a leur
sort. Les amis unionistes de Zohrab, avec qui il avait dîné et joué
aux cartes, choisiront de ne pas mettre fin a son assassinat. Or
l'abandon n'abandonnera pas les Arméniens. Les survivants dans
les camps de Mésopotamie furent seuls, comme le furent ceux qui se
cachèrent dans les montagnes ou les villages reculés d'Anatolie. Et
ceux et celles qui survécurent au moyen de la conversion ou du
concubinage forcé furent laissés seuls, non seulement durant l'été
1915, mais aussi durant les cent ans qui ont suivi.
Les Arméniens d'Istanbul survivants, qui mirent en scène un autodafé
de livres, étaient livrés eux aussi a leur sort (2). Contraints
d'imiter les campagnes d'autodafés de livres du parti nazi, ils se
rassemblèrent dans la cour intérieure de l'église arménienne de
Pangalti, édifièrent un bÃ"cher, placèrent Les Quarante jours de
Musa Dagh de Franz Werfel, ainsi que son portrait, sur ce bÃ"cher et
y mirent le feu. Ultime acte de perversion symbolique forcée a leur
encontre, ils durent non seulement dénoncer l'auteur, mais aussi
dénoncer le contenu du livre, partant se dénoncer eux-mêmes et
nier leur propre histoire.
Hayganus Mark, Hagop Mintzuri, Aram Pehlivanyan, Zaven Biberyan,
Vartan et Jak Ihmalyan, et d'autres moins connus, partagèrent un même
destin, qui se trouva être celui de Hrant Dink aussi : l'abandon.
De même, lorsque les Arméniens a travers le monde se rassemblèrent
pour commémorer le 50ème anniversaire du génocide, les Arméniens
d'Istanbul se retrouvèrent quant a eux au milieu de la place Taksim,
tressant des couronnes a la statue de la République en guise de
protestation. Le prix continu et quasi inchangé de leur survie
semblait être leur auto-aliénation forcée par rapport a tous les
autres Arméniens de la diaspora (3).
Rapidement, la mythique Anatolie, aujourd'hui vainement romancée
et largement célébrée en Turquie (4), deviendra une prison
a ciel ouvert pour les Arméniens restants durant la période
républicaine. Car la poignée de communautés dispersées a travers
le pays fut incapable de perpétuer son identité en tant qu'Arméniens
et dut quitter a nouveau ses terres natales (5).
Parallèlement, a Istanbul, les ultimes représentants d'une vie
intellectuelle déclinante, journalistes et écrivains arméniens,
ainsi que les écoles, les églises et les fondations, seront tous
contraints de lutter seuls contre une foule d'attaques verbales,
physiques et juridiques de la part tant du gouvernement que des
intellectuels turcs d'alors. Le prix payé par les Arméniens fut des
plus élevé, incluant non seulement un net désengagement en matière
de justice pour eux-mêmes, mais aussi un net - bien que contraint -
désengagement, s'agissant de leurs proches en diaspora. Le coÃ"t,
jamais évoqué, payé par les Arméniens d'Istanbul fut la négation
complète de leur identité et de leur histoire politique.
L'on peut affirmer que cette stratégie de survie fut la conséquence
directe de la politique nationaliste républicaine a l'égard des
minorités de la Turquie. La pratique turque contemporaine consistant
a diaboliser les représentants péremptoires et exigeants au plan
politique de la diaspora arménienne relève ainsi tout bonnement du
même moule nationaliste républicain que les Arméniens d'Istanbul
ont adopté comme stratégie de survie. Il est assez étrange
de voir pourquoi des citoyens turcs non-arméniens, par ailleurs
totalement égaux, s'approprieront cette stratégie essentiellement
turco-arménienne sans la mettre en question. En outre, le récent
statut privilégié, réservé a certains Arméniens de la diaspora
en tant qu'interlocuteurs légitimes dans la ligne de partage
turco-arménienne, est une continuité de cette même mentalité
nationaliste républicaine, car, plus souvent qu'on ne le croit, ces
Arméniens privilégiés de diaspora se trouvent être ceux qui ont
choisi de ne pas formuler la moindre revendication politique (6). Une
réduction au silence subtile, préméditée, des revendications
juridiques et politiques des Arméniens, imprègne donc rapports et
discours, conduisant a un nouvel évitement d'un problème qui est,
par essence, politique (7). Aujourd'hui, 103 ans après 1908, la Â"
Question Â" arménienne tourne autour du même problème de l'égalité
juridique, politique et sociale devant la loi, et l'égalité
signifie aussi que ceux qui s'impliquent dans cette recherche ne
sauraient être ostracisés ou diabolisés en tant que cinquième
colonne. Malheureusement, même les segments progressistes de la
société turque se sentent plus a l'aise lorsqu'ils parviennent a
nouer des contacts avec des Arméniens en position de force, a savoir,
lorsque l'interlocuteur arménien s'exprime en position de faiblesse
structurelle (8). Même si, nulle part, les Arméniens de diaspora
ne peuvent se mesurer a la force internationale que des intellectuels
issus de Turquie ou que l'Etat turc peuvent mobiliser, les Arméniens
actifs au plan politique sont percus et représentés comme influents.
En outre, ils sont diabolisés en tant que radicaux et nationalistes,
et non décrits comme des gens bénéficiant de droits politiques
égaux dans le pays où ils vivent. Dans une grande mesure,
l'isolement, bien que vécu différemment, demeure le trait le plus
dominant de la communauté arménienne tant en Turquie qu'en diaspora.
A la lumière de ces éléments, le discours contemporain au sein
des intellectuels turcs est loin de pouvoir se confronter pleinement
a l'histoire institutionnelle et sociétale d'hostilité et de
discrimination visant Arméniens nationaux et de diaspora (9). Même
si la recherche universitaire, ces quinze dernières années, née
d'un besoin vital de se colleter a l'histoire récente, représente
un développement salutaire, elle se concentre principalement sur les
instances cristallisées de discrimination institutionnelle, tel que
l'impôt sur la richesse de 1942, le service militaire obligatoire
pour les minorités (20 kura askerlik) (10), les événements des 6
et 7 septembre 1955 ou les massacres du Dersim (11). Ces débats ne
parviennent pas, le plus souvent, a traiter la question des discours
normalisés d'un patriotisme et d'un racisme essentialiste via leurs
représentations quotidiennes (12). Dans une certaine mesure, aborder
ces problèmes comme des cas isolés, par opposition a un problème
systémique et idéologique profondément enraciné, contribue aux
pratiques d'une normalisation discursive (13). De fait, jusqu'a
l'assassinat de Hrant Dink, le racisme était un mot tabou en Turquie.
En tout cas, le racisme était un problème américain ou européen,
sÃ"rement pas un problème que des intellectuels de Turquie pussent
aborder sérieusement. Les efforts visant a écarter le racisme
d'une prise de conscience dans l'opinion aboutissent ainsi a une
domestication et a un triage des problèmes, et a la création de
discours soi-disant antagonistes - leurs nationalistes contre nos
nationalistes (une parité mensongère) - s'agissant de la sombre
histoire du racisme en Turquie.
Dans une veine similaire, l'évitement complet de la Shoah dans
le débat public, par exemple, ou dans de rares occasions son
utilisation pour réfuter le problème arménien dans les milieux de
gauche, constitue un indicateur d'une culture politique de nature
obscurantiste ou bassement pragmatique. Par exemple, l'année 2011
marqua la première commémoration de la Shoah en Turquie, durant
laquelle le message de l'Etat oscilla entre souligner la singularité
du cas juif et mettre en lumière la tolérance et l'acceptation
des Juifs d'Espagne, donc d'Europe, dans l'empire ottoman, puis
dans la république de Turquie, au lieu d'aborder sérieusement la
signification de la Shoah ou les ténébreux chapitres de l'histoire
des minorités en Turquie, y compris plusieurs vagues d'hostilité
contre les Juifs de Turquie.
Droits, ethnicisme, racisme
Le débat sur le terme racisme a parcouru un long chemin depuis la
Shoah et le mouvement des droits civiques en Amérique. Théoriquement,
les approches américaine, continentale et australienne du racisme
s'intéressent moins au racisme dominateur (d'autrefois) qu'aux formes
modernes, normalisées, ambivalentes, dissuasives, laissez-faire,
différentielles et institutionnelles de racisme opérant via des
outils discursifs linguistiques de différenciation ou de subordination
dans le cadre d'une relation asymétrique de pouvoir (14). Certes,
il est difficile de soutenir que ces débats universitaires et/ou
populaires, avec toutes leurs subtilités théoriques contextuelles
et non-contextuelles aient eu quelque impact profond sur la vie
intellectuelle en Turquie.
Liée a ce débat en Turquie, l'absence de réelle problématisation
et de prise de conscience concernant le racisme normalisé quotidien
(15) en tant que cause première des comportements s'agissant des
Arméniens en général, ainsi que de l'histoire et des personnalités
des minorités en particulier. Ce problème général est exacerbé
par l'ignorance largement répandue des conditions d'existence de la
majorité des Arméniens ottomans tout au long du 19ème siècle et en
1915, ainsi que des conditions d'existence et des stratégies de survie
des Arméniens de Turquie durant l'histoire républicaine. Aucune
reconnaissance tant institutionnelle que sociétale du racisme
(16) enraciné dans la mentalité dominante, aucune mesure
institutionnelle a grande échelle visant a combattre le racisme
quotidien se manifestant dans toutes ses déclinaisons. Néanmoins,
tant bien que mal, les intellectuels estiment en majorité être,
par définition, exempts de ce genre de préjugés (17). Même s'ils
admettent l'existence du racisme en Turquie, ils y voient un problème
propre aux idéologies de droite et du centre et non a la leur (18).
Parmi ces comportements quotidiens, certains se manifestent a travers
quatre grandes formes identifiables de droit majoritaire. La première
concerne le fait de cibler, choisir et séparer les Â" bons Arméniens
Â" (les Arméniens de Turquie, plus un petit nombre d'Arméniens
de diaspora, pour qui la reconnaissance du génocide n'est pas
une priorité) des Â" mauvais Arméniens Â" (ceux qui soulèvent la
question de la reconnaissance dans l'agenda international). Autrement
dit, des interlocuteurs venant de Turquie pensent encore que le
dialogue en tel que tel consiste a repérer soit des Arméniens
apolitiques ou non-organisés, soit ces Arméniens qui n'opèrent qu'en
position de faiblesse - elle-même née du fait d'être une minorité
en Turquie ou d'une position de dépendance géographique, comme les
Arméniens originaires d'Arménie. Outre le fait de constituer une
pratique impériale analogue a celle de choisir d'avoir affaire aux Â"
nègres maison Â", pour ainsi dire - un millet loyal post-moderne,
un millet-i sadika [millet fidèle] réincarné - son caractère
régressif ne se limite pas a cela. Implicite dans cette approche,
la perception selon laquelle les Arméniens politiquement engagés
sont le problème.
Impliquant aussi le souhait que si l'on se débarrassait de tous
les Arméniens politiquement engagés, alors le problème politique
de la discrimination et de l'inégalité institutionnelle, qui
hante toujours la Turquie, s'évanouirait de lui-même. Néanmoins,
même s'il n'existait aucune activité politique des Arméniens en
vue de la reconnaissance, le problème de l'implication globale des
institutions dans la Turquie de l'après-1915 demeurerait identique
(19). Il est hautement improbable qu'un tel semblant de débat
visant a éluder la nature juridique et politique du problème puisse
aboutir aux résultats institutionnels des plus nécessaires dans un
cadre politique en transition. De fait, outre leurs particularités
religieuses non-identiques, les Â" Questions Â" kurde et arménienne
de la Turquie ont connu des trajectoires similaires, du fait de la
Â" Question Â" turque de cette même Turquie, laquelle ne comprend
pas ou ne se soucie pas de régler le problème institutionnel de
l'égalité, en suspens depuis plus de 200 ans. Ce que des Arméniens
pensent a propos d'autres Arméniens est sans aucun rapport avec
le problème des engagements institutionnels des plus nécessaires
de l'Etat turc. En outre, cette pratique ressort d'une mentalité
coloniale/impériale du diviser pour régner, contraire aux droits
de l'homme et a l'égalité. Tenter de bâtir une politique fondée
sur l'instrumentalisation des différences entre Arméniens afin
de différer la justice ne peut résoudre le problème de 1915
en Turquie. Avec ou sans la présence de ces différences entre
Arméniens, la nécessité de mettre en Å"uvre des changements
institutionnels et de se conformer aux normes en matière de droits de
l'homme demeurera la même. Qui plus est, la trajectoire politique des
Kurdes adresserait un sombre rappel a ceux qui éludent les problèmes
centraux a venir.
Le second droit problématique a trait a l'effacement des
différences entre le perpétrateur et la victime, afin d'édulcorer
la responsabilité majoritaire de l'Etat et de la société. Ce
qui est réalisé a l'aide de deux controverses distinctes, mais
interconnectées, l'une concernant le passé, l'autre concernant
le présent. La première rappelle l'Historikerstreit [querelle des
historiens] en Allemagne a la fin des années 1980 (20), bien que la
profondeur du débat et de ses contradicteurs ne saurait lui être
comparée. Plusieurs intellectuels, y compris le ministre des Affaires
Etrangères Ahmet Davutoglu, soulignent le fait que les Turcs eux
aussi souffrirent grandement durant la Première Guerre mondiale, en
général, et en 1915, en particulier, notamment lors de la campagne
de Gallipoli. Aucun chercheur en histoire comparée ne nie le fait
que l'armée ottomane ait subi des pertes considérables durant
la Première Guerre mondiale ; néanmoins, cette posture établit
une fausse parité, mettant sur un même plan guerre et campagne,
soutenue par l'Etat, visant a massacrer ses propres citoyens, ainsi
qu'une fausse causalité, comme si les Arméniens ottomans furent
responsables de la guerre ou d'une campagne épisodique majeure. La
seconde controverse, la aussi émanant principalement des milieux
conservateurs en Turquie, sans s'y limiter, estompe la distinction
entre la victime et le perpétrateur, partant les responsabilités
des générations suivantes, en recourant a la thèse de Â" notre
souffrance commune Â" - du genre : Â" Tu as souffert, mais nous
aussi nous avons souffert, a cause de tes souffrances. Â" Mis a
part son invention récente, ce discours de la souffrance commune
réduit la responsabilité des perpétrateurs, des témoins, des
négationnistes et de leurs institutions au fait de Â" ressentir la
souffrance Â". Appropriation symboliquement violente de la souffrance,
d'une ampleur inimaginable, que même les générations survivantes
hésitent a faire leur, ce discours sur Â" la souffrance ressentie Â"
(21) se mue, le plus souvent, en un instrument visant a absoudre les
héritiers institutionnels et sociétaux de toute conséquence éthique
et politique. Il convient ici de rappeler la Â" Lettre de la geôle
de Birmingham Â" [16 avril 1963], de Martin Luther King Junior, où
il écrit : Â" Toute injustice menace partout la justice. Nous sommes
véritablement pris dans un réseau inévitable de rapports mutuels,
liés par une même destinée. Tout ce qui touche un seul d'entre nous
nous touche tous indirectement. Â" Nulle part King ne soutient que
l'on puisse être habilité a s'approprier la souffrance d'autrui comme
substitut ou moyen de diluer une quelconque responsabilité politique.
Troisièmement, dans les rares cas où la souffrance historique
des victimes est admise, une conception assez monstrueuse du droit
se fait jour. L'interlocuteur des victimes, lui-même héritier
institutionnel et social d'une génération de perpétrateurs,
témoins ou négationnistes, exige des descendants des victimes
qu'ils s'expriment de manière a ne pas les mettre mal a l'aise. En
dépit du fait de mettre l'accent sur l'empathie (lui-même un
terme problématique) et l'ouverture, l'empressement a écouter les
Arméniens est surtout conditionnel et véhicule la menace implicite
suivante : Â" Si vous ne parler pas comme il convient, nous ne vous
écouterons pas. Â" Le poids de la responsabilité retombe ainsi,
de manière assez perverse, sur les épaules de ceux qui furent
victimes au plan historique et sans défense au plan structurel ;
et l'interlocuteur, dont le pouvoir et la posture est le résultat
contraire d'une même histoire faite de graves violations des droits
de l'homme, en vient a débattre non en tant que partie véritablement
intéressée, mais comme s'il accordait une faveur aux Arméniens.
Se manifeste en outre un effet corollaire de réduction au silence,
en ce sens que la victime doit tempérer son mode discursif pour
s'adapter et donner la priorité aux besoins émotionnels de son
interlocuteur au sens large - dans ce cas, les besoins émotionnels
de la majorité des citoyens turcs, comme l'ont décidé ces mêmes
intellectuels. Tout le débat entourant l'usage du terme génocide,
ou son évitement, en livre un exemple frappant. La mentalité
présidant a ce Â" dialogue Â" réside la où l'assimilation devient
la plus visible dans le caractère conditionnel de l'écoute et le
pouvoir absolu de mettre fin au dialogue, au cas où les Arméniens
ne parviennent pas a trouver les mots (et le ton) qui conviennent
pour expliquer leur souffrance (22).
En fin de compte, nouvel avatar de doléance, un discours d'uniformité
est imposé aux minorités de Turquie (23). Par discours d'uniformité,
nous entendons une tendance réductionniste au moyen de laquelle
une prétendue similarité culturelle entre Turcs et Arméniens, via
l'alimentation et la musique, est soutenue et présentée comme une
alternative a la justice et a l'égalité devant la loi. Ce discours
particulier, qui peut revêtir la forme d'un argument de similarité
phénotypique (nous nous ressemblons), culturelle (notre alimentation
et notre musique sont semblables) et géographique (l'Anatolie),
n'est pas sans nuances dangereuses. Il implique une soi-disant
inclusion des Arméniens au sein d'une communauté imaginaire en
Anatolie, où le trait dominant est un narcissisme potentiellement
sectaire, capable d'aimer et de respecter uniquement ce qui lui
est semblable et glorifiant la similarité culturelle en tant que
solution politique. L'aspect régressif de cette argumentation est plus
évident lorsqu'on l'inverse, car l'on ne sait comme elle traiterait
la différence ou ce qu'elle ferait, si la partie minoritaire ne
saisissait pas cette proposition de similarité, ou si elle voulait
simplement mettre l'accent sur sa différence. Après tout, durant
des périodes limitées où la conversion fut une option entre 1895 et
1915, la majorité des Arméniens ne voulut pas se convertir, et 1915,
ainsi que l'histoire menant a 1915, peuvent aussi être lus comme
une période où les autorités ottomanes ne voulurent pas traiter
sérieusement la question de la différence et de l'infériorité
nées du double contexte juridique de la charia et du statut de
dhimmi [protégé]. Par ailleurs, la thèse de la similitude renvoie
indirectement a la suppression des différences au nom de l'harmonie
sociale (24).
A tout prendre, en particulier le romantisme de la terre au 19ème
siècle, épris de l'argument de la similitude, lequel conduit
l'Anatolie (25) comme un lieu mythique commun avec des références
anhistoriques vers une coexistence pacifique, égale, est totalement
suranné et ne saurait apporter une solution a des problèmes
politiques aussi graves. Il ne peut qu'amorcer une conversation
la où il convient - a une table proposant raki/arak/dolmas. Il
est rare de rencontrer une auto-orientalisation (26) aussi
problématique ailleurs. Le hoummous, autant que l'on sache, n'a ni
le pouvoir de résoudre des problèmes, ni place dans des débats
universitaires ou journalistiques d'importance concernant la division
arabo-israélo-palestinienne. Si une même cuisine et musique n'ont pas
été capables d'apporter quelque solution concrète a la division
kurdo-turque, bien plus légère, on se demande bien comment ce
discours intenable sur la similitude pourra résoudre quoi que ce
soit entre Arméniens et Turcs (27).
L'histoire comme cauchemar en boucle
Dans une certaine mesure, l'histoire des Ottomans et des Arméniens
ottomans, ainsi que celle turco-arménienne et celle entre Turcs et
Turco-arméniens, est prise au piège dans la même impasse pré-1908
d'égalité devant la loi et la manière de gérer la différence. D'un
côté de l'équation figurent ceux qui sont, encore de nos jours,
soit totalement hostiles ou réticents a accepter le fait que les
Arméniens aient droit a l'action politique et a l'égalité devant
la loi (jadis, une politique ottomane intérieure, de nos jours,
une politique internationale mouvante) (28). De l'autre côté
de l'équation se trouvent ceux qui comprennent ce que l'action
politique signifie si l'on veut assurer justice et égalité. Aucune
des deux parties ne se compose uniquement de Turcs ou uniquement
d'Arméniens. Bien que la seconde compte surtout des Arméniens,
figurent aussi quelques chercheurs et militants des droits de l'homme
issus de Turquie, tant aux Etats-Unis qu'en Europe et en Turquie,
que n'effraie pas une politique de reconnaissance. Ils savent que
la reconnaissance n'est pas seulement une affaire ancienne, quelque
billet pour l'oubli, mais simplement une première étape dans un
long combat d'engagements institutionnels concernant les droits de
l'homme et les programmes d'histoire dans tous les pays où existe
un débat politique d'importance sur les reconnaissances et les dénis.
L'incapacité a sortir de la circularité d'une mentalité d'avant 1908
fixe aussi, malheureusement, les limites des citoyens turco-arméniens.
Comme le passé n'est en rien accepté, les citoyens turco-arméniens
sont encore percus en général comme une cinquième colonne et
doivent encore garder leurs distances vis-a-vis de la diaspora pour
se faire entendre. Au lieu de traiter les obstacles institutionnels,
se manifeste une tendance nouvelle, mais archaïque, où l'Etat
semble surtout préoccupé par des solutions cosmétiques. Des
efforts sont faits pour nommer des citoyens turco-arméniens a des
postes officiels afin de parer en partie aux reproches d'inégalité
structurelle. A ce propos, il convient de se souvenir que plus d'une
vingtaine d'Arméniens exercaient en tant qu'officiels ottomans de
haut rang avant 1915 ; ce seul fait ne témoigne pas d'un engagement
vers l'égalité et les droits de l'homme. Quoi qu'il en soit,
cette même mentalité d'avant 1908 a conditionné, et continue de
conditionner dans une certaine mesure, l'ensemble des choix politiques
qui s'offrent aux Turco-arméniens, brièvement abordé au début
de cet article. Accepter l'histoire est donc la seule facon pour
les Turco-arméniens de cesser d'être percus comme une cinquième
colonne et de devenir des citoyens pleinement égaux.
A la lumière du débat qui précède, le fait que Hrant Dink ait
été assassiné pour avoir, entre autres, appelé un chat un chat et
qu'il continue d'être jugé in absentia, même après son assassinat,
pour avoir osé raconter son vécu, démontre qu'il est impossible
d'être un(e) Turco-arménien(ne) libre de raconter publiquement son
vécu. La victime est encore plus victimisée, lorsqu'elle tente de
décrire l'ampleur juridique et politique de son statut de victime. Les
intellectuels issus de Turquie ne sauraient soutenir que le 19 janvier
2007 ne signifie pas une rupture majeure. Cette rupture exige un
réexamen et une compréhension beaucoup plus profonde de l'histoire
républicaine des stratégies de survie des Turco-arméniens.
Si la Turquie aborde un jour la question de 1915 du point de vue de la
justice, un cadre juridique qui comprenne aussi le fait d'appeler un
chat un chat, comme le fit Hrant, ce jour-la la justice prévaudra
aussi dans l'affaire de l'assassinat de Hrant Dink. En outre,
ce faisant, la Turquie parviendrait a traiter et peut-être même
éclairer le lourd fardeau de l'isolement des Arméniens dans leur
propre pays et dans la diaspora.
Notes
1. Pour une analyse socio-politique élaborée et lucide, écrite au
19ème siècle et récemment traduite en anglais, voir Tajkahayk :
The Armenian Question de Raffi (Hagop Melik Hagopian) (Taderon Press,
2007).
2. Voir Bali, Rifat (2001), Musa's Children, The Republic's Citizens,
p. 133, sur l'autodafé des Quarante Jours de Musa Dagh. Sans surprise,
l'écrivain Franz Werfel figurait lui aussi sur la liste nazie des
livres a brÃ"ler.
3. Aharonyan, Kersam (1966), Khoher Hisnamyagi [Réflexions sur la
50ème commémoration], p. 149.
4. La plupart des écrivains et des journalistes originaires de
Turquie se réfèrent a une Anatolie idyllique imaginaire, lorsqu'ils
s'adressent aux Arméniens de la diaspora, afin de souligner leur
contexte Â" commun Â". Cette Anatolie imaginaire est principalement une
construction idéologique républicaine de gauche, qui ne ressemble en
rien a l'Anatolie contemporaine, laquelle vote surtout a droite et a
l'extrême-droite de l'échiquier politique. Quoi qu'il en soit, dans
le discours intérieur n'impliquant pas les Arméniens, cette même
Anatolie est abhorrée par certains tenants de la construction d'une
Anatolie paradisiaque. Ils romancent une Anatolie peuplée d'artistes,
de musiciens et d'architectes arméniens, qu'ils déclarent préférer
a ses habitants actuels, percus comme primitifs. Or, historiquement
parlant, ni l'existence des Arméniens ne fut en rien artiste et
moderne (voir Armenian Village Life before 1914 de Mary Kilbourne
Matossian et Susie Hoogasian Villa) (Wayne State University Press,
1982), ni l'Anatolie n'a jamais été le lieu idyllique d'une
Â" coexistence Â" pacifique durant les cent cinquante ans qui
précédèrent 1915.
5. Leurs descendants deviendront les Arméniens d'Istanbul, ce qui
mit fin littéralement a l'existence des Arméniens en Anatolie.
6. Avant 2006, les seuls bons Arméniens étaient
turco-arméniens. Puis, un certain nombre d'Arméniens, issus
principalement de la diaspora européenne, furent retenus en qualité
d'interlocuteurs légitimes.
Cette tentative de diversion instrumentalisant l'identité ethnique
constitue un exemple, caractéristique des manuels scolaires, de
politique régressive coloniale/impériale.
7. Nous ne nions et ne négligeons pas le fait que cette équation
revêt aussi d'autres dimensions ; néanmoins, ces dimensions sont
déterminées par une politique et, même dans le cas d'argumentations
censées être non-politiques, une politique de déni, de négation
ou d'évitement complet continue d'imprégner le discours.
8. Ou lorsque l'interlocuteur arménien est prêt a critiquer
également les Arméniens demandant la reconnaissance du génocide
ou, dans certains cas, va jusqu'a les qualifier de malades et
d'obsédés. Même s'il est politiquement incorrect, et de fait
raciste, de juger des gens en quête de justice psychologiquement
perturbés, la chose reste a ce jour acceptable pour certains
intellectuels turcs, en particulier si le requérant est arménien. Il
convient de se demander sérieusement ce que tout cela signifie
d'un point de vue politico-philosophique et socio-psychologique. Que
signifie le fait de valider une argumentation par ailleurs des plus
problématique, du seul fait qu'un Arménien la soulève ? En quoi
cette facon de Â" considérer l'origine ethnique avant l'argumentation
Â" diffère-t-elle du regard d'un Etat perpétrateur, lequel réduit
les humains a leur seule identité ethnique ?
9. Bien que l'on puisse être enclin a le penser, les attentats de
l'ASALA ne constituent pas le point de départ d'une hostilité
ouverte a l'encontre des Arméniens de la diaspora. De même,
l'indifférence antérieure a l'égard de 1915 est plutôt étrange,
compte tenu du fait que Kemal Tahir était un romancier très lu au
début des années 1970 ; Tahir ne publia pas un, mais deux romans
ayant trait a 1915, dont aucun n'a été traduit en arménien ou en
anglais. Si bien que l'argument habituel Â" Nous ne savions pas Â"
ne tient pas, du moins pour ceux qui avaient plus de 18 ans et qui
lisaient des romans au début des années 1970.
10. 20 Kura Askerlik : service militaire obligatoire, a périodicité
variable, des citoyens non-musulmans de Turquie, durant la Seconde
Guerre mondiale. Les citoyens non-musulmans, âgés de 15 a 45 ans,
furent écartés de la main-d'Å"uvre durant 14 mois et l'impôt suivant
sur la richesse prélevé sur les minorités a des taux exorbitants
(232 % pour les Arméniens, 179 % pour les Juifs, 156 % pour les
Grecs et 10 % pour les Donme (convertis) les appauvrit encore plus.
11. En février 2011, le parti Paix et Démocratie (BDP) soumit
une pétition au Parlement de Turquie visant a reconnaître les
massacres et les déportations qui eurent lieu entre 1937 et 1938
comme un génocide.
12. L'ouvrage de Seyhan Bayraktar, Politik und Erinnerung : Der
Diskurs uber den Armeniermord in der Turkei zwischen Nationalismus
und Europäisierung, publié en 2010, est la seule exception. Elle
étudie minutieusement comment les modèles discursifs de l'Etat et
des intellectuels peuvent parfois en partie chevaucher ou servir a
reproduire les modèles discursifs nationalistes.
13. Par normalisation discursive nous entendons l'ensemble de ces
pratiques discursives qui reproduisent sans problématiser les
préjugés visant les Arméniens de la diaspora actifs au plan
politique. Le discours de gauche / libéral se situe la où la
diabolisation de l'activité politique est ouvertement normalisée.
14. Pour un débat élargi sur l'évolution du terme
racisme/ethnicisme, voir Martha Augoustinos et Katherine J. Reynolds
(2001), Understanding Prejudice, Racism, and Social Conflict ;
Jennifer Lynn Eberhardt et Susan T. Fiske (1998), Confronting Racism :
the Problem and the Response ; Arthur P. Brief (2008), Diversity at
Work ; John Nagle (2009), Multiculturalism's Double Bind : Creating
Inclusivity, Cosmopolitanism and Difference ; Robert Miles et Malcolm
Brown (2003), Racism (2de édition) ; Martin Bulmer et John Solomos
(2004), Researching Race and Racism ; Pierre-André Taguieff et
Hassan Melehy (2001), Force of Prejudice : On Racism and its Doubles ;
Ruth Wodak et Martin Reisigl (2000), Discourse and Discrimination :
Rhetorics of Racism and Antisemitism.
15. D'après Wodak et Reisigl, la discrimination raciste, antisémite
et ethniciste en tant que pratique sociale, et en tant qu'idéologie,
se manifeste sur un mode discursif et est orientée vers cinq
questions simples tournant autour de stratégies référentielles
(comment les personnes sont-elles nommées et désignées au plan
linguistique ?), de stratégies prédicationnelles (quels traits,
particularités, qualités et caractéristiques leur sont assignés
?), de stratégies d'argumentation (au moyen de quels arguments
et schémas argumentaires des personnes ou des groupes sociaux
particuliers tentent-ils de justifier et de légitimer l'exclusion,
la discrimination, la suppression et l'exploitation d'autrui ?), des
stratégies de mise en perspective et de cadrage (a partir de quelle
perspective ou point de vue ces désignations et ces arguments sont-ils
exprimés ?), des stratégies d'atténuation et d'intensification (ces
énoncés discriminants respectifs sont-ils articulés ouvertement,
sont-ils même intensifiés ou sont-ils atténués ?), Discourse and
Discrimination : Rhetorics of Racism and Antisemitism, p. xiii.
16. Â" 'Le concept de 'racisme quotidien' vise a intégrer,
par définition, les dimensions macro- et microsociologiques du
racisme. Â" (Philomena Essed, Understanding Everyday Racism: An
Interdisciplinary Theory, 1991, p. 16). Après avoir critiqué la
distinction dichotomique entre Â" racisme institutionnel Â" et Â"
individuel Â" en ce qu'elle situe faussement l'individuel en dehors
de l'institutionnel (même si Â" les structures du racisme n'existent
pas extérieurement aux agents - elles sont le fait de ces agents
- des pratiques spécifiques ne sont par définition racistes
que lorsqu'elles activent une inégalité raciale structurelle
existante au sein du système' [36]), Essed explique sa conception
du terme 'quotidien' : Â" [...] le 'quotidien' peut être défini
provisoirement comme des significations socialisées rendant les
pratiques immédiatement définissables et incontestées si bien qu'en
principe, ces pratiques peuvent être mises en Å"uvre au regard de
normes et d'attentes (sous-) culturelles. (48-49). Â" Essed, in Wodak
et Reisigl, p. 7.
17. Les minorités ne sont pas exemptes de tels préjugés a l'encontre
de la majorité ; néanmoins, ces préjugés ne sont pas identiques
au plan structurel et causal et nécessitent un examen séparé.
18. De nombreux sites internet et rapports sur le discours
discriminatoire n'abordent que la grande presse de droite /
conservatrice, tout en négligeant totalement la nature intrinsèque
de ces éditorialistes libéraux ou de gauche.
19. Les institutions ne deviennent pas post-génocidaires
d'elles-mêmes, en particulier lorsque le déni perdure. Les questions
arménienne et kurde sont profondément liées, du fait de l'absence
d'engagement institutionnel de la part de l'Etat et de la société
turque vers un ordre normatif post-génocidaire. Comme le montrent
le sentiment anti-musulman et l'antisémitisme persistant en Europe,
ces engagements institutionnels ne constituent pas une fin en soi. Le
combat contre toutes les formes de racisme ouvert et subtil est une
affaire de vigilance au quotidien.
20. Ce débat fut central en Allemagne a la fin des années 1980,
s'agissant des interprétations de gauche et de droite de la Shoah,
en particulier de son caractère central dans l'histoire moderne
de l'Allemagne. Les tenants de la droite minimisaient la longue
trajectoire de l'antisémitisme enraciné dans la société et les
institutions allemandes.
21. Sans surprise, le discours du type Â" ressentir la souffrance Â"
comme une fin en soi est réservé aux Arméniens et n'est aucunement
central pour le conflit turco-kurde, car les Kurdes posent a la
Turquie un réel défi politique que la plupart des intellectuels
turcs ne peuvent plus éluder.
22. Cette dynamique de pouvoir n'est pas particulière au rapport des
intellectuels avec les Arméniens, car elle s'applique aussi a leur
rapport avec d'autres groupes, y compris leur rapport historiquement
ambivalent avec les citoyens kurdes de Turquie. Durant des années,
les intellectuels turcs ont exigé le renoncement complet a la lutte
armée avant tout contact avec des intellectuels kurdes. Cela n'a
changé que très récemment.
23. Ce qui est aussi dénoncé de la part des Turco-arméniens et de
certains groupes arméniens en diaspora.
24. En matière de politique intérieure, les tenants de l'AKP [Parti
pour la Justice et le Développement] et les laïcs ne sont pas Â"
tous pareils Â", mais, a l'occasion, s'agissant des catégories
essentialistes des Turcs et des Arméniens, ils Â" deviennent
pareils Â".
25. Le romantisme de la terre, propre au 19ème siècle, est ce qui
lie certains courants dominants de la gauche turque aux conceptions
dominantes de la terre chez les Arméniens. Néanmoins, ce qui est
percu comme mauvais pour les Arméniens (en tant que nostalgie Â"
nationaliste Â") est bon et souhaitable pour les Â" patriotes Â"
turcs. Plus fondamentalement, l'Anatolie/Arménie Occidentale Â"
patriotique Â" turque et Â" nationaliste Â" arménienne constituent
des constructions mythiques non-identiques, mais également
nationalistico-romantiques.
Aucun Turc de gauche anatolianiste ne vit en Anatolie ou n'a jamais
passé un temps appréciable a vivre de fait dans cette Anatolie
mythique. Quant aux Kurdes, ils vivent concrètement la situation
atroce d'un conflit armé et de déplacements forcés au sein de
cette Anatolie des plus romancée.
26. L'orientalisme ne concerne pas seulement ce que l'Occident pense de
l'Orient et sa manière d'élaborer des représentations de ce même
Orient. Il revêt aussi plusieurs dimensions auto-orientalisantes
dans lesquelles l'Orient tend a refléter idéalement le stéréotype
Â" oriental Â" - partant, inférieur. Si bien que les Occidentaux
possèdent institutions et droit, tandis que raki et dolmas sont
réservés aux Turcs et aux Arméniens.
27. S'il fallait prendre au sérieux cet argument de la similitude,
il conviendrait d'expliquer alors comment ce qui était semblable
fut capable de tuer ce qui était semblable.
28. Un des accents majeurs concernant l'évocation de 1915 roule
autour de l'argument : Â" Mais les Arméniens se révoltèrent. Â"
Historiquement parlant, c'est vrai, bien que son ampleur et sa
fréquence soient grossièrement exagérées. Néanmoins, situer
l'histoire de la violence a partir des révoltes des Arméniens omet
plusieurs points importants : les terribles conditions d'existence
des Arméniens au 19ème siècle, la violence épisodique que les
Arméniens subirent, le fait qu'ils tentèrent aussi parallèlement la
voie des pétitions, mais que leurs appels restèrent sans réponse,
et finalement le fait que les Ittihadistes eux-mêmes essayèrent de se
défaire de ce même régime absolutiste. En un sens, ces intellectuels
turcs qui sont eux-mêmes actifs en politique intérieure, mais que
dérange l'action politique des Arméniens, laquelle met en question
le statu quo, recourent toujours au style des plus discriminant : Â"
Nous, on peut le faire, mais vous, vous ne devriez pas. Â"
[Journaliste arménienne originaire d'Istanbul, Talin Suciyan vit en
Arménie depuis 2007-2008. Elle se trouve actuellement (avril 2011)
a Munich, où elle poursuit ses études, tout en enseignant a la
Ludwig-Maximilians-Universität. Elle a collaboré au journal Agos
(de 2007 a 2010) et a d'autres journaux turcs.
Ayda Erbal est doctorante en sciences politiques a l'université
de New York. Son travail est centré sur la politique du changement
historiographique en Turquie et en IsraÃ"l. Elle s'intéresse a la
théorie de la démocratie, au débat démocratique, a la politique des
historiographies Â" post-nationalistes Â" et a celle des excuses. Elle
a publié des nouvelles et travaillé comme journaliste au journal
turco-arménien Agos de 2000 a 2003.]
____________
Source : http://www.armenianweekly.com/wp-content/u
ploads/2009/02/AWeekly_April_2011_web.pdf Traduction : © Georges
Festa - 04.2012.
Avec l'aimable autorisation de Khatchig Mouradian, rédacteur en chef
de The Armenian Weekly.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Arménies