ENTRETIEN AVEC PETER BALAKIAN
www.collectifvan.org
Publié le : 16-05-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
livre cet entretien avec Peter Balakian traduit par Georges Festa et
publié sur le site Armenian Trends - Mes Arménies le 3 mai 2012.
Armenian Trends - Mes Arménies
jeudi 3 mai 2012
© MÄ"tisPresses, 2011
Une lumière dans les ténèbres Entretien avec Peter Balakian
par Lianna Zakharian
Asbarez, 26.04.2012
[Note de l'Editeur : Dans le cadre de notre partenariat avec Yerevan
Magazine, nous présentons un entretien avec l'écrivain Peter
Balakian, publié dans le numéro de janvier-février 2012 de cette
revue. Cet entretien a aussi paru dans le numéro spécial d'Asbarez,
le 24 avril dernier, consacré au génocide arménien.]
Peter Balakian appartient sans conteste a ces écrivains de premier
plan, dont l'Å"uvre littéraire, qui comprend six recueils de poèmes,
de nombreux essais, des ouvrages documentaires et des Mémoires, a
influencé et transformé la compréhension littéraire, culturelle,
politique, sociale et psychologique des questions entourant la mémoire
et le traumatisme historique. Entre autres références récentes,
figure un article dans un livre intitulé Fifty Key Thinkers on the
Holocaust and Genocide (Routledge, 2010). L'auteur de cet article,
Paul Bartrop, chercheur sur la Shoah, note que l'Å"uvre de Balakian
a contribué a ouvrir le domaine, a lancer un discours ayant trait a
la mémoire, a l'histoire et au traumatisme. Aux yeux des critiques
et des spécialistes, ses travaux illustrent avec force l'importance
de l'imaginaire littéraire et de son pouvoir d'incarner les aspects
plus sombres de l'histoire.
Que dire de plus sur un auteur, qui compte des Mémoires a succès
(Black Dog of Fate), a traduit les Mémoires importants de son
grand-oncle Grigoris Balakian, survivant du génocide arménien
(Armenian Golgotha), a évoqué l'histoire de son peuple (The Burning
Tigris : The Armenian Genocide and America's Response) et qui, parmi
les poètes éminents d'Amérique, a médité sur les expériences
et les émotions, sa vie durant ? En outre, connaissant son approche
linguistique professionnellement méticuleuse, l'on pouvait s'attendre,
et il l'a confirmé, a ce qu'il fÃ"t des plus prudent en matière
d'entretiens, car, déclare-t-il : Â" A mon avis, dans une conversation
verbale, nous ne sommes pas aussi précis et exacts qu'il le faudrait.
Â"
Les Balakian vivent a Hamilton, une ville universitaire rurale
au centre de l'Etat de New York, dans un paysage qui se compose de
pâturages onduleux et de petites fermes laitières. La ville la plus
proche est Syracuse, qui se trouve a quelque quatre-vingts kilomètres
au nord-ouest. Hamilton est une ville typique de Nouvelle-Angleterre,
avec sa vaste zone verte et un hôtel cossu a bardeaux blancs a sa
limite. Son architecture est une véritable fresque de l'histoire
américaine, allant des bâtiments en brique de l'ancienne époque
fédérale au renouveau du style grec classique, aux demeures altières
de style victorien et Queen Ann, sans compter toute une diversité
d'édifices modernes. Une ambiance traditionnelle, mais assortie d'un
campus universitaire très actif qui confère quelque sophistication
a cette ville.
L'université de Colgate est l'un des plus beaux campus du pays. Il
s'agit d'une université polyvalente d'élite, avec une population
étudiante triée sur le volet et des enseignants éminents. Â" Un
endroit superbe pour moi en tant qu'écrivain et enseignant, durant ces
trente dernières années, Â" explique Balakian. L'épouse de Peter,
Helen Kesabian, dirige le Service des relations avec le gouvernement,
les fondations et les associations a l'université. Ils occupent une
maison de trois étages, construite en pierre locale. Bâtie en 1828,
c'est une demeure historique, qui appartenait jadis aux Chemins de fer
Underground. Les locaux réservés aux esclaves fugitifs sont encore
intacts au troisième étage de la maison dans la partie séparée par
un mur qui se trouve derrière le bureau de Peter. Â" Compter ce pan
d'histoire des droits de l'homme dans mon propre espace reste quelque
chose de fort. L'histoire n'est jamais passée, Â" dit-il, tandis qu'il
prend place a son bureau, avec sa vaste bibliothèque en arrière-plan.
Â" Il y a la presque dix mille ouvrages. C'est trop. Il faudrait que
je me défasse de certains, Â" dit-il en soupirant.
- Lianna Zakharian : L'enseignement occupe une grande part de votre
vie. Qu'enseignez-vous et comment parvenez-vous a écrire, tout en
enseignant ?
- Peter Balakian : Je donne toute une série de cours a Colgate. Je
dirige le programme de Création littéraire, un programme florissant
et dynamique au sein de notre département d'anglais. J'anime des
ateliers de création poétique et j'enseigne la littérature
américaine, essentiellement la poésie des 19ème et 20ème
siècles. Et j'enseigne chaque année un cours intitulé Génocide
moderne, au cÅ"ur de notre programme universitaire ; ce cours est une
filière de licence pour étudiants diplômés. Il aborde le génocide
arménien et la Shoah - deux modèles de génocide moderne, mais les
étudiants peuvent travailler, ce qu'ils font, sur des génocides plus
tardifs au 20ème siècle. Pour moi, l'essentiel a toujours été de
continuer a écrire a travers tout cela.
Même lorsque j'enseigne, gagner mon bureau une heure ou deux maintient
chaque ouvrage auquel je travaille dans sa dynamique. Il faut toujours
jongler : écrire et enseigner. Naturellement, enseigner implique de
rencontrer régulièrement les étudiants, tout en faisant partie de
l'université et du département, a savoir tout un monde d'obligations
institutionnelles. L'essentiel reste d'avancer avec et dans son
travail, lorsque le semestre s'achève, pour ensuite passer a la
vitesse supérieure. Les gens s'imaginent que nous autres professeurs
prenons nos vacances l'été et les jours fériés. Impensable.
- Lianna Zakharian : Un écrivain et un poète a besoin d'expériences
très diverses. Avez-vous le temps de voyager ?
- Peter Balakian : Ma vie est devenue plus compliquée ces quinze
dernières années, depuis, en particulier, que Black Dog of Fate
et The Burning Tigris ont paru et été traduits dans plusieurs
langues. On m'a demandé de faire des interventions dans le
monde entier et de présenter des communications et des exposés
a des colloques. Ce qui est très bien et gratifiant, mais qui
ajoute une autre dimension a toutes ces choses avec quoi il faut
jongler. J'essaie de trouver un équilibre entre les voyages a
l'étranger, les congrès, les lectures, les tournées littéraires,
l'enseignement et l'écriture, et ma vie en famille et avec mes
amis. Le bon côté, c'est que calibrer conférences et études durant
les longs vols d'avion est très efficace ; pas de distractions, pas
d'interruptions. Ces dernières années, le fait d'aller en Grèce en
Australie, au Liban, en Syrie, en Argentine, a travers l'Europe, en
Arménie, aux Etats-Unis et au Canada a été stimulant et m'a beaucoup
appris sur la complexité globale de la culture arménienne, ainsi
que sur les autres cultures. Et puis c'est positif pour mon écriture.
- Lianna Zakharian : Vous venez juste de rentrer de France. Comment
les choses se sont-elles passées ?
- Peter Balakian : Je participais a un festival d'une semaine que
le Centre National du Livre organisait a l'attention des écrivains
arméniens. Une organisation superbe. Nous étions 20, venus du monde
entier. Des écrivains venus de république d'Arménie, certains de
France et d'autres pays d'Europe, d'Argentine ; Viken Berberian et
moi représentions les Etats-Unis. Nous avons réalisé plusieurs
conférences et débats a Marseille, Valence, Avignon, Lyon et Paris.
- Lianna Zakharian : Pourquoi le gouvernement francais a-t-il fait
cela ?
- Peter Balakian : Ils se sentent très proches de l'histoire et de la
culture arménienne, avec un sentiment de longs rapports historiques
entre les deux cultures. Et puis ils voulaient célébrer le 20ème
anniversaire de l'Arménie de cette manière. C'était un vrai
plaisir de voir un gouvernement épouser la parole des Arméniens,
aller a la rencontre de la littérature de culture arménienne. Sans
craindre aucunement la parole des intellectuels arméniens comme c'est
le cas ici aux Etats-Unis, où la question du génocide arménien
est une source d'angoisse pour notre gouvernement, du fait de la
Turquie. Les Francais, comme la plupart des pays du monde, sont
bien au-dela de cette - comment dire autrement ? - immaturité. Ce
serait fantastique si notre gouvernement apprenait quelque chose
des Francais a cet égard. Ce fut un voyage a part, et pour moi,
des plus important, ayant traduit avec Aris Sevag les Mémoires de
mon grand-oncle sur le génocide, Le Golgotha arménien, le fait de
me rendre dans l'une des six églises qu'il a bâties a Marseille,
lorsqu'il était évêque au sud de la France durant les années 1930,
et d'inaugurer le festival en parlant de lui et de son Å"uvre.
- Lianna Zakharian : Vous écrivez sur des événements des plus
tragiques. En outre, le travail d'un écrivain requiert en général de
longues heures passées a être assis. Comment équilibrez-vous votre
vie quotidienne ou, pour reprendre le titre d'un de vos articles, Â"
Comment un poète écrit-il l'histoire sans devenir fou ? Â".
- Peter Balakian : Vous devez conservez un esprit serein, lorsque vous
écrivez sur des problèmes sombres et complexes. J'ai mes rituels et
travailler au dehors fait toujours partie de mon quotidien. Lorsque
j'étais enfant et adolescent, le football, le basket-ball et
la base-ball ont dominé mon existence. Maintenir mon corps en
mouvement, chaque jour, est un bon contrepoids a la vie sédentaire
d'un écrivain.
Vous évacuez une part de cette intériorité avec laquelle luttent
les écrivains et vous vous videz la tête. Je regarde beaucoup les
Yankees jouer et je profite de ma famille et de mes amis, chaque fois
que je peux me libérer. Helen et moi et nos amis de Colgate adorons
partir en voiture, une heure, au nord de Syracuse, dans un très bon
restaurant chinois, lors d'une soirée très fraîche, pour y déguster
des spécialités du Sichuan et échanger avec nos amis écrivains
de Syracuse. Je collectionne aussi des tapis anciens et des objets
d'art de l'après-Seconde Guerre mondiale. La musique est elle aussi
essentielle, que ce soit Telemann et Bach, Miles Davis ou Bob Dylan.
La beauté aide au bonheur de l'esprit.
- Lianna Zakharian : C'est un pas difficile a franchir pour un poète
que de se mettre a écrire sur une époque plus sombre de notre nation.
Comment l'écriture de Black Dog of Fate vous a-t-elle changé au
plan personnel ?
- Peter Balakian : Ecrire ces Mémoires m'a demandé sept ans environ,
car, en tant que poète, mon langage, mon style et mon orientation
littéraires n'entraient pas dans l'écriture narrative. J'ai donc
eu a apprendre comment écrire dans un genre nouveau, ce qui ne
se fait pas en une nuit. Je travaillais dans mon coin, essayant
de me représenter des manières d'écrire sur une famille, son
histoire, ainsi que sur mon évolution dans le temps et mon périple
personnel vers une histoire faite de ténèbres, qui n'était jamais
évoquée ouvertement dans ma famille. J'ai passé beaucoup de temps
a réfléchir sur la forme et le discours et ses rapports avec le
langage lyrique, qui est le lieu où je me situe en tant que poète.
- Lianna Zakharian : Comment avez-vous réagi au fait d'apparaître
plus souvent en public ?
- Peter Balakian : Ca m'intéressait d'être a la télévision et a la
radio, face a des publics plus larges. Au-dela de moi et de mon livre
et de ces sortes de choses, c'était gratifiant de pouvoir débattre
plus amplement de l'histoire du génocide arménien. C'était aussi
un défi, pas toujours agréable, d'avoir affaire a des nationalistes
turcs se présentant a mes manifestations pour nier l'histoire.
- Lianna Zakharian : Avez-vous rencontré beaucoup de résistances
de leur part ?
- Peter Balakian : A la fin des années 1990, alors que je faisais
la promotion de Black Dog of Fate, les nationalistes turcs venaient
manifester, pouvant être parfois perturbateurs en distribuant
des prospectus vantant la propagande de l'Etat turc. Jamais rien
de violent, mais perturbant. Le plus gênant, du point de vue
psychologique et éthique, était de ne pas entendre de voix issues
du monde turc qui soient sensées, réfléchies et empathiques. Et
puis cela a changé, heureusement, au début des années 2000 : est
apparu un groupe de chercheurs turcs, comme Taner Akcam, Fatma Muge
Göcek, Ragip Zarakolu, Elif Shafak et d'autres, qui luttent eux aussi
courageusement pour le même genre de vérités et de reconnaissances
de la part de leur pays, concernant le passé arménien et autres
tabous au sein de la Turquie. Il devint alors clair pour nombre d'entre
nous que la Turquie comptait des éléments et des forces de progrès,
et que les nationalistes n'avaient pas le monopole de la Turquie. Il y
a eu un net progrès vers un véritable débat intellectuel en Turquie,
mais cela reste un combat de titans ; rien qu'en novembre dernier,
le gouvernement turc a incarcéré des dizaines d'intellectuels et de
journalistes, dont mon éditeur turc, l'intrépide et pionnier Ragip
Zarakolu. C'est une tragédie et j'espère que le monde pourra aider
la Turquie a en prendre conscience.
- Lianna Zakharian : A votre avis, assiste-t-on a un changement global
des comportements en Turquie ?
- Peter Balakian : Je pense qu'il y a toujours eu des scientifiques,
des intellectuels et des militants des droits de l'homme vecteurs de
progrès en Turquie, mais ils n'ont pas beaucoup d'espace citoyen
a l'intérieur de leur pays ou suffisamment accès aux forums aux
Etats-Unis et en Europe. Ils sont éclipsés par les militants
ultra-nationalistes. Néanmoins, ces quinze dernières années,
ces éléments progressistes ont réussi a se faire entendre en
dehors de la Turquie ; ils sont arrivés a maturité et davantage
médiatisés. Les travaux historiques sur le génocide arménien,
dus a Taner Akcam, par exemple, ont été traduits en anglais et ont
eu un fort impact. Il a été possible pour quelqu'un comme Hrant
Dink d'émerger au sein de la Turquie et de lancer l'entreprise qu'il
inspira. Même abattu par l'Etat profond turc, son Å"uvre est vivante
et les portes qu'il a ouvertes le demeurent ; les gens continuent a
les franchir.
- Lianna Zakharian : Pourquoi Le Chien noir du destin est-il devenu
aussi populaire parmi des publics plus larges ?
- Peter Balakian : Je ne me suis jamais attendu a ce que le livre fÃ"t
bien accueilli, je veux dire par la qu'on écrit, en fait, un livre
simplement parce qu'on est hanté et aiguillonné par une histoire
que l'on veut raconter, qu'il nous faut raconter. L'urgence première
est de concevoir un langage, de raconter une histoire et de réaliser
ses matériaux en des termes les plus esthétiques possibles. Après,
c'est comme a la roulette, on ne sait jamais ce qui touchera les
autres et quel sera l'accueil. Lorsque Le Chien noir du destin s'est
acquis de suite une réaction positive, j'ai été a la fois empli de
joie et surpris. Un ouvrage en prose vous gagne davantage le public
que ne le fait la poésie - triste constat, car la poésie devrait
être au centre de tout.
- Lianna Zakharian : Comment pourriez-vous définir la scène
littéraire américaine ? Existe-t-il une communauté d'écrivains
aux Etats-Unis ?
- Peter Balakian : Les Etats-Unis sont une gigantesque société
multiculturelle comptant de nombreuses scènes littéraires très
vivantes. Il est presque impossible de tout prendre en compte,
si bien que les écrivains trouvent leurs propres sous-cultures et
communautés littéraires. Certains se définissent par une région,
comme les écrivains du Sud, qui possède un fort sentiment d'identité
régional, ou certains types d'écrivains qui se considèrent comme
écrivains de Nouvelle-Angleterre, ou écrivains des Grandes Plaines
ou de la Côte nord-ouest du Pacifique. Et ces sous-cultures et
communautés peuvent se définir au moyen de plusieurs dimensions,
lesquelles comprennent les valeurs esthétiques, les identités
culturelles, les notions de genre, etc. Personnellement, je possède
ma communauté d'écrivains et d'artistes dans mon espace proche,
a travers le pays et a l'étranger.
Je vais fréquemment a New York. Ma communauté d'écrivains, de
cinéastes et d'artistes visuels rend mon existence bien plus riche
et meilleure dans ce travail, très solitaire sinon. J'ai beaucoup
de chance de compter ces amis.
- Lianna Zakharian : Quels sont vos projets d'avenir et sur quoi
travaillez-vous actuellement ?
- Peter Balakian : Mon récent recueil de poèmes, Ziggurat, est paru
a l'automne 2010 aux Presses de l'Université de Chicago et a recu un
accueil positif. J'ai donné un entretien a la Radio Publique Nationale
(NPR) a ce sujet le 11 septembre 2010, car une partie du livre a trait
aux suites du 11 Septembre. Je travaille actuellement a un nouveau
recueil de poèmes et a une anthologie de mes essais rassemblés sur
plus de vingt ans. Certains portent sur Tcharents et Gorky, ainsi
que sur de hautes figures américaines, comme les poètes Theodore
Roethke et Hart Crane ; d'autres abordent des questions de poésie
et de poétique, de cinéma, peinture et musique.
- Lianna Zakharian : Certains de vos poèmes ressemblent a de la
poésie japonaise, a l'aide d'observations de la nature, faites de
subtiles merveilles minimalistes. Qu'est-ce qui vous inspire dans
votre activité poétique ?
- Peter Balakian : En fait, beaucoup de choses, naturellement. La
nature et le monde organique en font partie. L'impact de l'histoire
aussi, la peinture, le cinéma et les arts visuels influencent aussi
mon Å"uvre. Mais ces dimensions sont souvent entrelacées et mêlées
dans tel ou tel poème. Dans le poème Â" Flat Sky of Summer Â"
[Platitude d'un ciel d'été], par exemple, un jeune garcon est
plongé dans un ouvrage sur l'art de la vaisselle ; cette immersion
débouche sur une explosion de l'imaginaire et, finalement, après
que ce garcon ait rencontré des maîtres européens, il découvre
une spatule arménienne et des fragments d'histoire. Le poème est
empreint de couleurs vives et d'une envolée de l'imagination. J'y
introduit Toros Roslin. Il s'achève avec Toros Roslin et Gorky. Il
aborde, entre autres, le pouvoir de la couleur et la transformation
d'objets d'art en perception. Dans Ziggurat, j'ai toute une série
de poèmes qui partent des sérigraphies d'Andy Warhol.
- Lianna Zakharian : Votre poésie comporte nombre de structures
sensuelles, tout comme vos Mémoires. Dans le chapitre Â" Tahn a
Crabtree Lane Â", dans vos Mémoires Le Chien noir du destin, vous
insérez une description très sensuelle des repas dominicaux de
votre famille. Votre génération préserve-t-elle ces rituels ?
- Peter Balakian : Cuisine et cuisiner sont très importants pour moi.
Récemment, Saveur Magazine a demandé a un groupe d'écrivains
américains d'écrire sur des repas mémorables qu'ils ont vécus. J'ai
écrit mon texte sur une fête arménienne avec ma famille dans les
années 1970, où une famille originaire de Bolis (Constantinople)
et une autre de Tigranakert partagent leurs plats. J'y souligne
qu'une telle fête n'eÃ"t pas été possible sans le génocide et
la diaspora qui s'ensuivit, car ces cultures ne se seraient jamais
croisées dans l'ancienne Anatolie. D'où une explosion de midia,
ce plat de fruits de mer de Méditerranée orientale, et du plaki
au poisson, accommodé a la cuisine épicée, sèche, plus arabe,
d'Anatolie orientale, dont le mouhamara qui est arabe a la base, et
agrémenté d'agneau et de ragoÃ"t de légumes cuits lentement. Et,
bien sÃ"r, nous nous réunissions autour de la table, toute une
famille de plusieurs générations. Nous profitons toujours de nos
fêtes de famille.
- Lianna Zakharian : Ce fut une révélation de découvrir vos tantes
dans Le Chien noir du destin, des femmes qui étaient aussi éduquées
et connues dans le monde littéraire.
- Peter Balakian : Toutes deux sont mortes maintenant ; tante Nona
est décédée en 1991 et tante Anna est morte en 1997. Comme vous
savez, Nona fut rédactrice a la rubrique littéraire du New York
Times pendant plus de quarante ans et Anna spécialiste réputée de
littérature francaise et professeur a l'université de New York,
des dizaines d'années durant. J'ai beaucoup appris d'elles et
j'évoque certaines de ces rencontres et voyages dans Le Chien noir
du destin. Leurs exemples ont été très forts car c'étaient des
gens pour qui le monde de la littérature était autant une manière
d'être qu'une profession.
- Lianna Zakharian : Vos enfants suivent-ils votre exemple au plan
professionnel ?
- Peter Balakian : Ma fille Sophia, 27 ans, prépare son doctorat
en anthropologie culturelle a l'université de l'Illinois, en vue
de devenir africaniste. Elle est actuellement au Kenya où elle
étudie le swahili et affine son domaine de recherches. Mon fils
James, presque 23 ans, se trouve en ce moment a Washington, D.C. ;
il travaille pour le National Democratic Institute, une ONG, qui
s'occupe des élections démocratiques a travers le monde. Il vient
de quitter l'université et c'est son premier emploi. Je suis fier
de leur intérêt enthousiaste pour une politique de progrès, le
monde des idées et de leur engagement vers la justice sociale et
l'équité économique.
Actuellement, nous vivons dans une société qui est très injuste
pour nombre de ses citoyens honnêtes et travailleurs, et ils veulent
contribuer a l'avènement d'un changement.
L'intensité des événements tragiques que Peter Balakian décrit,
sa poésie sensuelle et sa subtile sensibilité transmettent un
sentiment certain de vulnérabilité, qui font que je me demande
si, pour paraphraser Shakespeare, Â" a trop honorer les morts Â",
il ne Â" dessert pas les vivants Â". Quoi qu'il en soit, son style
puissant, sa vie intellectuelle riche, créatrice et sociale, et son
optimisme démontrent le contraire. Mis a part son talent, telles
sont les raisons pour lesquelles les Å"uvres de Balakian continuent
de fasciner et d'inspirer les lecteurs a travers le monde.
Å'uvres de Peter Balakian
Poète et essayiste, Peter Balakian est né le 13 juin 1951 a Teaneck,
dans le New Jersey. Titulaire d'une licence de l'université Bucknell
(Lewisburg, Pennsylvanie), d'un mastère de l'université de New York
et d'un doctorat de l'université Brown (Providence, Rhode Island). Il
enseigne a l'université de Colgate (Hamilton, New York) depuis 1980,
où il occupe actuellement la chaire Donald M. et Constance H. Rebar
en sciences humaines et où il dirige un séminaire de création
littéraire.
Il fut le premier directeur du Center for Ethics and World Societies
[Centre d'Etude sur l'Ethique et les Sociétés a travers le monde].
Il est l'auteur de six recueils de poèmes, dont Ziggurat, le plus
récent (U. of Chicago Press, 2010), et June-Tree : New and Selected
Poems 1974-2000 (Harper, 2001). Les autres sont Father Fisheye
(Sheep Meadow Press, 1979), Sad Days of Light (Sheep Meadow Press,
1983), Reply from Wilderness Island (Sheep Meadow Press, 1988),
Dyer's Thistle (Carnegie-Mellon University Press, 1996), ainsi que
plusieurs éditions en tirage limité.
Son Å"uvre est parue dans de nombreuses revues, telles que The Nation,
The New Republic, Antaeus, Agni, Partisan Review, Poetry, The Kenyon
Review, Slate, The Virginia Quarterly Review, et dans des anthologies
comme New Directions : An International Anthology of Prose and Poetry
(New York : New Directions Publishing), The Morrow Anthology of Younger
American Poets (Quill, 1985), Poetry's 75th Anniversary Issue (Chicago
: Poetry Foundation, oct. 1987), The Wadsworth Anthology of Poetry
(Wadsworth Publishing, 2005) et Poetry On Record : 98 Poets Read
Their Work 1886-2006, 4 CD (Shout Factory, 2006). Quatre éditions
(illustrées) en tirage limité de poèmes de Balakian ont été
publiées par The Press of Appletree Alley (Lewisburg, Pennsylvanie).
Il est l'auteur de Mémoires, Black Dog of Fate [Le Chien noir du
destin], lauréat du prix PEN/Albrand et Sélection littéraire du
New York Times, et de The Burning Tigris : The Armenian Genocide and
America's Response [Le Tigre en flammes : le génocide arménien et
la réponse de l'Amérique], prix 2005 RaphaÃ"l Lemkin, Sélection
littéraire et Meilleur livre a succès du New York Times. Il est
aussi l'auteur de Theodore Roethke's Far Fields : The Evolution of
His Poetry (Louisiana State University Press, 1989).
Ses essais ont aussi paru dans Art In America, American Poetry Review,
The Chronicle of Higher Education, The American Quarterly, American
Book Review, et Poetry. Il est cofondateur et coéditeur avec le poète
Bruce Smith de la revue de poésie Graham House Review, publiée de
1976 a 1996, et co-traducteur de recueil de poèmes Bloody News from
My Friend de Siamanto (Detroit : Wayne State Press, 1996).
Distinctions de Peter Balakian : Boursier Guggenheim ; Boursier de
la Fondation Nationale pour les Arts [National Endowment for the
Arts] ; prix de poésie Emily Clark Balch, Virginia Quarterly Review
2007 ; médaille Moïse de Khorène, république d'Arménie, 2007 ;
prix RaphaÃ"l Lemkin 2005 (meilleur ouvrage en anglais consacré
au génocide et aux droits de l'homme) ; prix PEN/Martha Albrand,
catégorie Mémoires, 2005 ; prix du New Jersey Council for the
Humanities Book, 1998 ; prix Daniel Varoujan, New England Poetry
Club, 1986 ; prix littéraire Anahid, Columbia University Armenian
Center, 1990.
Ses ouvrages ont été traduits en arménien, en arabe, en bulgare,
en néerlandais, en francais, en grec, en allemand, en hébreu,
en russe et en turc.
_____________
Source : http://asbarez.com/102585/light-in-the-darkness/ Traduction :
© Georges Festa - 04.2012.
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Publié le : 16-05-2012
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livre cet entretien avec Peter Balakian traduit par Georges Festa et
publié sur le site Armenian Trends - Mes Arménies le 3 mai 2012.
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Une lumière dans les ténèbres Entretien avec Peter Balakian
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[Note de l'Editeur : Dans le cadre de notre partenariat avec Yerevan
Magazine, nous présentons un entretien avec l'écrivain Peter
Balakian, publié dans le numéro de janvier-février 2012 de cette
revue. Cet entretien a aussi paru dans le numéro spécial d'Asbarez,
le 24 avril dernier, consacré au génocide arménien.]
Peter Balakian appartient sans conteste a ces écrivains de premier
plan, dont l'Å"uvre littéraire, qui comprend six recueils de poèmes,
de nombreux essais, des ouvrages documentaires et des Mémoires, a
influencé et transformé la compréhension littéraire, culturelle,
politique, sociale et psychologique des questions entourant la mémoire
et le traumatisme historique. Entre autres références récentes,
figure un article dans un livre intitulé Fifty Key Thinkers on the
Holocaust and Genocide (Routledge, 2010). L'auteur de cet article,
Paul Bartrop, chercheur sur la Shoah, note que l'Å"uvre de Balakian
a contribué a ouvrir le domaine, a lancer un discours ayant trait a
la mémoire, a l'histoire et au traumatisme. Aux yeux des critiques
et des spécialistes, ses travaux illustrent avec force l'importance
de l'imaginaire littéraire et de son pouvoir d'incarner les aspects
plus sombres de l'histoire.
Que dire de plus sur un auteur, qui compte des Mémoires a succès
(Black Dog of Fate), a traduit les Mémoires importants de son
grand-oncle Grigoris Balakian, survivant du génocide arménien
(Armenian Golgotha), a évoqué l'histoire de son peuple (The Burning
Tigris : The Armenian Genocide and America's Response) et qui, parmi
les poètes éminents d'Amérique, a médité sur les expériences
et les émotions, sa vie durant ? En outre, connaissant son approche
linguistique professionnellement méticuleuse, l'on pouvait s'attendre,
et il l'a confirmé, a ce qu'il fÃ"t des plus prudent en matière
d'entretiens, car, déclare-t-il : Â" A mon avis, dans une conversation
verbale, nous ne sommes pas aussi précis et exacts qu'il le faudrait.
Â"
Les Balakian vivent a Hamilton, une ville universitaire rurale
au centre de l'Etat de New York, dans un paysage qui se compose de
pâturages onduleux et de petites fermes laitières. La ville la plus
proche est Syracuse, qui se trouve a quelque quatre-vingts kilomètres
au nord-ouest. Hamilton est une ville typique de Nouvelle-Angleterre,
avec sa vaste zone verte et un hôtel cossu a bardeaux blancs a sa
limite. Son architecture est une véritable fresque de l'histoire
américaine, allant des bâtiments en brique de l'ancienne époque
fédérale au renouveau du style grec classique, aux demeures altières
de style victorien et Queen Ann, sans compter toute une diversité
d'édifices modernes. Une ambiance traditionnelle, mais assortie d'un
campus universitaire très actif qui confère quelque sophistication
a cette ville.
L'université de Colgate est l'un des plus beaux campus du pays. Il
s'agit d'une université polyvalente d'élite, avec une population
étudiante triée sur le volet et des enseignants éminents. Â" Un
endroit superbe pour moi en tant qu'écrivain et enseignant, durant ces
trente dernières années, Â" explique Balakian. L'épouse de Peter,
Helen Kesabian, dirige le Service des relations avec le gouvernement,
les fondations et les associations a l'université. Ils occupent une
maison de trois étages, construite en pierre locale. Bâtie en 1828,
c'est une demeure historique, qui appartenait jadis aux Chemins de fer
Underground. Les locaux réservés aux esclaves fugitifs sont encore
intacts au troisième étage de la maison dans la partie séparée par
un mur qui se trouve derrière le bureau de Peter. Â" Compter ce pan
d'histoire des droits de l'homme dans mon propre espace reste quelque
chose de fort. L'histoire n'est jamais passée, Â" dit-il, tandis qu'il
prend place a son bureau, avec sa vaste bibliothèque en arrière-plan.
Â" Il y a la presque dix mille ouvrages. C'est trop. Il faudrait que
je me défasse de certains, Â" dit-il en soupirant.
- Lianna Zakharian : L'enseignement occupe une grande part de votre
vie. Qu'enseignez-vous et comment parvenez-vous a écrire, tout en
enseignant ?
- Peter Balakian : Je donne toute une série de cours a Colgate. Je
dirige le programme de Création littéraire, un programme florissant
et dynamique au sein de notre département d'anglais. J'anime des
ateliers de création poétique et j'enseigne la littérature
américaine, essentiellement la poésie des 19ème et 20ème
siècles. Et j'enseigne chaque année un cours intitulé Génocide
moderne, au cÅ"ur de notre programme universitaire ; ce cours est une
filière de licence pour étudiants diplômés. Il aborde le génocide
arménien et la Shoah - deux modèles de génocide moderne, mais les
étudiants peuvent travailler, ce qu'ils font, sur des génocides plus
tardifs au 20ème siècle. Pour moi, l'essentiel a toujours été de
continuer a écrire a travers tout cela.
Même lorsque j'enseigne, gagner mon bureau une heure ou deux maintient
chaque ouvrage auquel je travaille dans sa dynamique. Il faut toujours
jongler : écrire et enseigner. Naturellement, enseigner implique de
rencontrer régulièrement les étudiants, tout en faisant partie de
l'université et du département, a savoir tout un monde d'obligations
institutionnelles. L'essentiel reste d'avancer avec et dans son
travail, lorsque le semestre s'achève, pour ensuite passer a la
vitesse supérieure. Les gens s'imaginent que nous autres professeurs
prenons nos vacances l'été et les jours fériés. Impensable.
- Lianna Zakharian : Un écrivain et un poète a besoin d'expériences
très diverses. Avez-vous le temps de voyager ?
- Peter Balakian : Ma vie est devenue plus compliquée ces quinze
dernières années, depuis, en particulier, que Black Dog of Fate
et The Burning Tigris ont paru et été traduits dans plusieurs
langues. On m'a demandé de faire des interventions dans le
monde entier et de présenter des communications et des exposés
a des colloques. Ce qui est très bien et gratifiant, mais qui
ajoute une autre dimension a toutes ces choses avec quoi il faut
jongler. J'essaie de trouver un équilibre entre les voyages a
l'étranger, les congrès, les lectures, les tournées littéraires,
l'enseignement et l'écriture, et ma vie en famille et avec mes
amis. Le bon côté, c'est que calibrer conférences et études durant
les longs vols d'avion est très efficace ; pas de distractions, pas
d'interruptions. Ces dernières années, le fait d'aller en Grèce en
Australie, au Liban, en Syrie, en Argentine, a travers l'Europe, en
Arménie, aux Etats-Unis et au Canada a été stimulant et m'a beaucoup
appris sur la complexité globale de la culture arménienne, ainsi
que sur les autres cultures. Et puis c'est positif pour mon écriture.
- Lianna Zakharian : Vous venez juste de rentrer de France. Comment
les choses se sont-elles passées ?
- Peter Balakian : Je participais a un festival d'une semaine que
le Centre National du Livre organisait a l'attention des écrivains
arméniens. Une organisation superbe. Nous étions 20, venus du monde
entier. Des écrivains venus de république d'Arménie, certains de
France et d'autres pays d'Europe, d'Argentine ; Viken Berberian et
moi représentions les Etats-Unis. Nous avons réalisé plusieurs
conférences et débats a Marseille, Valence, Avignon, Lyon et Paris.
- Lianna Zakharian : Pourquoi le gouvernement francais a-t-il fait
cela ?
- Peter Balakian : Ils se sentent très proches de l'histoire et de la
culture arménienne, avec un sentiment de longs rapports historiques
entre les deux cultures. Et puis ils voulaient célébrer le 20ème
anniversaire de l'Arménie de cette manière. C'était un vrai
plaisir de voir un gouvernement épouser la parole des Arméniens,
aller a la rencontre de la littérature de culture arménienne. Sans
craindre aucunement la parole des intellectuels arméniens comme c'est
le cas ici aux Etats-Unis, où la question du génocide arménien
est une source d'angoisse pour notre gouvernement, du fait de la
Turquie. Les Francais, comme la plupart des pays du monde, sont
bien au-dela de cette - comment dire autrement ? - immaturité. Ce
serait fantastique si notre gouvernement apprenait quelque chose
des Francais a cet égard. Ce fut un voyage a part, et pour moi,
des plus important, ayant traduit avec Aris Sevag les Mémoires de
mon grand-oncle sur le génocide, Le Golgotha arménien, le fait de
me rendre dans l'une des six églises qu'il a bâties a Marseille,
lorsqu'il était évêque au sud de la France durant les années 1930,
et d'inaugurer le festival en parlant de lui et de son Å"uvre.
- Lianna Zakharian : Vous écrivez sur des événements des plus
tragiques. En outre, le travail d'un écrivain requiert en général de
longues heures passées a être assis. Comment équilibrez-vous votre
vie quotidienne ou, pour reprendre le titre d'un de vos articles, Â"
Comment un poète écrit-il l'histoire sans devenir fou ? Â".
- Peter Balakian : Vous devez conservez un esprit serein, lorsque vous
écrivez sur des problèmes sombres et complexes. J'ai mes rituels et
travailler au dehors fait toujours partie de mon quotidien. Lorsque
j'étais enfant et adolescent, le football, le basket-ball et
la base-ball ont dominé mon existence. Maintenir mon corps en
mouvement, chaque jour, est un bon contrepoids a la vie sédentaire
d'un écrivain.
Vous évacuez une part de cette intériorité avec laquelle luttent
les écrivains et vous vous videz la tête. Je regarde beaucoup les
Yankees jouer et je profite de ma famille et de mes amis, chaque fois
que je peux me libérer. Helen et moi et nos amis de Colgate adorons
partir en voiture, une heure, au nord de Syracuse, dans un très bon
restaurant chinois, lors d'une soirée très fraîche, pour y déguster
des spécialités du Sichuan et échanger avec nos amis écrivains
de Syracuse. Je collectionne aussi des tapis anciens et des objets
d'art de l'après-Seconde Guerre mondiale. La musique est elle aussi
essentielle, que ce soit Telemann et Bach, Miles Davis ou Bob Dylan.
La beauté aide au bonheur de l'esprit.
- Lianna Zakharian : C'est un pas difficile a franchir pour un poète
que de se mettre a écrire sur une époque plus sombre de notre nation.
Comment l'écriture de Black Dog of Fate vous a-t-elle changé au
plan personnel ?
- Peter Balakian : Ecrire ces Mémoires m'a demandé sept ans environ,
car, en tant que poète, mon langage, mon style et mon orientation
littéraires n'entraient pas dans l'écriture narrative. J'ai donc
eu a apprendre comment écrire dans un genre nouveau, ce qui ne
se fait pas en une nuit. Je travaillais dans mon coin, essayant
de me représenter des manières d'écrire sur une famille, son
histoire, ainsi que sur mon évolution dans le temps et mon périple
personnel vers une histoire faite de ténèbres, qui n'était jamais
évoquée ouvertement dans ma famille. J'ai passé beaucoup de temps
a réfléchir sur la forme et le discours et ses rapports avec le
langage lyrique, qui est le lieu où je me situe en tant que poète.
- Lianna Zakharian : Comment avez-vous réagi au fait d'apparaître
plus souvent en public ?
- Peter Balakian : Ca m'intéressait d'être a la télévision et a la
radio, face a des publics plus larges. Au-dela de moi et de mon livre
et de ces sortes de choses, c'était gratifiant de pouvoir débattre
plus amplement de l'histoire du génocide arménien. C'était aussi
un défi, pas toujours agréable, d'avoir affaire a des nationalistes
turcs se présentant a mes manifestations pour nier l'histoire.
- Lianna Zakharian : Avez-vous rencontré beaucoup de résistances
de leur part ?
- Peter Balakian : A la fin des années 1990, alors que je faisais
la promotion de Black Dog of Fate, les nationalistes turcs venaient
manifester, pouvant être parfois perturbateurs en distribuant
des prospectus vantant la propagande de l'Etat turc. Jamais rien
de violent, mais perturbant. Le plus gênant, du point de vue
psychologique et éthique, était de ne pas entendre de voix issues
du monde turc qui soient sensées, réfléchies et empathiques. Et
puis cela a changé, heureusement, au début des années 2000 : est
apparu un groupe de chercheurs turcs, comme Taner Akcam, Fatma Muge
Göcek, Ragip Zarakolu, Elif Shafak et d'autres, qui luttent eux aussi
courageusement pour le même genre de vérités et de reconnaissances
de la part de leur pays, concernant le passé arménien et autres
tabous au sein de la Turquie. Il devint alors clair pour nombre d'entre
nous que la Turquie comptait des éléments et des forces de progrès,
et que les nationalistes n'avaient pas le monopole de la Turquie. Il y
a eu un net progrès vers un véritable débat intellectuel en Turquie,
mais cela reste un combat de titans ; rien qu'en novembre dernier,
le gouvernement turc a incarcéré des dizaines d'intellectuels et de
journalistes, dont mon éditeur turc, l'intrépide et pionnier Ragip
Zarakolu. C'est une tragédie et j'espère que le monde pourra aider
la Turquie a en prendre conscience.
- Lianna Zakharian : A votre avis, assiste-t-on a un changement global
des comportements en Turquie ?
- Peter Balakian : Je pense qu'il y a toujours eu des scientifiques,
des intellectuels et des militants des droits de l'homme vecteurs de
progrès en Turquie, mais ils n'ont pas beaucoup d'espace citoyen
a l'intérieur de leur pays ou suffisamment accès aux forums aux
Etats-Unis et en Europe. Ils sont éclipsés par les militants
ultra-nationalistes. Néanmoins, ces quinze dernières années,
ces éléments progressistes ont réussi a se faire entendre en
dehors de la Turquie ; ils sont arrivés a maturité et davantage
médiatisés. Les travaux historiques sur le génocide arménien,
dus a Taner Akcam, par exemple, ont été traduits en anglais et ont
eu un fort impact. Il a été possible pour quelqu'un comme Hrant
Dink d'émerger au sein de la Turquie et de lancer l'entreprise qu'il
inspira. Même abattu par l'Etat profond turc, son Å"uvre est vivante
et les portes qu'il a ouvertes le demeurent ; les gens continuent a
les franchir.
- Lianna Zakharian : Pourquoi Le Chien noir du destin est-il devenu
aussi populaire parmi des publics plus larges ?
- Peter Balakian : Je ne me suis jamais attendu a ce que le livre fÃ"t
bien accueilli, je veux dire par la qu'on écrit, en fait, un livre
simplement parce qu'on est hanté et aiguillonné par une histoire
que l'on veut raconter, qu'il nous faut raconter. L'urgence première
est de concevoir un langage, de raconter une histoire et de réaliser
ses matériaux en des termes les plus esthétiques possibles. Après,
c'est comme a la roulette, on ne sait jamais ce qui touchera les
autres et quel sera l'accueil. Lorsque Le Chien noir du destin s'est
acquis de suite une réaction positive, j'ai été a la fois empli de
joie et surpris. Un ouvrage en prose vous gagne davantage le public
que ne le fait la poésie - triste constat, car la poésie devrait
être au centre de tout.
- Lianna Zakharian : Comment pourriez-vous définir la scène
littéraire américaine ? Existe-t-il une communauté d'écrivains
aux Etats-Unis ?
- Peter Balakian : Les Etats-Unis sont une gigantesque société
multiculturelle comptant de nombreuses scènes littéraires très
vivantes. Il est presque impossible de tout prendre en compte,
si bien que les écrivains trouvent leurs propres sous-cultures et
communautés littéraires. Certains se définissent par une région,
comme les écrivains du Sud, qui possède un fort sentiment d'identité
régional, ou certains types d'écrivains qui se considèrent comme
écrivains de Nouvelle-Angleterre, ou écrivains des Grandes Plaines
ou de la Côte nord-ouest du Pacifique. Et ces sous-cultures et
communautés peuvent se définir au moyen de plusieurs dimensions,
lesquelles comprennent les valeurs esthétiques, les identités
culturelles, les notions de genre, etc. Personnellement, je possède
ma communauté d'écrivains et d'artistes dans mon espace proche,
a travers le pays et a l'étranger.
Je vais fréquemment a New York. Ma communauté d'écrivains, de
cinéastes et d'artistes visuels rend mon existence bien plus riche
et meilleure dans ce travail, très solitaire sinon. J'ai beaucoup
de chance de compter ces amis.
- Lianna Zakharian : Quels sont vos projets d'avenir et sur quoi
travaillez-vous actuellement ?
- Peter Balakian : Mon récent recueil de poèmes, Ziggurat, est paru
a l'automne 2010 aux Presses de l'Université de Chicago et a recu un
accueil positif. J'ai donné un entretien a la Radio Publique Nationale
(NPR) a ce sujet le 11 septembre 2010, car une partie du livre a trait
aux suites du 11 Septembre. Je travaille actuellement a un nouveau
recueil de poèmes et a une anthologie de mes essais rassemblés sur
plus de vingt ans. Certains portent sur Tcharents et Gorky, ainsi
que sur de hautes figures américaines, comme les poètes Theodore
Roethke et Hart Crane ; d'autres abordent des questions de poésie
et de poétique, de cinéma, peinture et musique.
- Lianna Zakharian : Certains de vos poèmes ressemblent a de la
poésie japonaise, a l'aide d'observations de la nature, faites de
subtiles merveilles minimalistes. Qu'est-ce qui vous inspire dans
votre activité poétique ?
- Peter Balakian : En fait, beaucoup de choses, naturellement. La
nature et le monde organique en font partie. L'impact de l'histoire
aussi, la peinture, le cinéma et les arts visuels influencent aussi
mon Å"uvre. Mais ces dimensions sont souvent entrelacées et mêlées
dans tel ou tel poème. Dans le poème Â" Flat Sky of Summer Â"
[Platitude d'un ciel d'été], par exemple, un jeune garcon est
plongé dans un ouvrage sur l'art de la vaisselle ; cette immersion
débouche sur une explosion de l'imaginaire et, finalement, après
que ce garcon ait rencontré des maîtres européens, il découvre
une spatule arménienne et des fragments d'histoire. Le poème est
empreint de couleurs vives et d'une envolée de l'imagination. J'y
introduit Toros Roslin. Il s'achève avec Toros Roslin et Gorky. Il
aborde, entre autres, le pouvoir de la couleur et la transformation
d'objets d'art en perception. Dans Ziggurat, j'ai toute une série
de poèmes qui partent des sérigraphies d'Andy Warhol.
- Lianna Zakharian : Votre poésie comporte nombre de structures
sensuelles, tout comme vos Mémoires. Dans le chapitre Â" Tahn a
Crabtree Lane Â", dans vos Mémoires Le Chien noir du destin, vous
insérez une description très sensuelle des repas dominicaux de
votre famille. Votre génération préserve-t-elle ces rituels ?
- Peter Balakian : Cuisine et cuisiner sont très importants pour moi.
Récemment, Saveur Magazine a demandé a un groupe d'écrivains
américains d'écrire sur des repas mémorables qu'ils ont vécus. J'ai
écrit mon texte sur une fête arménienne avec ma famille dans les
années 1970, où une famille originaire de Bolis (Constantinople)
et une autre de Tigranakert partagent leurs plats. J'y souligne
qu'une telle fête n'eÃ"t pas été possible sans le génocide et
la diaspora qui s'ensuivit, car ces cultures ne se seraient jamais
croisées dans l'ancienne Anatolie. D'où une explosion de midia,
ce plat de fruits de mer de Méditerranée orientale, et du plaki
au poisson, accommodé a la cuisine épicée, sèche, plus arabe,
d'Anatolie orientale, dont le mouhamara qui est arabe a la base, et
agrémenté d'agneau et de ragoÃ"t de légumes cuits lentement. Et,
bien sÃ"r, nous nous réunissions autour de la table, toute une
famille de plusieurs générations. Nous profitons toujours de nos
fêtes de famille.
- Lianna Zakharian : Ce fut une révélation de découvrir vos tantes
dans Le Chien noir du destin, des femmes qui étaient aussi éduquées
et connues dans le monde littéraire.
- Peter Balakian : Toutes deux sont mortes maintenant ; tante Nona
est décédée en 1991 et tante Anna est morte en 1997. Comme vous
savez, Nona fut rédactrice a la rubrique littéraire du New York
Times pendant plus de quarante ans et Anna spécialiste réputée de
littérature francaise et professeur a l'université de New York,
des dizaines d'années durant. J'ai beaucoup appris d'elles et
j'évoque certaines de ces rencontres et voyages dans Le Chien noir
du destin. Leurs exemples ont été très forts car c'étaient des
gens pour qui le monde de la littérature était autant une manière
d'être qu'une profession.
- Lianna Zakharian : Vos enfants suivent-ils votre exemple au plan
professionnel ?
- Peter Balakian : Ma fille Sophia, 27 ans, prépare son doctorat
en anthropologie culturelle a l'université de l'Illinois, en vue
de devenir africaniste. Elle est actuellement au Kenya où elle
étudie le swahili et affine son domaine de recherches. Mon fils
James, presque 23 ans, se trouve en ce moment a Washington, D.C. ;
il travaille pour le National Democratic Institute, une ONG, qui
s'occupe des élections démocratiques a travers le monde. Il vient
de quitter l'université et c'est son premier emploi. Je suis fier
de leur intérêt enthousiaste pour une politique de progrès, le
monde des idées et de leur engagement vers la justice sociale et
l'équité économique.
Actuellement, nous vivons dans une société qui est très injuste
pour nombre de ses citoyens honnêtes et travailleurs, et ils veulent
contribuer a l'avènement d'un changement.
L'intensité des événements tragiques que Peter Balakian décrit,
sa poésie sensuelle et sa subtile sensibilité transmettent un
sentiment certain de vulnérabilité, qui font que je me demande
si, pour paraphraser Shakespeare, Â" a trop honorer les morts Â",
il ne Â" dessert pas les vivants Â". Quoi qu'il en soit, son style
puissant, sa vie intellectuelle riche, créatrice et sociale, et son
optimisme démontrent le contraire. Mis a part son talent, telles
sont les raisons pour lesquelles les Å"uvres de Balakian continuent
de fasciner et d'inspirer les lecteurs a travers le monde.
Å'uvres de Peter Balakian
Poète et essayiste, Peter Balakian est né le 13 juin 1951 a Teaneck,
dans le New Jersey. Titulaire d'une licence de l'université Bucknell
(Lewisburg, Pennsylvanie), d'un mastère de l'université de New York
et d'un doctorat de l'université Brown (Providence, Rhode Island). Il
enseigne a l'université de Colgate (Hamilton, New York) depuis 1980,
où il occupe actuellement la chaire Donald M. et Constance H. Rebar
en sciences humaines et où il dirige un séminaire de création
littéraire.
Il fut le premier directeur du Center for Ethics and World Societies
[Centre d'Etude sur l'Ethique et les Sociétés a travers le monde].
Il est l'auteur de six recueils de poèmes, dont Ziggurat, le plus
récent (U. of Chicago Press, 2010), et June-Tree : New and Selected
Poems 1974-2000 (Harper, 2001). Les autres sont Father Fisheye
(Sheep Meadow Press, 1979), Sad Days of Light (Sheep Meadow Press,
1983), Reply from Wilderness Island (Sheep Meadow Press, 1988),
Dyer's Thistle (Carnegie-Mellon University Press, 1996), ainsi que
plusieurs éditions en tirage limité.
Son Å"uvre est parue dans de nombreuses revues, telles que The Nation,
The New Republic, Antaeus, Agni, Partisan Review, Poetry, The Kenyon
Review, Slate, The Virginia Quarterly Review, et dans des anthologies
comme New Directions : An International Anthology of Prose and Poetry
(New York : New Directions Publishing), The Morrow Anthology of Younger
American Poets (Quill, 1985), Poetry's 75th Anniversary Issue (Chicago
: Poetry Foundation, oct. 1987), The Wadsworth Anthology of Poetry
(Wadsworth Publishing, 2005) et Poetry On Record : 98 Poets Read
Their Work 1886-2006, 4 CD (Shout Factory, 2006). Quatre éditions
(illustrées) en tirage limité de poèmes de Balakian ont été
publiées par The Press of Appletree Alley (Lewisburg, Pennsylvanie).
Il est l'auteur de Mémoires, Black Dog of Fate [Le Chien noir du
destin], lauréat du prix PEN/Albrand et Sélection littéraire du
New York Times, et de The Burning Tigris : The Armenian Genocide and
America's Response [Le Tigre en flammes : le génocide arménien et
la réponse de l'Amérique], prix 2005 RaphaÃ"l Lemkin, Sélection
littéraire et Meilleur livre a succès du New York Times. Il est
aussi l'auteur de Theodore Roethke's Far Fields : The Evolution of
His Poetry (Louisiana State University Press, 1989).
Ses essais ont aussi paru dans Art In America, American Poetry Review,
The Chronicle of Higher Education, The American Quarterly, American
Book Review, et Poetry. Il est cofondateur et coéditeur avec le poète
Bruce Smith de la revue de poésie Graham House Review, publiée de
1976 a 1996, et co-traducteur de recueil de poèmes Bloody News from
My Friend de Siamanto (Detroit : Wayne State Press, 1996).
Distinctions de Peter Balakian : Boursier Guggenheim ; Boursier de
la Fondation Nationale pour les Arts [National Endowment for the
Arts] ; prix de poésie Emily Clark Balch, Virginia Quarterly Review
2007 ; médaille Moïse de Khorène, république d'Arménie, 2007 ;
prix RaphaÃ"l Lemkin 2005 (meilleur ouvrage en anglais consacré
au génocide et aux droits de l'homme) ; prix PEN/Martha Albrand,
catégorie Mémoires, 2005 ; prix du New Jersey Council for the
Humanities Book, 1998 ; prix Daniel Varoujan, New England Poetry
Club, 1986 ; prix littéraire Anahid, Columbia University Armenian
Center, 1990.
Ses ouvrages ont été traduits en arménien, en arabe, en bulgare,
en néerlandais, en francais, en grec, en allemand, en hébreu,
en russe et en turc.
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Source : http://asbarez.com/102585/light-in-the-darkness/ Traduction :
© Georges Festa - 04.2012.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Arménies