AYSE GUNAYSU - TURQUIE, ROYAUME DES MENSONGES
www.collectifvan.org
18-05-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
livre cette information traduite par Georges Festa et publiee sur le
site Armenian Trends - Mes Armenies le 16 mai 2012.
Legende photo : la commemoration du genocide armenien a Istanbul le
24 avril 2010 (Photo: The Armenian Weekly)
Armenian Trends - Mes Armenies
mercredi 16 mai 2012
Turquie, royaume des mensonges
par Ayse Gunaysu
The Armenian Weekly, 11.05.2012
Le deni organise signifie le royaume des mensonges. Pour prolonger le
deni, le negationniste doit mentir, deliberement, sans cesse. Sinon,
cela ne peut perdurer. La verite, fût-elle de simples elements
d'information susceptibles d'avoir le pouvoir le plus leger de saper
le mensonge, est l'ennemi le plus grand, le plus implacable, du deni.
Aussi le negationniste, ayant echafaude tout un univers de mensonges,
doit-il combattre bec et ongles toute manifestation de la verite,
afin de survivre.
En Turquie, nous vivons tous dans cet univers de mensonges, a telle
enseigne que nos manuels scolaires, nos agences d'information, nos
documents officiels, notre litterature et meme nos patronymes nous
racontent probablement des mensonges. Jusqu'a nos parents qui ont
pu nous mentir quant a notre histoire familiale. Notre identite tout
entière n'est peut-etre que pure invention.
Quant a nous, la majorite musulmane dans ce pays, nous croyons dans
les mensonges. Certains parmi nous - passablement nombreux - prefèrent
croire dans les mensonges simplement pour etre bien integres a leur
environnement ; d'autres - a nouveau, passablement nombreux - juste
pour leur tranquillite d'esprit, evitant de se poser des questions
pouvant perturber leur equilibre interieur et les culpabiliser
(autrement dit, punir de son propre chef son ego est pire que lorsque
d'autres s'en chargent). D'autres encore sont payes pour croire et
faire que les autres croient dans les mensonges.
Or mentir, ce n'est pas seulement livrer de fausses informations.
Occulter la verite est aussi un mensonge. Si bien que certains
d'entre nous, jusqu'a ceux qui se considèrent presque totalement
impermeables aux mensonges officiels (y compris l'auteure de ces
lignes), peuvent fort bien se faire les vehicules de ce type de
mensonge - la dissimulation de la verite - en vertu de la torpeur
que nous avons herite de notre sombre passe, cette meme torpeur qui
eteint notre volonte de partir en quete de la verite.
" Vous serez bientôt de retour ! "
Les mensonges furent au c~\ur du genocide armenien, dès le debut. Lors
des rafles du 24 avril 1915 a Constantinople, les intellectuels
armeniens furent emmenes de leurs domiciles par des policiers qui
se montrèrent des plus courtois et, comme le raconte Aram Andonian
dans l'ouvrage Exile, Trauma and Death : On the Road to Chankiri
with Komitas Vartabed [Exil, traumatisme et mort : en route vers
Chankiri avec le père Komitas] (Gomidas Institute, 2010), ils furent
tous informes que cela ne prendrait pas plus de cinq minutes, qu'ils
seraient rapidement rentres chez eux et qu'il n'y avait aucunement
lieu de s'inquieter. Andonian realise ensuite pourquoi les policiers
se conduisirent avec autant de tact - afin de ne pas alarmer ceux
qui devaient encore etre arretes.
Dans d'autres regions du pays, ils mentirent aux habitants qui furent
chasses de leurs villages et villes, les assurant qu'ils reviendraient
et que leurs biens seraient en securite sous la garde du gouvernement,
jusqu'a leur retour.
Le processus genocidaire perdura au cours des mois et des annees
suivantes sur la base de mensonges, durant chaque phase.
Le deni du mal - inconcevable, indescriptible et irreversible -
perpetre et sa regeneration au moyen des mensonges corrompt tout le
système. Le deni se reproduit grâce aux mensonges.
Le mensonge continue d'etre au c~\ur des mythes fondateurs de la
republique de Turquie. La celèbre " guerre de liberation " des annees
1919-1922 fut, elle aussi, bâtie et alimentee par la tromperie. Elle
fut presentee comme un soulèvement national en faveur de l'independance
; or, la guerre declaree contre les Puissances alliees servit a
aneantir les communautes non musulmanes d'Asie Mineure, a la suite
du genocide armenien et du genocide des Assyriens et des Grecs.
Les dirigeants kemalistes mentirent de meme aux Kurdes. Ils
convainquirent les notables kurdes de participer a la campagne
militaire comme etant la seule manière d'empecher Armeniens et Grecs
de revenir et reclamer leurs biens confisques.
La resistance des Kurdes, lorsqu'ils realisèrent et firent face
a la verite, fut violemment reprimee a chaque fois, tandis que
des generations de Turcs ont appris que les Kurdes barbares - les
traîtres - menacent l'Etat et que le gouvernement n'a d'autre choix
que d'amener non seulement " la paix " et " l'ordre ", mais aussi "
la civilisation " dans une region où la " sauvagerie " prevalait jadis.
Tel fut le mensonge qui presida a l'extermination de la population
du Dersim en 1938.
Les Turcs sont la meilleure des nations !
Une serie sans precedent de mensonges fut institutionnalisee par
l'appareil d'Etat nouvellement instaure, a l'aide de pseudo-historiens
qui recurent pour ordre de reecrire l'histoire de la nation - sous
la forme de la tristement celèbre thèse d'histoire turque, au moyen
de laquelle il etait " prouve " que tout ce qu'il y a de bien dans le
monde est issu de la nation turque, et que son peuple est le meilleur,
toutes categories : loyaute, courage, innovation, intelligence, etc.
Les mensonges continuent d'etre au c~\ur du système en Turquie,
un instrument de repression utilise a chaque periode de l'histoire
republicaine. Les citer tous exigerait des volumes entiers. Pour n'en
donner qu'un seul exemple : le fait que la maison d'Ataturk aurait
fait l'objet d'un attentat a la bombe a Salonique fut un pur mensonge,
lequel provoqua l'immolation de pretres grecs, le viol de centaines
de femmes, des lynchages, ainsi que la profanation de lieux de culte
chretiens, lors des pogroms d'Istanbul, les 6 et 7 septembre 1955 -
une replique de la Nuit de Cristal - avec pour consequence des milliers
de non musulmans, essentiellement des Grecs, chasses de leur patrie.
Les mensonges ne cessèrent jamais lors des coups d'Etat militaires
et des intermèdes pseudo-democratiques. Tout comme le mensonge selon
lequel la mosquee de Marach aurait ete attaquee a la bombe par les "
communistes " ; ce qui entraîna l'attaque en masse des domiciles et des
lieux de travail des Alevis. Durant ce pogrom qui dura deux jours, sans
la moindre intervention en pratique de la police ou des militaires,
quelque 150 Alevis, dont des enfants, furent massacres par des bandes
fascistes en 1978, sous un gouvernement " democratique ", " civil ".
" Nous tuons pour votre bien ! "
Le coup d'Etat militaire de 1980 et la periode qui s'ensuivit -
le règne de la terreur - fut, du sommet a la base, l'incarnation
du mensonge. Les militaires s'emparèrent du pouvoir pour le bien
de la nation. Executions, victimes de la torture, prisons bondees,
tout cela pour le bien du peuple turc.
Les annees 1990 furent, elles aussi, dominees par les mensonges. Le
fait que des milliers de villages kurdes aient ete brûles et rases,
entraînant le deplacement force de millions de Kurdes, n'a jamais
ete reconnu.
Ce n'est que vingt ans plus tard que des elements de verite furent
devoiles quant a la mort de plusieurs officiers de haut rang qui
servaient dans les sites sensibles de la guerre contre le mouvement
kurde arme. Ces officiers se seraient, paraît-il, suicides ; or,
des procès ont ete intentes par leurs familles et ces morts ont fait
l'objet d'enquetes approfondies, avec de nouveaux mensonges mis au
jour - sous la forme de faux documents officiels elabores par des
unites militaires, des recits de temoins manipules, des noms de
temoins qui etaient en service ailleurs au moment des evenements, etc.
Mais le mensonge le plus grand, qui recouvre tous les autres, tel un
immense dôme invisible, est le mensonge selon lequel le " peuple turc
" n'aurait pas commis de genocide a l'encontre des Armeniens et des
autres groupes chretiens de cette terre, car il s'agit la du fondement
sur lequel tous les autres mensonges ont ete bâtis.
Preparatifs de 2015
L'intensite des mensonges s'accroît actuellement, a mesure que la
Turquie se prepare sans etat d'âme au 100ème anniversaire du genocide
armenien et aux organisations armeniennes, a travers le monde, qui
commemorent cette tragedie.
L'Etat turc, pour l'heure, n'occupe pas directement ou officiellement
la scène, mais emploie la " societe civile " en sous-main, afin
d'orchestrer des campagnes visant les " mensonges armeniens ".
Le recent, et desormais celèbre, rassemblement sur Khojaly, le 26
fevrier dernier, fut la première manifestation publique en masse, la
plus visible aussi, d'une nouvelle campagne nationale de mobilisation
contre les Armeniens. Meme si l'appui des Etats turc et azerbaïdjanais
etait evident, le tout fut presente comme une initiative citoyenne.
Des universites encadrent cette campagne " citoyenne ". Ces derniers
mois, des spectacles negationnistes " documentes " ont ete presentes
aux universites Suleyman Demirel a Isparta, Dumlupinar a Kutahya,
Kocatepe a Afon, et Ataturk a Erzurum. Cette campagne negationniste va
jusqu'a adopter pour strategie l'infiltration des structures sociales
au moyen de la culture populaire, un medium des plus puissant pour
s'assurer le contrôle de l'homme de la rue.
Series dramatiques televisees sur les " mensonges armeniens "
La majorite des Turcs s'adonne, semble-t-il, aux series televisees -
des productions interminables sur l'amour, la haine, des intrigues
sanglantes, la defaite et la victoire. Elles sont au c~\ur de la
vie quotidienne de la couche sociale la plus nombreuse en Turquie,
a savoir la classe moyenne. Actuellement, une serie televisee sur
" la question armenienne " est en preparation. Sur l'internet, une
presentation du spectacle affirme qu'il ne saurait etre question
de propager haine et hostilite entre Armeniens et Turcs, et qu'au
contraire, il apportera la " verite ". Or - surprise ! - les "
consultants " recrutes pour cette nouvelle serie dramatique issus du
monde universitaire, sont tous des negationnistes connus comme tels,
qui participent a des colloques universitaires sur les " atrocites
armeniennes " a Khojaly ; qui redigent des ouvrages negationnistes
; qui agissent en qualite de porte-parole de la thèse officielle
de l'Etat. Qui plus est, la productrice a longtemps siege dans
les instances executives du parti AK [Justice et Developpement]
au pouvoir et est membre du conseil municipal de l'un des districts
les plus densement peuples d'Istanbul, representant son parti. Les
mensonges sur l'histoire armenienne, via la culture populaire, seront
ainsi distilles bien plus aisement et de manière convaincante parmi
la population que via des etudes scientifiques et universitaires.
Qu'en est-il des " pro-Armeniens " ?
J'ai mentionne, au debut, ceux d'entre nous " ... qui se considèrent
presque totalement impermeables aux mensonges officiels. " Dans
l'edition du 27 fevrier 2012 du quotidien Radikal, considere comme le
seul journal " de gauche " dans la grande presse, est paru un article
dû a Onur Caymaz, un ecrivain progressiste, d'orientation democrate.
Dans son texte, Caymaz condamne sans reserve le discours de haine
utilise lors du rassemblement sur Khojaly, place Taksim. Au point
qu'il titrait : " Nous sommes tous des salauds ! " en reaction aux
banderoles lors de cette manifestation, où il etait ecrit : " Vous
etes tous des Armeniens ! Tous des salauds ! "
Après avoir exprime son degoût pour une telle haine contre les
Armeniens (de manière assez impressionnante, je dois reconnaître),
il livre un exemple pour assurer a ses lecteurs qu'il n'est du côte
d'aucune atrocite, quel qu'en soit l'auteur. Il reprend, a cette fin,
un passage extrait d'un " ouvrage " soi-disant intitule Renaissance de
nos âmes, de Zori Balayan, " qui prit part personnellement au massacre
de Khojaly " et decrit la torture qu'il infligea a un jeune Turc, âge
de 13 ans, a Khojaly. La citation est assez longue, Balayan decrivant
en detail, avec un plaisir et une autosatisfaction evidente, comment
il ecorche l'abdomen et les membres du jeune garcon, lui enfoncant
le " sein decoupe " de sa mère dans la bouche, afin de l'empecher de
crier de douleur. La citation se poursuit, Balayan expliquant comment
il devint " medecin et humaniste de profession ", tout en n'etant en
rien choque de voir le garcon mourir de saignements en sept minutes
; bien au contraire, il vit une " renaissance de son âme " pour "
avoir venge un centième de ce que les Turcs ont fait " a ses ancetres.
Meme si l'on ignore qu'aucun livre de ce genre n'est dû a Zori
Balayan, il est des plus evident, de par le langage utilise pour
decrire la torture, que cette citation est totalement fabriquee
de toutes pièces. Le côte choquant est que cette citation soit
repetee non par un ultra-nationaliste turc, anime par la haine des
Armeniens, mais par quelqu'un qui denonce en toute sincerite racisme
et discriminations. Deux jours après la publication de cet article,
Caymaz ecrivit sur son blog qu'il s'etait trompe, qu'il est evident
que Zori Balayan n'a pas ecrit un tel livre, et que la citation etait
erronee. Il precisa avoir entendu parler du livre par un medecin
azeri lors d'un debat televise. Apparemment, Caymaz n'eut pas le
moindre soupcon qu'un membre d'un parti en guerre pût mentir. Mais où
trouva-t-il donc cette citation ? J'ai recherche de mon côte et j'ai
decouvert qu'elle n'est presente que sur des sites internet turcs
ultra-nationalistes. Meme ce fait ne l'alerta pas. La redaction du
journal Radikal, elle non plus, ne mit pas en doute cette citation
des plus grossière. Ainsi les mensonges se fraient-ils un chemin
auprès des medias " progressistes " et leur public.
Mensonges pour nous tous
J'ai dit aussi au debut " y compris l'auteure de ces lignes ",
en parlant du fait de vehiculer ce type specifique de mensonge, a
savoir occulter la verite. Il y a quelques mois seulement, je suis
tombee sur l'histoire de Levon Ekmekjian, membre de l'ASALA, qui fut
execute par pendaison en 1983 a Ankara sous le regime des militaires,
accuse d'avoir ete un des responsables du " massacre d'Esenboga "
a Ankara en 1982. En tant que membres ou sympathisants des partis et
groupes socialistes-revolutionnaires turcs de cette epoque, certains
jetes en prison, d'autres dans la clandestinite en Turquie, d'autres
encore refugies politiques a l'etranger, nous avons alors avalise
le recit des militaires sur l'attaque d'Esenboga. Meme s'il y eut
quelques exceptions, elles ne furent jamais exprimees oralement. Le
silence absolu sur Ekmekjian dans les memoires des " revolutionnaires
" et les ouvrages compilant les recits des victimes d'executions sous
le regime militaire des annees 1980 illustre clairement comment nous
avons evite de mettre en doute le discours officiel sur l'attaque
d'Esenboga par l'ASALA, et comment nous avons tout simplement ignore
l'affaire Ekmekjian.
Une brèche dans la forteresse la mieux fortifiee
Or la vie intègre une telle dynamique, s'exposant ainsi toujours a
des surprises totalement inattendues, qu'aucun plan visant a occulter
la verite ne peut remplir a la perfection son objectif pour toujours,
tant que l'element humain en fera partie.
Actuellement, dans les medias sociaux, des articles circulent sur
Levon Ekmekjian - ses photographies, les Memoires de ses camarades -
tandis qu'un grand nombre de Turcs et de Kurdes s'echangent avidement
ces informations nouvellement integrees. Le fait est particulièrement
important car l'Armee Secrète Armenienne pour la Liberation de
l'Armenie (ASALA) est peut-etre l'unique sujet qui soit encore des
plus tabou parmi tous les autres lies a la question armenienne en
Turquie, fût-ce par les mouvements socialistes, demeurant un instrument
inestimable de manipulation aux mains de l'appareil negationniste.
Avec le rassemblement sur Khojaly a Istanbul, les mensonges officiels
sur le conflit du Karabagh deviennent eux aussi vulnerables, la
population, du moins ceux qui veulent connaître la verite, ayant de
plus en plus accès a la version armenienne de ces evenements.
Certes, le deni organise signifie le royaume des mensonges. Or, meme la
forteresse la mieux fortifiee des mensonges est condamnee a s'ecrouler,
quel que soit le temps qu'il faut a une brèche pour s'etendre et
se propager de l'interieur, sapant l'ensemble de la structure. Il
suffit que l'esprit de l'homme questionne, refuse d'etre embrigade,
ait davantage besoin d'apprendre, et en informe autrui. La Turquie
ne fait pas exception a cette règle generale.
___________
Source : http://www.armenianweekly.com/2012/05
/11/gunaysu-the-reign-of-lies-in-turkey/ Traduction : © Georges Festa
- 05.2012.
Avec l'aimable autorisation de Khatchig Mouradian, redacteur en chef
de The Armenian Weekly.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
www.collectifvan.org
18-05-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
livre cette information traduite par Georges Festa et publiee sur le
site Armenian Trends - Mes Armenies le 16 mai 2012.
Legende photo : la commemoration du genocide armenien a Istanbul le
24 avril 2010 (Photo: The Armenian Weekly)
Armenian Trends - Mes Armenies
mercredi 16 mai 2012
Turquie, royaume des mensonges
par Ayse Gunaysu
The Armenian Weekly, 11.05.2012
Le deni organise signifie le royaume des mensonges. Pour prolonger le
deni, le negationniste doit mentir, deliberement, sans cesse. Sinon,
cela ne peut perdurer. La verite, fût-elle de simples elements
d'information susceptibles d'avoir le pouvoir le plus leger de saper
le mensonge, est l'ennemi le plus grand, le plus implacable, du deni.
Aussi le negationniste, ayant echafaude tout un univers de mensonges,
doit-il combattre bec et ongles toute manifestation de la verite,
afin de survivre.
En Turquie, nous vivons tous dans cet univers de mensonges, a telle
enseigne que nos manuels scolaires, nos agences d'information, nos
documents officiels, notre litterature et meme nos patronymes nous
racontent probablement des mensonges. Jusqu'a nos parents qui ont
pu nous mentir quant a notre histoire familiale. Notre identite tout
entière n'est peut-etre que pure invention.
Quant a nous, la majorite musulmane dans ce pays, nous croyons dans
les mensonges. Certains parmi nous - passablement nombreux - prefèrent
croire dans les mensonges simplement pour etre bien integres a leur
environnement ; d'autres - a nouveau, passablement nombreux - juste
pour leur tranquillite d'esprit, evitant de se poser des questions
pouvant perturber leur equilibre interieur et les culpabiliser
(autrement dit, punir de son propre chef son ego est pire que lorsque
d'autres s'en chargent). D'autres encore sont payes pour croire et
faire que les autres croient dans les mensonges.
Or mentir, ce n'est pas seulement livrer de fausses informations.
Occulter la verite est aussi un mensonge. Si bien que certains
d'entre nous, jusqu'a ceux qui se considèrent presque totalement
impermeables aux mensonges officiels (y compris l'auteure de ces
lignes), peuvent fort bien se faire les vehicules de ce type de
mensonge - la dissimulation de la verite - en vertu de la torpeur
que nous avons herite de notre sombre passe, cette meme torpeur qui
eteint notre volonte de partir en quete de la verite.
" Vous serez bientôt de retour ! "
Les mensonges furent au c~\ur du genocide armenien, dès le debut. Lors
des rafles du 24 avril 1915 a Constantinople, les intellectuels
armeniens furent emmenes de leurs domiciles par des policiers qui
se montrèrent des plus courtois et, comme le raconte Aram Andonian
dans l'ouvrage Exile, Trauma and Death : On the Road to Chankiri
with Komitas Vartabed [Exil, traumatisme et mort : en route vers
Chankiri avec le père Komitas] (Gomidas Institute, 2010), ils furent
tous informes que cela ne prendrait pas plus de cinq minutes, qu'ils
seraient rapidement rentres chez eux et qu'il n'y avait aucunement
lieu de s'inquieter. Andonian realise ensuite pourquoi les policiers
se conduisirent avec autant de tact - afin de ne pas alarmer ceux
qui devaient encore etre arretes.
Dans d'autres regions du pays, ils mentirent aux habitants qui furent
chasses de leurs villages et villes, les assurant qu'ils reviendraient
et que leurs biens seraient en securite sous la garde du gouvernement,
jusqu'a leur retour.
Le processus genocidaire perdura au cours des mois et des annees
suivantes sur la base de mensonges, durant chaque phase.
Le deni du mal - inconcevable, indescriptible et irreversible -
perpetre et sa regeneration au moyen des mensonges corrompt tout le
système. Le deni se reproduit grâce aux mensonges.
Le mensonge continue d'etre au c~\ur des mythes fondateurs de la
republique de Turquie. La celèbre " guerre de liberation " des annees
1919-1922 fut, elle aussi, bâtie et alimentee par la tromperie. Elle
fut presentee comme un soulèvement national en faveur de l'independance
; or, la guerre declaree contre les Puissances alliees servit a
aneantir les communautes non musulmanes d'Asie Mineure, a la suite
du genocide armenien et du genocide des Assyriens et des Grecs.
Les dirigeants kemalistes mentirent de meme aux Kurdes. Ils
convainquirent les notables kurdes de participer a la campagne
militaire comme etant la seule manière d'empecher Armeniens et Grecs
de revenir et reclamer leurs biens confisques.
La resistance des Kurdes, lorsqu'ils realisèrent et firent face
a la verite, fut violemment reprimee a chaque fois, tandis que
des generations de Turcs ont appris que les Kurdes barbares - les
traîtres - menacent l'Etat et que le gouvernement n'a d'autre choix
que d'amener non seulement " la paix " et " l'ordre ", mais aussi "
la civilisation " dans une region où la " sauvagerie " prevalait jadis.
Tel fut le mensonge qui presida a l'extermination de la population
du Dersim en 1938.
Les Turcs sont la meilleure des nations !
Une serie sans precedent de mensonges fut institutionnalisee par
l'appareil d'Etat nouvellement instaure, a l'aide de pseudo-historiens
qui recurent pour ordre de reecrire l'histoire de la nation - sous
la forme de la tristement celèbre thèse d'histoire turque, au moyen
de laquelle il etait " prouve " que tout ce qu'il y a de bien dans le
monde est issu de la nation turque, et que son peuple est le meilleur,
toutes categories : loyaute, courage, innovation, intelligence, etc.
Les mensonges continuent d'etre au c~\ur du système en Turquie,
un instrument de repression utilise a chaque periode de l'histoire
republicaine. Les citer tous exigerait des volumes entiers. Pour n'en
donner qu'un seul exemple : le fait que la maison d'Ataturk aurait
fait l'objet d'un attentat a la bombe a Salonique fut un pur mensonge,
lequel provoqua l'immolation de pretres grecs, le viol de centaines
de femmes, des lynchages, ainsi que la profanation de lieux de culte
chretiens, lors des pogroms d'Istanbul, les 6 et 7 septembre 1955 -
une replique de la Nuit de Cristal - avec pour consequence des milliers
de non musulmans, essentiellement des Grecs, chasses de leur patrie.
Les mensonges ne cessèrent jamais lors des coups d'Etat militaires
et des intermèdes pseudo-democratiques. Tout comme le mensonge selon
lequel la mosquee de Marach aurait ete attaquee a la bombe par les "
communistes " ; ce qui entraîna l'attaque en masse des domiciles et des
lieux de travail des Alevis. Durant ce pogrom qui dura deux jours, sans
la moindre intervention en pratique de la police ou des militaires,
quelque 150 Alevis, dont des enfants, furent massacres par des bandes
fascistes en 1978, sous un gouvernement " democratique ", " civil ".
" Nous tuons pour votre bien ! "
Le coup d'Etat militaire de 1980 et la periode qui s'ensuivit -
le règne de la terreur - fut, du sommet a la base, l'incarnation
du mensonge. Les militaires s'emparèrent du pouvoir pour le bien
de la nation. Executions, victimes de la torture, prisons bondees,
tout cela pour le bien du peuple turc.
Les annees 1990 furent, elles aussi, dominees par les mensonges. Le
fait que des milliers de villages kurdes aient ete brûles et rases,
entraînant le deplacement force de millions de Kurdes, n'a jamais
ete reconnu.
Ce n'est que vingt ans plus tard que des elements de verite furent
devoiles quant a la mort de plusieurs officiers de haut rang qui
servaient dans les sites sensibles de la guerre contre le mouvement
kurde arme. Ces officiers se seraient, paraît-il, suicides ; or,
des procès ont ete intentes par leurs familles et ces morts ont fait
l'objet d'enquetes approfondies, avec de nouveaux mensonges mis au
jour - sous la forme de faux documents officiels elabores par des
unites militaires, des recits de temoins manipules, des noms de
temoins qui etaient en service ailleurs au moment des evenements, etc.
Mais le mensonge le plus grand, qui recouvre tous les autres, tel un
immense dôme invisible, est le mensonge selon lequel le " peuple turc
" n'aurait pas commis de genocide a l'encontre des Armeniens et des
autres groupes chretiens de cette terre, car il s'agit la du fondement
sur lequel tous les autres mensonges ont ete bâtis.
Preparatifs de 2015
L'intensite des mensonges s'accroît actuellement, a mesure que la
Turquie se prepare sans etat d'âme au 100ème anniversaire du genocide
armenien et aux organisations armeniennes, a travers le monde, qui
commemorent cette tragedie.
L'Etat turc, pour l'heure, n'occupe pas directement ou officiellement
la scène, mais emploie la " societe civile " en sous-main, afin
d'orchestrer des campagnes visant les " mensonges armeniens ".
Le recent, et desormais celèbre, rassemblement sur Khojaly, le 26
fevrier dernier, fut la première manifestation publique en masse, la
plus visible aussi, d'une nouvelle campagne nationale de mobilisation
contre les Armeniens. Meme si l'appui des Etats turc et azerbaïdjanais
etait evident, le tout fut presente comme une initiative citoyenne.
Des universites encadrent cette campagne " citoyenne ". Ces derniers
mois, des spectacles negationnistes " documentes " ont ete presentes
aux universites Suleyman Demirel a Isparta, Dumlupinar a Kutahya,
Kocatepe a Afon, et Ataturk a Erzurum. Cette campagne negationniste va
jusqu'a adopter pour strategie l'infiltration des structures sociales
au moyen de la culture populaire, un medium des plus puissant pour
s'assurer le contrôle de l'homme de la rue.
Series dramatiques televisees sur les " mensonges armeniens "
La majorite des Turcs s'adonne, semble-t-il, aux series televisees -
des productions interminables sur l'amour, la haine, des intrigues
sanglantes, la defaite et la victoire. Elles sont au c~\ur de la
vie quotidienne de la couche sociale la plus nombreuse en Turquie,
a savoir la classe moyenne. Actuellement, une serie televisee sur
" la question armenienne " est en preparation. Sur l'internet, une
presentation du spectacle affirme qu'il ne saurait etre question
de propager haine et hostilite entre Armeniens et Turcs, et qu'au
contraire, il apportera la " verite ". Or - surprise ! - les "
consultants " recrutes pour cette nouvelle serie dramatique issus du
monde universitaire, sont tous des negationnistes connus comme tels,
qui participent a des colloques universitaires sur les " atrocites
armeniennes " a Khojaly ; qui redigent des ouvrages negationnistes
; qui agissent en qualite de porte-parole de la thèse officielle
de l'Etat. Qui plus est, la productrice a longtemps siege dans
les instances executives du parti AK [Justice et Developpement]
au pouvoir et est membre du conseil municipal de l'un des districts
les plus densement peuples d'Istanbul, representant son parti. Les
mensonges sur l'histoire armenienne, via la culture populaire, seront
ainsi distilles bien plus aisement et de manière convaincante parmi
la population que via des etudes scientifiques et universitaires.
Qu'en est-il des " pro-Armeniens " ?
J'ai mentionne, au debut, ceux d'entre nous " ... qui se considèrent
presque totalement impermeables aux mensonges officiels. " Dans
l'edition du 27 fevrier 2012 du quotidien Radikal, considere comme le
seul journal " de gauche " dans la grande presse, est paru un article
dû a Onur Caymaz, un ecrivain progressiste, d'orientation democrate.
Dans son texte, Caymaz condamne sans reserve le discours de haine
utilise lors du rassemblement sur Khojaly, place Taksim. Au point
qu'il titrait : " Nous sommes tous des salauds ! " en reaction aux
banderoles lors de cette manifestation, où il etait ecrit : " Vous
etes tous des Armeniens ! Tous des salauds ! "
Après avoir exprime son degoût pour une telle haine contre les
Armeniens (de manière assez impressionnante, je dois reconnaître),
il livre un exemple pour assurer a ses lecteurs qu'il n'est du côte
d'aucune atrocite, quel qu'en soit l'auteur. Il reprend, a cette fin,
un passage extrait d'un " ouvrage " soi-disant intitule Renaissance de
nos âmes, de Zori Balayan, " qui prit part personnellement au massacre
de Khojaly " et decrit la torture qu'il infligea a un jeune Turc, âge
de 13 ans, a Khojaly. La citation est assez longue, Balayan decrivant
en detail, avec un plaisir et une autosatisfaction evidente, comment
il ecorche l'abdomen et les membres du jeune garcon, lui enfoncant
le " sein decoupe " de sa mère dans la bouche, afin de l'empecher de
crier de douleur. La citation se poursuit, Balayan expliquant comment
il devint " medecin et humaniste de profession ", tout en n'etant en
rien choque de voir le garcon mourir de saignements en sept minutes
; bien au contraire, il vit une " renaissance de son âme " pour "
avoir venge un centième de ce que les Turcs ont fait " a ses ancetres.
Meme si l'on ignore qu'aucun livre de ce genre n'est dû a Zori
Balayan, il est des plus evident, de par le langage utilise pour
decrire la torture, que cette citation est totalement fabriquee
de toutes pièces. Le côte choquant est que cette citation soit
repetee non par un ultra-nationaliste turc, anime par la haine des
Armeniens, mais par quelqu'un qui denonce en toute sincerite racisme
et discriminations. Deux jours après la publication de cet article,
Caymaz ecrivit sur son blog qu'il s'etait trompe, qu'il est evident
que Zori Balayan n'a pas ecrit un tel livre, et que la citation etait
erronee. Il precisa avoir entendu parler du livre par un medecin
azeri lors d'un debat televise. Apparemment, Caymaz n'eut pas le
moindre soupcon qu'un membre d'un parti en guerre pût mentir. Mais où
trouva-t-il donc cette citation ? J'ai recherche de mon côte et j'ai
decouvert qu'elle n'est presente que sur des sites internet turcs
ultra-nationalistes. Meme ce fait ne l'alerta pas. La redaction du
journal Radikal, elle non plus, ne mit pas en doute cette citation
des plus grossière. Ainsi les mensonges se fraient-ils un chemin
auprès des medias " progressistes " et leur public.
Mensonges pour nous tous
J'ai dit aussi au debut " y compris l'auteure de ces lignes ",
en parlant du fait de vehiculer ce type specifique de mensonge, a
savoir occulter la verite. Il y a quelques mois seulement, je suis
tombee sur l'histoire de Levon Ekmekjian, membre de l'ASALA, qui fut
execute par pendaison en 1983 a Ankara sous le regime des militaires,
accuse d'avoir ete un des responsables du " massacre d'Esenboga "
a Ankara en 1982. En tant que membres ou sympathisants des partis et
groupes socialistes-revolutionnaires turcs de cette epoque, certains
jetes en prison, d'autres dans la clandestinite en Turquie, d'autres
encore refugies politiques a l'etranger, nous avons alors avalise
le recit des militaires sur l'attaque d'Esenboga. Meme s'il y eut
quelques exceptions, elles ne furent jamais exprimees oralement. Le
silence absolu sur Ekmekjian dans les memoires des " revolutionnaires
" et les ouvrages compilant les recits des victimes d'executions sous
le regime militaire des annees 1980 illustre clairement comment nous
avons evite de mettre en doute le discours officiel sur l'attaque
d'Esenboga par l'ASALA, et comment nous avons tout simplement ignore
l'affaire Ekmekjian.
Une brèche dans la forteresse la mieux fortifiee
Or la vie intègre une telle dynamique, s'exposant ainsi toujours a
des surprises totalement inattendues, qu'aucun plan visant a occulter
la verite ne peut remplir a la perfection son objectif pour toujours,
tant que l'element humain en fera partie.
Actuellement, dans les medias sociaux, des articles circulent sur
Levon Ekmekjian - ses photographies, les Memoires de ses camarades -
tandis qu'un grand nombre de Turcs et de Kurdes s'echangent avidement
ces informations nouvellement integrees. Le fait est particulièrement
important car l'Armee Secrète Armenienne pour la Liberation de
l'Armenie (ASALA) est peut-etre l'unique sujet qui soit encore des
plus tabou parmi tous les autres lies a la question armenienne en
Turquie, fût-ce par les mouvements socialistes, demeurant un instrument
inestimable de manipulation aux mains de l'appareil negationniste.
Avec le rassemblement sur Khojaly a Istanbul, les mensonges officiels
sur le conflit du Karabagh deviennent eux aussi vulnerables, la
population, du moins ceux qui veulent connaître la verite, ayant de
plus en plus accès a la version armenienne de ces evenements.
Certes, le deni organise signifie le royaume des mensonges. Or, meme la
forteresse la mieux fortifiee des mensonges est condamnee a s'ecrouler,
quel que soit le temps qu'il faut a une brèche pour s'etendre et
se propager de l'interieur, sapant l'ensemble de la structure. Il
suffit que l'esprit de l'homme questionne, refuse d'etre embrigade,
ait davantage besoin d'apprendre, et en informe autrui. La Turquie
ne fait pas exception a cette règle generale.
___________
Source : http://www.armenianweekly.com/2012/05
/11/gunaysu-the-reign-of-lies-in-turkey/ Traduction : © Georges Festa
- 05.2012.
Avec l'aimable autorisation de Khatchig Mouradian, redacteur en chef
de The Armenian Weekly.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies