ALEP SANS GILET PARE-BALLES
http://www.armenews.com/article.php3?id_article=83237
par Rima Elkouri, La Presse -
4 octobre 2012 -
J'ai ete seduite par Alep il y a 15 ans. Je m'etais promis d'y
retourner avec mes enfants. Sans gilet pare-balles, si possible.
Avant d'etre synonyme de terreur, Alep evoquait surtout pour moi des
souvenirs de famille. C'est la ville natale de ma mère. Ce fut aussi,
il y a un siècle, la ville refuge de mon grand-père, survivant du
genocide armenien. Un refuge qu'il a quitte en 1967 pour s'etablir
a Montreal avec sa famille.
À l'epoque, mon grand-père sentait bien que le printemps syrien n'etait
pas trop presse. Il esperait que le temps s'accelère. Il voulait que
ses enfants puissent changer de saison plus vite encore.
Pour eux - et finalement pour moi, d'une certaine facon -, il a
traverse l'ocean.
Aujourd'hui, Alep n'est plus un refuge, mais un brasier. De violents
combats y opposent les rebelles de l'Armee syrienne et les forces
gouvernementales. L'exode se fait dans le sens inverse de celui que
mon grand-père a connu en 1914. Des refugies syriens ont afflue vers
la Turquie. L'Histoire avance en revenant sur ses pas. Et le printemps,
le vrai, se fait toujours attendre.
Il y a cette jolie formule de politesse que les Alepins emploient pour
prendre des nouvelles. Pour dire " comment vas-tu ? ", ils demandent
" chlonak ? ", ce qui veut dire litteralement " de quelle couleur
es-tu ? ".
Dans ma memoire, Alep est couleur lumière. Une belle lumière ocre qui
tombe sur ses pierres blondes. Aujourd'hui, Alep a un teint funeste.
Rouge sang ? Gris cendre ?
Alep brûle. Mais dans ma memoire, sa beaute reste. En 1997, j'avais
convaincu ma mère de faire un voyage en Syrie avec moi. Elle n'y
avait pas mis les pieds depuis 1967. J'ai pu faire du tourisme sur
le fil de sa memoire.
J'ai ete soufflee par la beaute d'Alep, l'une des plus anciennes
villes du monde encore habitees. Une ville fascinante qui semblait
avoir tout vu, tout vecu. Elle ne savait pas encore le bain de sang
qui la guettait.
Alep m'a seduite par son art de vivre et de recevoir. Par sa poesie
du quotidien, envers et contre tous. Par son souk historique, classe
patrimoine mondial de l'UNESCO. Ce meme souk au coeur des combats,
d'où ma collègue Michèle Ouimet nous a envoye un reportage courageux
et crève-coeur, avant-hier. J'y revois ces vendeurs, qui semblaient
assis la depuis mille ans. Sous les magnifiques arches du marche,
ils passaient d'un côte a l'autre de leurs etals a la manière de
Tarzan en djellaba, en s'accrochant a une corde. Le souk millenaire
a desormais des airs de fin du monde.
Le desastre est complet. Il n'y a pas que la verite qui vole en
eclats sous les bombes. Il n'y a pas que des gens qui meurent dans
l'indifference, comme si leur vie n'etait plus qu'une statistique. La
culture meconnue portee par ces gens fait aussi partie des blesses.
Alep sent la mort. Le souvenir auquel je m'accroche sent le savon. Ce
fameux savon d'Alep, celui de ma grand-mère, au parfum d'olive et de
laurier. Elle demandait a tous ceux qui voyageaient en Syrie de lui
en ramener, le preferant a celui qu'on trouve ici. Dans l'armoire
de sa salle de bains, enfouis dans plusieurs sacs, elle gardait
precieusement, comme s'il s'agissait de pepites d'or, ces gros blocs
vert olive a l'allure rustre.
Tous ces souvenirs sont aujourd'hui eparpilles sous des cendres. Dans
les ruines, a côte des cadavres, ils ont l'air indecents. Les nouvelles
qui nous arrivent au compte-gouttes de gens qui sont la-bas sont
terrifiantes. Ils sont terrorises. Ils savent que chaque jour est
peut-etre le dernier.
http://www.armenews.com/article.php3?id_article=83237
par Rima Elkouri, La Presse -
4 octobre 2012 -
J'ai ete seduite par Alep il y a 15 ans. Je m'etais promis d'y
retourner avec mes enfants. Sans gilet pare-balles, si possible.
Avant d'etre synonyme de terreur, Alep evoquait surtout pour moi des
souvenirs de famille. C'est la ville natale de ma mère. Ce fut aussi,
il y a un siècle, la ville refuge de mon grand-père, survivant du
genocide armenien. Un refuge qu'il a quitte en 1967 pour s'etablir
a Montreal avec sa famille.
À l'epoque, mon grand-père sentait bien que le printemps syrien n'etait
pas trop presse. Il esperait que le temps s'accelère. Il voulait que
ses enfants puissent changer de saison plus vite encore.
Pour eux - et finalement pour moi, d'une certaine facon -, il a
traverse l'ocean.
Aujourd'hui, Alep n'est plus un refuge, mais un brasier. De violents
combats y opposent les rebelles de l'Armee syrienne et les forces
gouvernementales. L'exode se fait dans le sens inverse de celui que
mon grand-père a connu en 1914. Des refugies syriens ont afflue vers
la Turquie. L'Histoire avance en revenant sur ses pas. Et le printemps,
le vrai, se fait toujours attendre.
Il y a cette jolie formule de politesse que les Alepins emploient pour
prendre des nouvelles. Pour dire " comment vas-tu ? ", ils demandent
" chlonak ? ", ce qui veut dire litteralement " de quelle couleur
es-tu ? ".
Dans ma memoire, Alep est couleur lumière. Une belle lumière ocre qui
tombe sur ses pierres blondes. Aujourd'hui, Alep a un teint funeste.
Rouge sang ? Gris cendre ?
Alep brûle. Mais dans ma memoire, sa beaute reste. En 1997, j'avais
convaincu ma mère de faire un voyage en Syrie avec moi. Elle n'y
avait pas mis les pieds depuis 1967. J'ai pu faire du tourisme sur
le fil de sa memoire.
J'ai ete soufflee par la beaute d'Alep, l'une des plus anciennes
villes du monde encore habitees. Une ville fascinante qui semblait
avoir tout vu, tout vecu. Elle ne savait pas encore le bain de sang
qui la guettait.
Alep m'a seduite par son art de vivre et de recevoir. Par sa poesie
du quotidien, envers et contre tous. Par son souk historique, classe
patrimoine mondial de l'UNESCO. Ce meme souk au coeur des combats,
d'où ma collègue Michèle Ouimet nous a envoye un reportage courageux
et crève-coeur, avant-hier. J'y revois ces vendeurs, qui semblaient
assis la depuis mille ans. Sous les magnifiques arches du marche,
ils passaient d'un côte a l'autre de leurs etals a la manière de
Tarzan en djellaba, en s'accrochant a une corde. Le souk millenaire
a desormais des airs de fin du monde.
Le desastre est complet. Il n'y a pas que la verite qui vole en
eclats sous les bombes. Il n'y a pas que des gens qui meurent dans
l'indifference, comme si leur vie n'etait plus qu'une statistique. La
culture meconnue portee par ces gens fait aussi partie des blesses.
Alep sent la mort. Le souvenir auquel je m'accroche sent le savon. Ce
fameux savon d'Alep, celui de ma grand-mère, au parfum d'olive et de
laurier. Elle demandait a tous ceux qui voyageaient en Syrie de lui
en ramener, le preferant a celui qu'on trouve ici. Dans l'armoire
de sa salle de bains, enfouis dans plusieurs sacs, elle gardait
precieusement, comme s'il s'agissait de pepites d'or, ces gros blocs
vert olive a l'allure rustre.
Tous ces souvenirs sont aujourd'hui eparpilles sous des cendres. Dans
les ruines, a côte des cadavres, ils ont l'air indecents. Les nouvelles
qui nous arrivent au compte-gouttes de gens qui sont la-bas sont
terrifiantes. Ils sont terrorises. Ils savent que chaque jour est
peut-etre le dernier.