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Rescapes D'un Genocide : Des Emigres De Nulle Part

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    RESCAPES D'UN GENOCIDE : DES EMIGRES DE NULLE PART

    http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=67794
    Publie le : 08-10-2012

    Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - "L'expose porte sur un type
    d'immigration, paradoxal en ses termes puisque son lieu de reference
    n'existe plus et ne s'inscrit plus dans le monde comme ayant jamais
    existe : celui des descendants de rescapes du genocide armenien qui,
    abandonnant Constantinople dans les annees 20, debarquèrent a Marseille
    en qualite de refugies politiques et de main-d'~\uvre importee, munis
    d'un passeport portant la mention " sans retour possible ". Restes
    d'une extermination - jusqu'a ce jour non reconnue en tant que telle
    par son auteur - que les puissances de l'Entente avaient, en depit
    de leurs sympathies envers les Armeniens ou leurs reprobations sans
    effets, laisse faireafin de menager leurs interets dans la nouvelle
    Turquie kemaliste, les refugies armeniens, violemment expulses d'un
    Empire d'Orient dont ils avaient ete les otages mais dont l'Occident,
    pour sa part, comptait tirer largement profit, trouvèrent ainsi
    refuge dans une terre d'asile dont les alliances avaient obei, comme
    il se doit, aux logiques de la Realpolitik. Aussi leur pays desormais
    d'accueil n'etait-il pas sans porter quelque responsabilite, ni dans
    la catastrophe qui les avait jetes la, ni dans le silence et l'oubli
    dont ils y furent l'objet, pendant plus de soixante ans." Le Collectif
    VAN vous propose de prendre connaissance du texte "Les immigres,
    rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part" de Janine
    Altounian, avec les temoignages de Hannah Arendt, Jean Amery, Nigoghos
    Sarafian et Theo Angelopoulos. Il avait ete publie dans le numero 7
    de la Revue Amnis en 2007 dans le cahier "Histoire de l'immigration,
    traces et memoires - Europe-Amerique, XIXe siècle a nos jours".

    Amnis

    Les immigres, rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part

    (Avec les temoignages de Hannah Arendt, Jean Amery, Nigoghos Sarafian
    et Theo Angelopoulos)

    Janine Altounian

    A partir d'une experience qui m'est familière, j'aimerais evoquer
    ici la situation particulière d'immigration que constitue celle des
    rescapes du genocide armenien perpetre en 1915 dans l'Empire Ottoman
    par le gouvernement Jeunes Turcs, situation qui ne relève guère d'une
    emigration a proprement parler, puisque le pays auquel les survivants
    purent echapper fut le theâtre d'une extermination niee en tant que
    telle par l'actuelle Turquie. Cette evocation mettra avant tout en
    lumière ce qui s'est psychiquement transmis aux heritiers de cet exil
    violent et paradoxal en ses termes, puisque son lieu de reference
    n'existe plus et ne s'inscrit plus dans le monde comme ayant jamais
    existe.

    Comment parler a l'autre quand le fantasme du retour ne parle plus ?

    Pour aborder cette question nous prendrons comme point de depart celle
    du psychanalyste Winnicott qui, a l'interrogation : " Que voit le bebe
    quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? ", apporte la
    reponse eloquente : " Generalement, ce qu'il voit, c'est lui-meme "1.

    Nous appuyant sur cette assertion eclairante nous pourrions a notre
    tour poser la question qui s'enoncerait a peu près ainsi : de quoi
    herite un enfant lorsque, dans ce miroir que lui presentent la
    mère et son environnement, il voit un lieu d'origine irradiant une
    epouvante devastatrice auquel elle a echappe de justesse, un gouffre
    focal qu'elle doit constamment fuir et ecarter de sa pensee ? De
    quoi herite-t-il lorsqu'il y percoit l'experience d'une survivante
    qui disqualifie par son regard les objets d'un monde devenu pour
    elle non pertinent mais que lui devrait, pour son propre compte,
    apprendre a desirer ?

    Le clivage constitutif transmis a l'enfant entre, au depart de sa
    genealogie, un lieu barre a la representation parce que proprement
    invivable ou eteint et, a l'arrivee, ce lieu de l'immigration qu'il
    lui faudra, tel le Petit Poucet, affronter seul, sans l'etayage
    des bonnes illusions transitionnelles2, contribue, tout autant que
    l'arrachement dont il est cense etre le fruit, a l'impasse subjective
    que traduirait une autre question, variante de la première : comment
    parler a l'autre quand, dans l'image refletee par la mère et son
    environnement, le fantasme du retour ne parle plus ?

    Pour suivre ce mouvement conduisant d'un depart traumatique a une
    arrivee angoissante, nous rappellerons au prealable quelques donnees
    historiques de la situation particulière d'exil ici etudiee, en les
    eclairant des analyses faites par Hannah Arendt dans ses travaux sur "
    La "nation des minorites" et les peuples sans Etat "3. Après quoi nous
    evoquerons les consequences psychiques d'un tel heritage où s'exerce un
    empietement4 familial violent, sceau d'une fracture inintegrable par
    le parent survivant qui, impuissant a affronter un travail de deuil
    et de separation, ne peut reinvestir son existence qu'en y deleguant
    un faux self de circonstance. " Il n'y a pas de "nouveau pays natal",
    ecrit Jean Amery5, le pays natal est le territoire de l'enfance et
    de la jeunesse. Qui l'a perdu reste un etre perdu "6.

    n tel etat des lieux ou plutôt des non-lieux, etabli en 1966 par
    cet ancien detenu des camps nazis, qui y survecut mais resta a
    jamais spolie de toute patrie au monde, nous servira alors de repère
    paradigmatique. Dans son essai au titre provoquant " En quelle quantite
    l'homme a-t-il besoin de pays natal ? "7 - question a laquelle il
    repond : " Il en a d'autant plus besoin qu'il peut moins en emporter
    avec soi "8 - le philosophe s'explique en ces termes :

    Etant un homme sans pays natal et qualifie en cela, je recuse la
    distinction entre pays natal et patrie [...] Qui n'a pas de patrie,
    c'est-a-dire, pas d'asile dans un corps social autonome representant
    une unite etatique independante, n'a egalement [...] pas de pays natal
    [...] Je crois avoir appris comment le pays natal cesse de l'etre
    dès qu'il n'est pas egalement, en meme temps, patrie9.

    Être expulse d'un lieu inexistant

    Voici donc brièvement quelques rappels historiques des origines
    de la première immigration importante des Armeniens en France10 :
    abandonnant Constantinople dans les annees 20, les survivants du
    genocide armenien gagnèrent Paris via la Bulgarie, la Grèce, la Syrie,
    le Liban, peut-etre une brève escale a Marseille et virent le jour se
    lever sur notre Ville lumière au moment où leur arrivee a la gare de
    Lyon marquait leur premier contact avec elle. Debarquant a la fois
    en qualite de refugies politiques et de main-d'~\uvre importee,
    munis du titre Nansen et d'un passeport portant la mention sans
    retour possible, ces apatrides, prives de citoyennete, se sentaient
    definitivement premunis contre tout mal du pays, ce qui, en revanche,
    les acculait a un espoir obstine en la France dont ils foulaient
    anxieusement le sol. N'avait-elle pas ete dans leur imaginaire une
    figure emancipatrice bien qu'elle les eût abandonnes par deux fois ?

    1. Elle leur avait promis une Cilicie armenienne sous protectorat
    francais mais, voulant se reconcilier avec la Turquie alliee, lors
    de la Grande Guerre, des puissances centrales contre les pays de
    l'Entente, elle avait evacue en 1921 ce dernier repli des cohortes
    de refugies, tandis que l'Armenie du Caucase abandonnee, elle, par
    les Allies etait sovietisee.

    2. Elle avait consenti au traite de Lausanne de 1923, a la disparition
    pure et simple de l'Armenie qui pourtant avait ete reconnue et
    delimitee trois ans auparavant par le traite de Sèvres.

    Restes d'une extermination - jusqu'a ce jour non reconnue en
    tant que telle par son auteur - que les puissances de l'Entente
    avaient, en depit de leurs sympathies envers les Armeniens ou leurs
    reprobations sans effets, laisse faireafin de menager leurs interets
    dans la nouvelle Turquie kemaliste, les refugies armeniens, violemment
    expulses d'un Empire d'Orient dont ils avaient ete les otages mais dont
    l'Occident, pour sa part, comptait tirer largement profit, trouvèrent
    ainsi refuge dans une terre d'asile dont les alliances avaient obei,
    comme il se doit, aux logiques de la Realpolitik. Aussi leur pays
    desormais d'accueil n'etait-il pas sans porter quelque responsabilite,
    ni dans la catastrophe qui les avait jetes la, ni dans le silence et
    l'oubli dont ils y furent l'objet, pendant plus de soixante ans11.

    Ce resume succinct de la dispersion mondiale des Armeniens restes en
    vie et en charge d'un million et demi de leurs morts aura certes permis
    de reconnaître, dans notre actualite, les processus diplomatiques où
    se combinent et s'agencent, sans contradiction aucune, la liquidation
    des uns et le benefice des autres. Quel peut etre, alors, le rapport
    au monde d'un survivant a une telle combinaison meurtrière ? Cette
    question qui inspire notre reflexion sur une immigration, dont
    celle des Armeniens ne figure ici qu'a titre de paradigme d'autres
    immigrations d'emigres de pays rayes des cartes, concerne, de nos
    jours et a l'echelle mondiale, un nombre de plus en plus croissant
    d'etres humains, heritiers d'epaves echouees de cataclysmes politiques
    varies, livres au bon vouloir hospitalier de leurs pays hôtes. Les
    enonces d'Amery qui vont suivre porteront tous precisement sur cette
    rupture absolue des liens sociaux et psychiques avec le monde des
    autres chez des rescapes, miraculeusement transplantes d'une partie
    du monde exterminateur a cette autre partie, laquelle, ayant ferme
    les yeux sur l'extermination des leurs, voire en toute complicite,
    leur offre, dans l'ambiguïte d'un après coup, un lieu où il leur
    devient paradoxalement possible de rester democratiquement vivants
    ! " Les refugies allant de pays en pays representent l'avant-garde
    de leurs peuples s'ils conservent leur identite "12, ecrivait Hannah
    Arendt en 1943.

    On se demandera pourtant ce qui reste d'une identite exilee d'un
    territoire, où l'on ne peut que mourir, a celui où l'on ne peut que
    survivre puisque la mutilation qui affecte l'identite desdits refugies
    ne fait que refleter, en leurs objets internes, sa radiation pure
    et simple du monde exterieur partage avec les autres. La remarque de
    Jean Amery : " Je ne pouvais pas me definir avec precision puisqu'on
    m'avait bel et bien confisque mon passe et mon origine "13 rejoint
    du reste celle qu'Hannah Arendt fera elle-meme huit ans plus tard :

    La perte de leur citoyennete ne privait pas seulement les gens de
    protection, mais elle leur ôtait egalement toute identite nettement
    etablie, officiellement reconnue ; leurs efforts incessants, fievreux,
    pour obtenir au moins un acte de naissance du pays qui les avait
    denationalises en etaient le plus pur symbole14.

    Hannah Arendt denonce ainsi l'inadequation et l'incompetence des Droits
    de l'Homme et de la Societe des Nations face aux vagues d'apatrides -
    sept a huit cent mille pour les seuls Armeniens - qui se deversent
    en Europe après la Première Guerre mondiale : " Les traites de 1920
    concernant les minorites etaient deja perimes lorsqu'ils entrèrent en
    vigueur parce que les apatrides n'y avaient pas ete prevus "15. Elle
    ne manque pas de declarer a leur sujet :

    La première perte que les " sans droits " ont subie a ete la perte de
    leur residence, ce qui voulait dire la perte de toute la trame sociale
    dans laquelle ils etaient nes et dans laquelle ils s'etaient amenage
    une place distincte dans le monde [...] Ce qui est sans precedent ce
    n'est pas la perte de residence c'est l'impossibilite d'en retrouver
    une [...] Personne ne s'etait rendu compte que le genre humain,
    [...] avait atteint le stade où quiconque etait exclu de l'une de
    ses communautes fermees [...] se trouvait du meme coup exclu de la
    famille des nations.16

    C'est très exactement la perte de cette " trame sociale dans laquelle
    ils etaient nes et dans laquelle ils s'etaient amenage une place
    distincte dans le monde " dont va temoigner Jean Amery.

    En conclusion et illustration de ce bref rappel historique, je
    presenterai au lecteur un de ces passeports de nos rescapes sur
    lesquels etait appose le stigmate " Retour interdit". Les resistances
    farouches qu'il me fallut surmonter pour rechercher auprès des
    anciens un tel document17 et l'exhiber ici m'ont fait comprendre que
    la fletrissure de ces mots representait, a mes yeux, l'inscription
    emblematique de ce que pouvait bien reflechir, pour l'enfant de notre
    sollicitude, le regard de la mère : l'obturation de son ailleurs, le
    deracinement de sa presence a lui, son impuissance a l'introduire dans
    le monde des autres, c'est-a-dire a le mettre reellement au monde18.

    J'ai tenu a exhumer de leur crypte les lieux de la douleur psychique,
    en visualisant egalement, a l'aide de ces deux cartes : premièrement,
    les regions de peuplement armenien en 1914.

    Deuxièmement, a titre indicatif, l'itineraire de deportation dont, par
    exemple, l'un de ces rescapes - il s'agit en l'occurrence ici de mon
    père - emportait le souvenir lorsqu'il s'embarquait a Constantinople
    pour Marseille19.

    Disparition du pays natal et de la representation de soi dans l'espace

    Si l'on se laisse donc guider par la lecture d'Amery on constate que,
    lors d'un tel exil, l'impossibilite a se referer a un pays natal
    encore vivant, infiltre de ses effets la vie psychique au double
    niveau spatio-temporel, l'effondrement des referents symboliques de
    l'existence s'exercant toujours en ces deux directions :

    Mais nous, nous n'avions pas perdu le pays, au contraire il nous
    fallait reconnaître que jamais il n'avait ete en notre possession.

    Tout ce qui etait en rapport avec ce pays et ses hommes avait ete
    pour nous un malentendu pour la vie20.

    Un semblable exil en heritage va reconduire alors, dans sa transmission
    generationnelle, la rupture qui a desapproprie les individus de leur
    place simultanement dans le temps et dans l'espace des autres : "
    Il n'y a pas de retour parce que refaire son entree dans un espace
    ne sera jamais regagner egalement le temps perdu "21.

    L'eradication territoriale et symbolique, au sein des referents
    politico-culturels des lieux de la survie, de ce que fut le
    terreau de leur civilisation, expatrient les survivants des espaces
    transsubjectifs22 d'une communication avec le monde en tant que ce
    qu'ils ont ete et ce qu'ils sont.

    Cette discontinuite - brisant a la fois le temps du sujet et son lien
    aux lieux de son insertion initiale dans le monde - est exactement
    ce qui differencie les apatrides des exiles, chez qui le fantasme
    d'un possible retour est la marque meme d'une continuite psychique
    de soi dans l'espace et le temps. C'est bien en fonction de cette
    solution de continuite qu'Amery fait clairement la distinction entre
    l'exil contraint des Juifs allemands, destitues de leur appartenance,
    pour qui la terre d'origine, matrice culturelle engloutie avec ses
    habitants, est devenue terre de mise a mort et l'exil volontaire des
    Allemands opposants au regime du Troisième Reich, dignes detenteurs,
    a leurs yeux, de la veritable Allemagne :

    Notre exil n'etait pas [...] comparable a l'auto-bannisement de
    ces emigrants qui fuyaient le Troisième Reich uniquement a cause de
    leurs opinions [...] Les ecrivains emigres de langue allemande [...]
    vivaient dans l'illusion d'etre la voix de la " vraie Allemagne
    " qui, dehors, pouvait s'elever bien haut en faveur de la patrie
    abattue, mise aux fers du national-socialisme. Rien de tel pour nous,
    les anonymes. Aucun jeu avec la vraie Allemagne imaginaire que l'on
    aurait emportee avec soi [...] un emigrant fuyant Hitler [travaillait]
    a New York [...] a edifier le château fictif de la culture allemande
    [...] L'emigrant, pour motifs culturels et vivant en securite, croyait
    continuer a tisser la trame du destin d'une nation allemande qui [...]
    n'etait terrassee que pour un temps23.

    Pour les exiles de la nation allemande, contestataires des imposteurs
    qui l'assujettissent actuellement, fuir s'accompagne d'un imaginaire
    du retour qui, meme s'il s'avère illusoire, soutient la psyche du
    pouvoir nourricier des illusions, ferments d'un sens a recreer.

    L'objet ideal internalise reste sauf et continue a garantir l'aire de
    la pensee et de la perception de soi. Au contraire, pour les apatrides
    que sont devenus les minoritaires survivants a la persecution exercee
    par ladite nation, ne plus pouvoir se projeter dans un quelconque
    retour puisque tout foyer a ete saccage et ce, dans l'indifference du
    monde entier, precipite l'individu dans l'anonymat, oblitère toute
    representation de soi et de sa culture en relation avec le monde. "
    Un internationalisme culturel ne peut veritablement prosperer
    que sur le terrain d'une securite nationale [...] Il faut avoir
    un pays natal pour ne pas en avoir besoin [...] Reduit au contenu
    [...] fondamental du concept, pays natal veut dire [...] securite
    "24, conviction qui rejoint celle que relevait Hannah Arendt chez
    les refugies jetes dans la debâcle des annees 20 : " Le peuple
    apatride partageait la conviction des minorites que la perte des
    droits nationaux etait identique a la perte des droits humains,
    que la perte des uns entraînait inevitablement celle des autres. "25

    D'ailleurs pour ceux qui furent et finalement restent expulses de
    l'espace culturel de leur pays englouti, le discours lui-meme atteste
    les zones qui leur sont devenues inhabitables, il est troue de mots
    mis hors d'usage, designifies : " lorsque je quittai le dernier de
    mes camps de concentration pour retourner chez moi, a Bruxelles où
    pourtant je n'avais pas de chez moi. "26

    Perte du sentiment de continuite de soi dans le temps

    La dechirure qui a ruine chez l'apatride toute visibilite de soi parmi
    les autres fait simultanement eclater le sentiment de son etre dans
    le temps. C'est ce que revèle, par exemple, la douleur angoissante
    de toute nostalgie qui met immediatement a nu l'inanite de son objet :

    Je sais bien que je ressentais a l'epoque le mal du pays et du passe
    [...] Celui qui vieillit [...] n'est que celui qu'il est. Pourtant il
    peut quand meme exister lorsque dans cet " etre " repose, en parfait
    equilibre un " ayant ete " [...] Celui qui a ete expulse du Troisième
    Reich [...] regarde en arrière [...] et ne s'apercoit nulle part [...]
    Leur passe [celui des juifs qui avaient occupe une position sociale]
    en tant que phenomène social leur avait ete repris par la societe.27

    Le rapt de cet " ayant ete" qui fait imploser l' " etre" des rescapes,
    le deni d'existence qui les hypothèque constitue alors l'arrière-fond
    implicite sur quoi la famille expatriee elève inconsciemment son
    enfant, un manque a etre qui se transmet a lui en sentiment de dette
    scellant sa filiation. Decrivant les premières relations constitutives
    entre la mère et son nourrisson, Winnicott nous donne les explications
    suivantes sur ce qui, chez l'etre humain, contribue au " sentiment
    d'etre " :

    Aucun sentiment du soi ne peut s'edifier sans s'appuyer sur le
    sentiment d'ÊTRE, [...] Ce qui est en jeu ici, c'est une continuite
    reelle de generations, a savoir ce qui chez le nouveau-ne [...] est
    transmis d'une generation a l'autre par l'intermediaire de l'element
    feminin chez l'homme et chez la femme, [...] L'element feminin [...]
    est [...] Ce n'est pas la frustration qui est [ici] en cause, mais
    la mutilation [...] Ou bien la mère a un sein qui est, ce qui permet
    au bebe d'etre, lui aussi, ou bien la mère est incapable d'apporter
    cette contribution, auquel cas le bebe doit se developper sans la
    capacite d'etre [...] l'identite initiale [...] reclamant un sein
    qui est et non un sein qui fait.28

    Nous nous hasarderons a avancer ici que tout enfant de ces exiles,
    evades de la mort, saura reconnaître dans l'empietement de sa famille
    endeuillee et mutilante ce sein qui, melancolique ou non, " fait"
    sans jamais " etre". Les traces de la terreur et de l'agrippement
    au meme pendant la persecution de tous, traces inscrites dans
    l'inconscient groupal et encryptees en lui, le disqualifient dès lors
    pour l'affrontement psychique et culturel de l'alterite, car celle-ci
    requiert un soubassement narcissique ne prealablement d'un partage
    avec les parents de leur " etre" en securite et de leur " ayant ete"
    quelque part chez eux. L'insecurite profonde qu'il a, au contraire,
    ressentie en eux, avec eux, discredite plutôt l'espace potentiel des
    echanges et des plaisirs puisqu'elle est la consequence du meurtre
    non sanctionne de qui ils furent, qu'elle raconte justement leur
    expropriation du rapport a l'autre, l'autre exterminateur ou l'autre
    complice par son silence.

    Une anecdote pathetique rapportee par Amery montre comment la
    destitution de l'espace transitionnel où l'on " est avec" ses autres,
    la repudiation des liens tisses avec les interlocuteurs de ce que
    l'on croyait etre sa culture, derobent aux exiles ce temps subjectif
    au cours duquel c'est bien evidemment l'assignataire du discours qui
    institue le moi :

    Dans le camp de Gurs [...] le celèbre poète Alfred Mombert [...] de
    soixante-dix ans [...] ecrivit a un ami : [...] " Est-ce que
    pareille chose est jamais arrivee a un poète allemand ? " [...] Un
    poète allemand ne peut etre qu'un homme qui non seulement ecrit de
    la poesie en allemand mais aussi pour les Allemands, a leur demande
    expresse [...] Les lecteurs d'alors qui ne protestèrent pas contre sa
    deportation ont rendu sa poesie nulle et non avenue [...] Pour etre
    celui-ci ou celui-la nous avons besoin de l'assentiment de la societe.

    Mais quand elle dement que nous l'ayons jamais ete, nous ne l'avons
    pas ete non plus. Mombert [...] mourut sans passe [...] On vieillit
    mal en exil.29

    Il faut remarquer ici que l'expression ungeschehen machen (" rendre
    non advenu ")avec laquelle Amery signifie que les Allemands, restes
    indifferents a la deportation de leur poète, ont du meme coup annule
    qu'il l'ait jamais ete et raye le sens de son existence est celle qui,
    chez Freud, designe une des operations psychiques visant a supprimer,
    en le soustrayant a la conscience, ce qui eut lieu. Ce qui a ete vise
    dans la deportation de Mombert n'est pas seulement un attentat a sa
    vie mais a ce qu'elle a ete. L'impossibilite d' " etre ", puisque
    nulle part n'apparaît que l'exile " a ete ", se vit consequemment en
    lui dans une coupure qui, independamment de l'eventuelle incompetence
    linguistique, desarrime son corps du sens et de la parole, comme si
    la mise en clandestinite de son existence l'amputait de son elan vers
    la vie. C'est donc le " faire " du dechiffrement d'un environnement
    etranger qui se substituera a l' " etre " en lien d'identification
    avec les autres :

    Les premiers jours d'exil [...] Le simple fait de ne pas pouvoir
    dechiffrer les visages des hommes etait deja source d'effroi [...] Les
    mots [...] etaient une realite sensorielle mais en rien des signes
    interpretables [...] Le regard avec lequel l'exile cherche a percer
    les signes ne sera jamais spontane, ce sera au contraire un acte
    intellectuel lie a un effort coûteux de l'esprit.30

    Version plus contrôlee, maîtrisee par le travail " coûteux de
    l'esprit" d'une desarticulation psychique a laquelle Hannah Arendt
    prete l'expression d'une detresse que toute aïeule exilee pourrait
    raconter ou taire a ses petits-enfants :

    Nous avons perdu notre foyer, c'est-a-dire la familiarite de notre
    vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c'est-a-dire
    l'assurance d'etre de quelque utilite en ce monde. Nous avons perdu
    notre langue maternelle, c'est-a-dire nos reactions naturelles, la
    simplicite des gestes et l'expression spontanee de nos sentiments
    [...] nos vies privees ont ete brisees.31

    Si ne plus pouvoir retourner en pensee chez soi, parce qu'on y serait
    extermine, induit un tabou du contact avec soi-meme et prive en quelque
    sorte de ses assises territoriales tout regard de tendresse sur les
    nouveaux-nes au monde d'ici, cela produit aussi chez le transfuge
    lui-meme une haine de soi :

    Le veritable mal du pays n'etait pas de l'apitoiement sur soi mais de
    la destruction de soi. Il consistait en un demontage pièce par pièce
    de notre passe, ce qui ne pouvait aller sans mepris de soi ni haine
    a l'egard du moi perdu [...] La haine de soi couplee avec la haine du
    pays faisait mal [...] Ce que notre souhait pressant et notre devoir
    social se devait de haïr, se dressait soudain devant nous et voulait
    qu'on en ait la nostalgie : un etat impossible et nevrotique qu'aucune
    medecine psychanalytique n'est de taille a combattre [...] Notre
    retour n'etait pour notre pays natal rien qu'un embarras.32

    Un immigre, poète apatride des annees 20 : Nigoghos Sarafian

    Pour finir, ce constat de l'impossibilite d'un retour reel et
    imaginaire la où il n'existe plus rien nous ramènera en boucle a notre
    point de depart, mais cette fois-ci en recourant a l'experience d'un
    grand poète du mouvement litteraire armenien de Paris, ne en 1902
    a Varna en Bulgarie, installe en France a partir de 1923 au moment
    où affluaient les premières vagues d'immigres armeniens, rescapes du
    genocide, et mort a Paris en 1972, Nigoghos Sarafian33. Il fut, a son
    epoque, assez sacrilège pour denoncer le leurre des appartenances
    nationales et entreprendre la demystification du retour au sein
    de la mère patrie. Alors que la propagande sovietique34 suscitait,
    dans les annees 1946-1948, l'engouement et le rapatriement de 7000
    Armeniens de France - qui, après une amère deception, interviendront
    lors du voyage de Christian Pineau en 1957 a Erevan, pour obtenir
    une autorisation a quitter le " paradis socialiste " et retourneront
    presque tous aux lieux regrettes de leur dispersion -, il ecrivait :

    Je regarde [...] la Tour Eiffel [...] mes compatriotes la delaissent
    pour retourner au pays [...] Mais [...] ce qui est clair pour moi en
    cet instant, c'est qu'une ville marâtre et etrangère est plus desirable
    que son propre pays où l'on se sent plus etranger et moins libre35.

    Ce mouvement de l'immigre qui passe outre au mirage tentateur d'un
    fantasmatique retour, le surmonte en comprenant que l'ailleurs
    se trouve ici meme36 definit en fait, pour Sarafian, sa mission
    d'ecrivain :

    Quand donc verrai-je l'erection d'une cite de la raison sur les terres
    de nos pères [...] Je suis sans gîte et seul, je voudrais avoir une
    patrie a la hauteur de mon desir [...] Quand donc vais-je m'atteler
    [...] au travail de son erection [...] Quand donc trouverai-je les
    mots de verite pour celebrer la venue a la sagesse de mon peuple qui a
    souffert, victime depuis des siècles de son propre mystère ? [...] Je
    suis seul et persecute par la vie qui me raille, me reduit a rien,
    [...] ce rien grandit peu a peu, [...] embrase par le tourment venant
    des generations et s'achevant en moi [...] C'est l'heure où [...] le
    fantôme [...] me convainc en me presentant la mort comme le seul salut
    [...] Il faut rester au contraire et reparer les ponts detruits,
    retablir les voies de communication et le règne de la raison.37

    Malgre ce retranchement critique a l'ecart du national et d'un chez
    soi pretendument desirable, l'ecrivain, qui fuit toute idealisation
    inductrice de nostalgies fourvoyantes, n'ignore toutefois nullement
    la condition irremediable de son etre eclate et de son heritage en
    miettes :

    Notre langue sur le point de mourir. Nos valeurs niees par l'etranger,
    par la diaspora et meme par notre patrie [...] Une part de la diaspora
    sur le point de se dissoudre, l'autre condamnee a aller se dissoudre
    dans son propre pays38.

    On trouve chez lui la meme desappropriation du temps que celle
    rencontree chez Amery : " Je suis passe a travers les annees comme une
    ombre, portant en moi la privation, la douleur d'un peuple meprise,
    l'attente, la revolte, la crispation, l'espoir du bonheur et je
    m'approche de la terre sans avoir vecu "39, la meme amertume a vivre
    sans exister qui engendre la haine de soi, le sentiment d'illegitimite
    et l'angoisse :

    Quelle haine de soi dans cet isolement qui est le mien.40[...] Et
    toujours au loin, le drapeau tricolore flotte comme aux jours de
    l'enfance. Et toujours flotte l'angoisse.41[...] J'avais tous les
    certificats, et pourtant je me demandais si on ne me refuserait pas le
    permis de travail. Je craignais qu'un agent de police ne m'arretât et
    ne me conduisît en prison sans raison [...] Quelle opinion n'avais-je
    pas sur les hommes ! [...] les guerres et une revolution42, charriant
    les cadavres et les ruines. Puis notre histoire nationale [...] Quel
    chemin [...] a travers l'angoisse !43[...] Seul au bout du monde,
    abandonne de tous, je ressemble a un condamne a mort qui ignore son
    peche, [...] le vent et le murmure des arbres deviennent [...] aussi
    cruels que le bruit du couperet de la guillotine [...] l'homme de la
    diaspora vit toute sa tragedie44.

    L'histoire psychique de tout etre comportant toujours l'aspiration
    a retourner dans les bras ou le sein maternel, le deuil de cette
    aspiration ne peut se faire chez l'immigre-expulse car l'impossible
    retour dans le fantasme fait traumatiquement collusion avec
    l'impossible retour dans le reel.45

    Lire la suite sur le site de l'Amnis :

    Les immigres, rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part

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    Source/Lien : Amnis

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