L'ARMENIE, LE PAYS SANS AVENIR
Slate.fr
10 sept 2012
France
Lasses par l'economie contrôlee, les atteintes aux droits de l'homme
et le risque de guerre contre l'Azerbaïdjan, plusieurs dizaines de
milliers d'Armeniens quittent le pays chaque annee. Chez ceux qui
restent, la desillusion est de rigueur. Malgre tout, des mouvements
civiques emergent, laissant entrevoir de minces espoirs de changement.
Une dizaine de personnes patientent en silence, dans une ruelle
discrète d'un quartier residentiel peu frequente d'Erevan, la capitale
armenienne. Face a elles, un portique de securite, deux officiers
en uniforme et un ecriteau qui indique, en armenien et cyrillique,
l'entree du Service russe des migrations.
Ces hommes font la queue depuis plusieurs heures sous un soleil
cuisant dans l'espoir de decrocher un visa pour aller travailler
en Russie. L'ambiance est pesante et les candidats a l'emigration
evitent nos questions. Plus d'un million de personnes ont quitte le
pays depuis l'independance en 1991, et ces futurs migrants semblent
genes de venir grossir les rangs des deserteurs.
Sarkis [1], la quarantaine, est le seul a accepter de s'exprimer,
non sans avoir pris le soin de s'ecarter de la queue et de requerir
l'anonymat.
"Ce n'est pas par plaisir que je veux quitter l'Armenie. Mais la
situation est terrible ici. Je construis des cuisines, et je ne
gagne pas beaucoup d'argent. En Russie, je gagnerai suffisamment pour
nourrir ma famille."
Il est conscient qu'une fois sur place, il est peu probable qu'il
trouve un emploi en relation avec ses competences. En effet, les
candidats a l'emigration se voient principalement proposer du travail
dans la construction, et notamment en Siberie, contree où des ouvriers
nord-coreens sont deja envoyes pour pallier le manque de main d'~\uvre.
Mais peu importe. "Je suis pret a faire n'importe quoi, je suis
debrouillard", assure Sarkis, comme pour se convaincre lui-meme.
Comme lui, en 2010, près de 2.000 Armeniens sont passes par ce
programme mis en place par les autorites russes pour tenter d'enrayer
l'effritement demographique qui touche leur pays. Mais malgre les
incitations proposees par le Kremlin aux candidats a l'emigration
(aide financière allant jusqu'a 8.000 dollars, naturalisation, emploi
garanti...), ce programme n'est responsable que d'une infime partie
de l'exode en cours.
Un pays qui se vide de ses habitants
D'après Gagik Yeganyan, chef du service des migrations au ministère de
l'Administration territoriale, 28.960 personnes au total ont quitte
l'Armenie en 2010. Et dans un pays qui ne compte, officiellement,
plus que 3,1 millions d'habitants -sûrement moins de 3 millions en
realite-, chaque depart est vecu comme une saignee. Pour autant,
ce haut fonctionnaire se refuse a parler de migration de masse,
et c'est a peine s'il reconnaît que "la situation est preoccupante".
Le demographe et economiste Ruben Yeganyan [2], qui a travaille sur
le problème demographique armenien pour l'ONU, depeint lui un tableau
bien plus sombre:
"Selon les estimations optimistes, la population du pays aura baisse de
100.000 a 200.000 personnes d'ici 50 ans. Selon des projections plus
realistes, le chiffre se situe entre 500.000 et 600.000 personnes. Et
je ne prefère meme pas parler des previsions pessimistes."
Inexorablement, l'Armenie se vide de ses habitants.
Et vu la difficulte d'obtention des visas pour l'Europe, près de
80% des emigrants partent s'installer en Russie. Pourtant, "bien
qu'elles soient fluctuantes, les conditions d'accueil des emigrants,
victimes de la xenophobie de la population russe, se sont degradees,
estime Ruben Yeganyan. Les autorites russes n'ont aucun desir de
s'opposer a ce ressentiment. Il est meme utilise comme un outil de
man~\uvre politique pour detourner la population des problèmes de
politique interieure. Malgre tout, les Armeniens continuent de partir
travailler la-bas. Indirectement, c'est un temoignage de la gravite
de la situation chez nous".
Le marasme economique, social et politique dans lequel est empetre
l'Armenie fait echo aux propos du chercheur. Le salaire moyen est de
120.000 drams, soit environ 235 euros. Entre 2008 et 2010, 270.000
personnes (presque un dixième de la population) sont passees sous le
seuil de pauvrete.
"La Republique des oligarques"
De l'aveu d'un membre du gouvernement, le chômage serait superieur
a 30% alors qu'officiellement, il ne depasse pas les 6%. Meme la
croissance armenienne, qui pourrait atteindre 7% en 2012 selon la
Banque mondiale, ne suffit plus a ranimer l'espoir des observateurs.
D'après Gaïdz Minassian, specialiste des relations internationales
et auteur de plusieurs ouvrages sur l'Armenie, "la croissance ne
sera pas assez forte pour que la population en profite. Il faudrait
qu'elle atteigne au moins 10% pour que les Armeniens puissent esperer
beneficier des retombees. Car l'economie est aux mains des oligarques,
le pays est gangrene par la corruption et le marche noir. Les rentrees
fiscales sont donc insuffisantes".
En effet, une poignee d'hommes d'affaires, russes et armeniens,
se partagent des pans entiers de l'economie. Selon le president de
l'union des producteurs locaux, les oligarques auraient detourne
l'equivalent de 200 millions de dollars au cours des dix dernières
annees. Et les liens etroits qu'entretiennent les elites politiques
et economiques valent d'ailleurs a l'Armenie d'occuper la 129e place
mondiale (sur 182) des pays les plus corrompus selon le classement
de Transparency International.
Ruben Hayrapetyan est l'incarnation de ce que le geopolitologue
Gaïdz Minassian appelle la "Republique des oligarques". Entrepreneur
multicartes, proche du pouvoir en place, il officie dans les secteurs
du tabac, du gaz, du textile et de l'hôtellerie. L'homme a meme siege
au parlement armenien jusqu'a ce qu'une mort suspecte, survenue dans
un de ses restaurants, le pousse a demissionner en juillet dernier.
Les proches de la victime deplorent qu'il ne soit pas entendu en tant
que suspect. "Nous avons des elections a venir [la presidentielle est
prevue en fevrier 2013] et perdre une personne comme Ruben Hayrapetyan
avec un tel reseau financier serait difficile pour le regime en place",
estime l'activiste Zara Hovannisian.
Le manque d'independance de la justice et les atteintes aux droits de
l'homme pèsent egalement sur la population. "Les aveux forces sont
encore legion, et les responsables ne sont jamais poursuivis. Les
victimes craignent d'aggraver leur situation et ne se plaignent pas.
De toute facon, il n'y a pas de procès equitable dans ce genre de
cas", regrette Artak Kirakosyan, secretaire general de la Federation
internationale des droits de l'homme en Armenie.
La violence de l'appareil d'Etat s'est d'ailleurs exprimee avec
vigueur en mars 2008, au lendemain d'une election presidentielle
qui a vu l'actuel president Serge Sarkissian arriver au pouvoir. Les
forces de l'ordre ont alors reprime, dans le sang, des manifestations
d'opposants reclamant la tenue d'un nouveau vote. Au moins huit
personnes, dont un policier, sont morts pendant ces affrontements.
Pour echapper a la repression dont ils se disent victimes, plus de
3.600 Armeniens ont depose une demande d'asile en France en 2011.
Mais, pour Gagik Yeganyan, chef du service des migrations, "il s'agit
de personnes qui inventent des histoires de torture pour obtenir le
droit d'asile car ils n'auraient jamais obtenu le visa autrement".
Ce n'est pourtant pas l'avis du Conseil d'Etat qui, "compte tenu
des violences dont sont souvent victimes les opposants au pouvoir",
a retire temporairement l'Armenie de la liste des pays d'origine sûrs
(POS) en 2010.
A cela s'ajoute un contexte geopolitique complexe. L'Armenie
est toujours en conflit avec l'Azerbaïdjan pour le contrôle du
Haut-Karabagh, region peuplee en majorite d'Armenien mais situee en
Azerbaïdjan. La guerre, qui a oppose les deux pays entre 1987 et 1994,
a fait au moins 20.000 morts et un million de deplaces. Aucun traite
de paix n'a ete signe et les deux pays s'accusent mutuellement de
briser quasi quotidiennement le cessez-le-feu.
Debut septembre, le president armenien, Serge Sarkissian, s'est meme
declare pret a faire la guerre s'il y etait contraint.
Pour parfaire ce tableau, rappelons que l'Armenie subit un blocus turc,
allie historique de l'Azerbaïdjan. Le pays est donc totalement isole
sur ses flancs est et ouest, ce qui le handicape dans ses echanges
internationaux.
Malgre la gravite de la situation, Karine Kuyumjyan, du Service
national des statistiques, considère que l'emigration relève plus du
caprice que de la necessite.
"La plupart des Armeniens qui souhaitent quitter le pays vivent deja
bien ici, ils veulent juste vivre mieux."
Avenir incertain
Certes, "la majorite de la population a la possibilite de manger a
sa faim, mais il manque encore l'assurance que les conditions de vie
des enfants seront meilleures que celles de leurs parents. Et cette
conviction est vacillante. La foi en l'avenir a ete fracassee comme
un arbre par les vents", metaphorise Ruben Yeganyan.
Le geopolitogue Gaïdz Minassian ne dit pas autre chose. Parmi la
population, les sentiments qui dominent sont "l'indifference et la
mefiance totale envers les autorites, quelles qu'elles soient. Ils
ne savent plus a quel saint se vouer. Il n'y a pas de contrat social
et la seule issue pour les Armeniens est le depart, l'emigration".
Le discours de Lilit, 24 ans, employee au complexe aquatique d'Erevan,
est symptomatique du fatalisme qui habite la population.
"Je deteste mon pays. Nos dirigeants ne s'interessent qu'a leur
portefeuille et jamais a nous. Je ne veux pas que mes deux enfants
grandissent ici. Il n'y a aucun avenir pour eux en Armenie."
Desabusee, cette jeune femme reve d'aller vivre en Europe. Mais, c'est
sûrement en Russie, où son mari part deja travailler plusieurs mois
par an, qu'elle ira s'installer, faute de pouvoir decrocher un visa.
La chute du taux de fecondite armenien illustre bien cette absence
de foi en l'avenir. Superieur a 2,5 enfants par femme au moment de
l'explosion du bloc sovietique, il stagne aujourd'hui a 1,7. "Toute
la peine est que nos jeunes ont le desir d'avoir 3 ou 4 enfants. Mais
face a la realite economique, ils en font 1 ou deux au mieux", se
desole le demographe Ruben Yeganyan.
Une autre Armenie est possible?
Pour lutter contre le fatalisme ambiant, quelques reformes ne
suffiront pas. "Il faut assainir entièrement le système economique,
gouvernemental et social, plaide Ruben Yeganyan. Il faut faire baisser
le chômage et donner aux Armeniens la possibilite de gagner autant
d'argent ici qu'a l'exterieur. Pour cela, il faut combattre reellement
les monopoles, ce qui necessite une reelle volonte politique qui
n'existe pas aujourd'hui."
Une opinion largement partagee par la population, mais pas par les
principaux concernes. "Dire que le gouvernement ne fait rien pour
changer les choses est faux. Le President a ete elu sur un programme
que nous appliquons. On peut dire que les choses ne vont pas assez
vite, mais pas que l'on ne fait rien", conteste Gagik Yegaganyan, chef
du service des migrations au sein du ministère de l'Administration
territoriale.
Pour Richard Giragosian, directeur d'un think tank pro occidental
a Erevan, les effets d'annonce ne changeront rien, "la seule voie
d'amelioration est l'ouverture de la frontière avec la Turquie. Il n'y
a pas de potentiel de croissance sans de bonnes relations regionales",
affirme-t-il. Et pour lui, la question n'est pas de savoir si la
frontière va s'ouvrir, mais plutôt quand et comment. "Dans les 3
a 5 ans", avance-t-il. Il pense egalement que parmi la population,
"il y a de moins en moins de tolerance envers la corruption".
En temoignent les dizaines de graffitis sur les murs de la capitale
representant le visage de l'oligarque Ruben Hayrapetyan, barre
d'une croix.
"Les oligarques representent la menace la plus serieuse qui plane sur
l'Armenie. Le gouvernement se rend compte que les monstres qu'ils ont
crees sont devenus trop dangereux, ils vont devoir s'en debarrasser.
C'est ce que j'appelle l'effet Frankenstein. Le système ne peut plus
tenir. L'economie fermee va s'ouvrir de gre ou de force. Les crimes
politiques et financiers ne pourront plus etre acceptes."
On pourrait d'ailleurs penser que l'Etat a commence sa purge. En
mai dernier, un membre du parlement exercant ses talents dans
l'industrie pharmaceutique a dû payer une amende de 50 millions de
drams (environ 100.000 euros) pour concurrence deloyale. Signe que
les choses bougent? Pas pour autant, analyse l'activiste des droits
de l'homme Gabriel Armas-Cardona sur son blog:
"Il y a deux facons d'apprehender cette sanction: l'Etat gagne
finalement assez de pouvoir pour reprendre aux oligarques leurs
marches, ou, certains oligarques utilisent l'Etat pour combattre leurs
concurrents. La première est ce qui se passerait dans un monde ideal,
la seconde reflète la realite."
Il y voit cependant un motif de satisfaction. Ce serait le signe
que les oligarques se preparent a une ouverture du marche et des
frontières et tentent de se positionner pour conserver leur parts de
marche dans une economie modernisee et concurrentielle.
Le reveil armenien
Le salut pourrait egalement venir de la population elle-meme.
L'ambassadeur americain a Erevan a salue l'emergence de mouvements
civiques en Armenie. Entre autres mobilisations, il cite le mouvement
ecologiste qui, l'annee dernière, a permis d'empecher la construction
d'une centrale hydraulique près d'une cascade.
"La strategie de la societe civile est de ne pas se confronter
directement au gouvernement et de se concentrer sur des sujets
comme l'environnement ou l'apprentissage des langues etrangères
pour le forcer a bouger sans l'attaquer frontalement. Pour moi, ils
s'interessent a l'environnement pour ensuite se saisir des questions
politiques", analyse Richard Giragosian. Mais peu d'Armeniens partagent
son optimisme. Il persiste neanmoins a dire que "la societe est en
train de changer".
L'apathie, qui ankylose l'esprit citoyen des Armeniens, serait-elle en
train de s'estomper? C'est ce que pense Richard Giragosian. L'election
presidentielle prevue en fevrier 2013 nous dira si le president actuel,
Serge Sarkissian, qu'il considère comme "le dernier des mohicans",
est effectivement battu, ou s'il est encore trop tôt pour parler de
reveil de la population armenienne.
Emmanuel Daniel
[1] Le prenom a ete change. Retourner a l'article
[2] Pas de lien familial avec Gagik Yeganyan. Retourner a l'article
http://www.slate.fr/story/61293/armenie-pays-sans-avenir-emigration
Slate.fr
10 sept 2012
France
Lasses par l'economie contrôlee, les atteintes aux droits de l'homme
et le risque de guerre contre l'Azerbaïdjan, plusieurs dizaines de
milliers d'Armeniens quittent le pays chaque annee. Chez ceux qui
restent, la desillusion est de rigueur. Malgre tout, des mouvements
civiques emergent, laissant entrevoir de minces espoirs de changement.
Une dizaine de personnes patientent en silence, dans une ruelle
discrète d'un quartier residentiel peu frequente d'Erevan, la capitale
armenienne. Face a elles, un portique de securite, deux officiers
en uniforme et un ecriteau qui indique, en armenien et cyrillique,
l'entree du Service russe des migrations.
Ces hommes font la queue depuis plusieurs heures sous un soleil
cuisant dans l'espoir de decrocher un visa pour aller travailler
en Russie. L'ambiance est pesante et les candidats a l'emigration
evitent nos questions. Plus d'un million de personnes ont quitte le
pays depuis l'independance en 1991, et ces futurs migrants semblent
genes de venir grossir les rangs des deserteurs.
Sarkis [1], la quarantaine, est le seul a accepter de s'exprimer,
non sans avoir pris le soin de s'ecarter de la queue et de requerir
l'anonymat.
"Ce n'est pas par plaisir que je veux quitter l'Armenie. Mais la
situation est terrible ici. Je construis des cuisines, et je ne
gagne pas beaucoup d'argent. En Russie, je gagnerai suffisamment pour
nourrir ma famille."
Il est conscient qu'une fois sur place, il est peu probable qu'il
trouve un emploi en relation avec ses competences. En effet, les
candidats a l'emigration se voient principalement proposer du travail
dans la construction, et notamment en Siberie, contree où des ouvriers
nord-coreens sont deja envoyes pour pallier le manque de main d'~\uvre.
Mais peu importe. "Je suis pret a faire n'importe quoi, je suis
debrouillard", assure Sarkis, comme pour se convaincre lui-meme.
Comme lui, en 2010, près de 2.000 Armeniens sont passes par ce
programme mis en place par les autorites russes pour tenter d'enrayer
l'effritement demographique qui touche leur pays. Mais malgre les
incitations proposees par le Kremlin aux candidats a l'emigration
(aide financière allant jusqu'a 8.000 dollars, naturalisation, emploi
garanti...), ce programme n'est responsable que d'une infime partie
de l'exode en cours.
Un pays qui se vide de ses habitants
D'après Gagik Yeganyan, chef du service des migrations au ministère de
l'Administration territoriale, 28.960 personnes au total ont quitte
l'Armenie en 2010. Et dans un pays qui ne compte, officiellement,
plus que 3,1 millions d'habitants -sûrement moins de 3 millions en
realite-, chaque depart est vecu comme une saignee. Pour autant,
ce haut fonctionnaire se refuse a parler de migration de masse,
et c'est a peine s'il reconnaît que "la situation est preoccupante".
Le demographe et economiste Ruben Yeganyan [2], qui a travaille sur
le problème demographique armenien pour l'ONU, depeint lui un tableau
bien plus sombre:
"Selon les estimations optimistes, la population du pays aura baisse de
100.000 a 200.000 personnes d'ici 50 ans. Selon des projections plus
realistes, le chiffre se situe entre 500.000 et 600.000 personnes. Et
je ne prefère meme pas parler des previsions pessimistes."
Inexorablement, l'Armenie se vide de ses habitants.
Et vu la difficulte d'obtention des visas pour l'Europe, près de
80% des emigrants partent s'installer en Russie. Pourtant, "bien
qu'elles soient fluctuantes, les conditions d'accueil des emigrants,
victimes de la xenophobie de la population russe, se sont degradees,
estime Ruben Yeganyan. Les autorites russes n'ont aucun desir de
s'opposer a ce ressentiment. Il est meme utilise comme un outil de
man~\uvre politique pour detourner la population des problèmes de
politique interieure. Malgre tout, les Armeniens continuent de partir
travailler la-bas. Indirectement, c'est un temoignage de la gravite
de la situation chez nous".
Le marasme economique, social et politique dans lequel est empetre
l'Armenie fait echo aux propos du chercheur. Le salaire moyen est de
120.000 drams, soit environ 235 euros. Entre 2008 et 2010, 270.000
personnes (presque un dixième de la population) sont passees sous le
seuil de pauvrete.
"La Republique des oligarques"
De l'aveu d'un membre du gouvernement, le chômage serait superieur
a 30% alors qu'officiellement, il ne depasse pas les 6%. Meme la
croissance armenienne, qui pourrait atteindre 7% en 2012 selon la
Banque mondiale, ne suffit plus a ranimer l'espoir des observateurs.
D'après Gaïdz Minassian, specialiste des relations internationales
et auteur de plusieurs ouvrages sur l'Armenie, "la croissance ne
sera pas assez forte pour que la population en profite. Il faudrait
qu'elle atteigne au moins 10% pour que les Armeniens puissent esperer
beneficier des retombees. Car l'economie est aux mains des oligarques,
le pays est gangrene par la corruption et le marche noir. Les rentrees
fiscales sont donc insuffisantes".
En effet, une poignee d'hommes d'affaires, russes et armeniens,
se partagent des pans entiers de l'economie. Selon le president de
l'union des producteurs locaux, les oligarques auraient detourne
l'equivalent de 200 millions de dollars au cours des dix dernières
annees. Et les liens etroits qu'entretiennent les elites politiques
et economiques valent d'ailleurs a l'Armenie d'occuper la 129e place
mondiale (sur 182) des pays les plus corrompus selon le classement
de Transparency International.
Ruben Hayrapetyan est l'incarnation de ce que le geopolitologue
Gaïdz Minassian appelle la "Republique des oligarques". Entrepreneur
multicartes, proche du pouvoir en place, il officie dans les secteurs
du tabac, du gaz, du textile et de l'hôtellerie. L'homme a meme siege
au parlement armenien jusqu'a ce qu'une mort suspecte, survenue dans
un de ses restaurants, le pousse a demissionner en juillet dernier.
Les proches de la victime deplorent qu'il ne soit pas entendu en tant
que suspect. "Nous avons des elections a venir [la presidentielle est
prevue en fevrier 2013] et perdre une personne comme Ruben Hayrapetyan
avec un tel reseau financier serait difficile pour le regime en place",
estime l'activiste Zara Hovannisian.
Le manque d'independance de la justice et les atteintes aux droits de
l'homme pèsent egalement sur la population. "Les aveux forces sont
encore legion, et les responsables ne sont jamais poursuivis. Les
victimes craignent d'aggraver leur situation et ne se plaignent pas.
De toute facon, il n'y a pas de procès equitable dans ce genre de
cas", regrette Artak Kirakosyan, secretaire general de la Federation
internationale des droits de l'homme en Armenie.
La violence de l'appareil d'Etat s'est d'ailleurs exprimee avec
vigueur en mars 2008, au lendemain d'une election presidentielle
qui a vu l'actuel president Serge Sarkissian arriver au pouvoir. Les
forces de l'ordre ont alors reprime, dans le sang, des manifestations
d'opposants reclamant la tenue d'un nouveau vote. Au moins huit
personnes, dont un policier, sont morts pendant ces affrontements.
Pour echapper a la repression dont ils se disent victimes, plus de
3.600 Armeniens ont depose une demande d'asile en France en 2011.
Mais, pour Gagik Yeganyan, chef du service des migrations, "il s'agit
de personnes qui inventent des histoires de torture pour obtenir le
droit d'asile car ils n'auraient jamais obtenu le visa autrement".
Ce n'est pourtant pas l'avis du Conseil d'Etat qui, "compte tenu
des violences dont sont souvent victimes les opposants au pouvoir",
a retire temporairement l'Armenie de la liste des pays d'origine sûrs
(POS) en 2010.
A cela s'ajoute un contexte geopolitique complexe. L'Armenie
est toujours en conflit avec l'Azerbaïdjan pour le contrôle du
Haut-Karabagh, region peuplee en majorite d'Armenien mais situee en
Azerbaïdjan. La guerre, qui a oppose les deux pays entre 1987 et 1994,
a fait au moins 20.000 morts et un million de deplaces. Aucun traite
de paix n'a ete signe et les deux pays s'accusent mutuellement de
briser quasi quotidiennement le cessez-le-feu.
Debut septembre, le president armenien, Serge Sarkissian, s'est meme
declare pret a faire la guerre s'il y etait contraint.
Pour parfaire ce tableau, rappelons que l'Armenie subit un blocus turc,
allie historique de l'Azerbaïdjan. Le pays est donc totalement isole
sur ses flancs est et ouest, ce qui le handicape dans ses echanges
internationaux.
Malgre la gravite de la situation, Karine Kuyumjyan, du Service
national des statistiques, considère que l'emigration relève plus du
caprice que de la necessite.
"La plupart des Armeniens qui souhaitent quitter le pays vivent deja
bien ici, ils veulent juste vivre mieux."
Avenir incertain
Certes, "la majorite de la population a la possibilite de manger a
sa faim, mais il manque encore l'assurance que les conditions de vie
des enfants seront meilleures que celles de leurs parents. Et cette
conviction est vacillante. La foi en l'avenir a ete fracassee comme
un arbre par les vents", metaphorise Ruben Yeganyan.
Le geopolitogue Gaïdz Minassian ne dit pas autre chose. Parmi la
population, les sentiments qui dominent sont "l'indifference et la
mefiance totale envers les autorites, quelles qu'elles soient. Ils
ne savent plus a quel saint se vouer. Il n'y a pas de contrat social
et la seule issue pour les Armeniens est le depart, l'emigration".
Le discours de Lilit, 24 ans, employee au complexe aquatique d'Erevan,
est symptomatique du fatalisme qui habite la population.
"Je deteste mon pays. Nos dirigeants ne s'interessent qu'a leur
portefeuille et jamais a nous. Je ne veux pas que mes deux enfants
grandissent ici. Il n'y a aucun avenir pour eux en Armenie."
Desabusee, cette jeune femme reve d'aller vivre en Europe. Mais, c'est
sûrement en Russie, où son mari part deja travailler plusieurs mois
par an, qu'elle ira s'installer, faute de pouvoir decrocher un visa.
La chute du taux de fecondite armenien illustre bien cette absence
de foi en l'avenir. Superieur a 2,5 enfants par femme au moment de
l'explosion du bloc sovietique, il stagne aujourd'hui a 1,7. "Toute
la peine est que nos jeunes ont le desir d'avoir 3 ou 4 enfants. Mais
face a la realite economique, ils en font 1 ou deux au mieux", se
desole le demographe Ruben Yeganyan.
Une autre Armenie est possible?
Pour lutter contre le fatalisme ambiant, quelques reformes ne
suffiront pas. "Il faut assainir entièrement le système economique,
gouvernemental et social, plaide Ruben Yeganyan. Il faut faire baisser
le chômage et donner aux Armeniens la possibilite de gagner autant
d'argent ici qu'a l'exterieur. Pour cela, il faut combattre reellement
les monopoles, ce qui necessite une reelle volonte politique qui
n'existe pas aujourd'hui."
Une opinion largement partagee par la population, mais pas par les
principaux concernes. "Dire que le gouvernement ne fait rien pour
changer les choses est faux. Le President a ete elu sur un programme
que nous appliquons. On peut dire que les choses ne vont pas assez
vite, mais pas que l'on ne fait rien", conteste Gagik Yegaganyan, chef
du service des migrations au sein du ministère de l'Administration
territoriale.
Pour Richard Giragosian, directeur d'un think tank pro occidental
a Erevan, les effets d'annonce ne changeront rien, "la seule voie
d'amelioration est l'ouverture de la frontière avec la Turquie. Il n'y
a pas de potentiel de croissance sans de bonnes relations regionales",
affirme-t-il. Et pour lui, la question n'est pas de savoir si la
frontière va s'ouvrir, mais plutôt quand et comment. "Dans les 3
a 5 ans", avance-t-il. Il pense egalement que parmi la population,
"il y a de moins en moins de tolerance envers la corruption".
En temoignent les dizaines de graffitis sur les murs de la capitale
representant le visage de l'oligarque Ruben Hayrapetyan, barre
d'une croix.
"Les oligarques representent la menace la plus serieuse qui plane sur
l'Armenie. Le gouvernement se rend compte que les monstres qu'ils ont
crees sont devenus trop dangereux, ils vont devoir s'en debarrasser.
C'est ce que j'appelle l'effet Frankenstein. Le système ne peut plus
tenir. L'economie fermee va s'ouvrir de gre ou de force. Les crimes
politiques et financiers ne pourront plus etre acceptes."
On pourrait d'ailleurs penser que l'Etat a commence sa purge. En
mai dernier, un membre du parlement exercant ses talents dans
l'industrie pharmaceutique a dû payer une amende de 50 millions de
drams (environ 100.000 euros) pour concurrence deloyale. Signe que
les choses bougent? Pas pour autant, analyse l'activiste des droits
de l'homme Gabriel Armas-Cardona sur son blog:
"Il y a deux facons d'apprehender cette sanction: l'Etat gagne
finalement assez de pouvoir pour reprendre aux oligarques leurs
marches, ou, certains oligarques utilisent l'Etat pour combattre leurs
concurrents. La première est ce qui se passerait dans un monde ideal,
la seconde reflète la realite."
Il y voit cependant un motif de satisfaction. Ce serait le signe
que les oligarques se preparent a une ouverture du marche et des
frontières et tentent de se positionner pour conserver leur parts de
marche dans une economie modernisee et concurrentielle.
Le reveil armenien
Le salut pourrait egalement venir de la population elle-meme.
L'ambassadeur americain a Erevan a salue l'emergence de mouvements
civiques en Armenie. Entre autres mobilisations, il cite le mouvement
ecologiste qui, l'annee dernière, a permis d'empecher la construction
d'une centrale hydraulique près d'une cascade.
"La strategie de la societe civile est de ne pas se confronter
directement au gouvernement et de se concentrer sur des sujets
comme l'environnement ou l'apprentissage des langues etrangères
pour le forcer a bouger sans l'attaquer frontalement. Pour moi, ils
s'interessent a l'environnement pour ensuite se saisir des questions
politiques", analyse Richard Giragosian. Mais peu d'Armeniens partagent
son optimisme. Il persiste neanmoins a dire que "la societe est en
train de changer".
L'apathie, qui ankylose l'esprit citoyen des Armeniens, serait-elle en
train de s'estomper? C'est ce que pense Richard Giragosian. L'election
presidentielle prevue en fevrier 2013 nous dira si le president actuel,
Serge Sarkissian, qu'il considère comme "le dernier des mohicans",
est effectivement battu, ou s'il est encore trop tôt pour parler de
reveil de la population armenienne.
Emmanuel Daniel
[1] Le prenom a ete change. Retourner a l'article
[2] Pas de lien familial avec Gagik Yeganyan. Retourner a l'article
http://www.slate.fr/story/61293/armenie-pays-sans-avenir-emigration