Announcement

Collapse
No announcement yet.

L'Armenie, Le Pays Sans Avenir

Collapse
X
 
  • Filter
  • Time
  • Show
Clear All
new posts

  • L'Armenie, Le Pays Sans Avenir

    L'ARMENIE, LE PAYS SANS AVENIR

    Slate.fr
    10 sept 2012
    France

    Lasses par l'economie contrôlee, les atteintes aux droits de l'homme
    et le risque de guerre contre l'Azerbaïdjan, plusieurs dizaines de
    milliers d'Armeniens quittent le pays chaque annee. Chez ceux qui
    restent, la desillusion est de rigueur. Malgre tout, des mouvements
    civiques emergent, laissant entrevoir de minces espoirs de changement.

    Une dizaine de personnes patientent en silence, dans une ruelle
    discrète d'un quartier residentiel peu frequente d'Erevan, la capitale
    armenienne. Face a elles, un portique de securite, deux officiers
    en uniforme et un ecriteau qui indique, en armenien et cyrillique,
    l'entree du Service russe des migrations.

    Ces hommes font la queue depuis plusieurs heures sous un soleil
    cuisant dans l'espoir de decrocher un visa pour aller travailler
    en Russie. L'ambiance est pesante et les candidats a l'emigration
    evitent nos questions. Plus d'un million de personnes ont quitte le
    pays depuis l'independance en 1991, et ces futurs migrants semblent
    genes de venir grossir les rangs des deserteurs.

    Sarkis [1], la quarantaine, est le seul a accepter de s'exprimer,
    non sans avoir pris le soin de s'ecarter de la queue et de requerir
    l'anonymat.

    "Ce n'est pas par plaisir que je veux quitter l'Armenie. Mais la
    situation est terrible ici. Je construis des cuisines, et je ne
    gagne pas beaucoup d'argent. En Russie, je gagnerai suffisamment pour
    nourrir ma famille."

    Il est conscient qu'une fois sur place, il est peu probable qu'il
    trouve un emploi en relation avec ses competences. En effet, les
    candidats a l'emigration se voient principalement proposer du travail
    dans la construction, et notamment en Siberie, contree où des ouvriers
    nord-coreens sont deja envoyes pour pallier le manque de main d'~\uvre.

    Mais peu importe. "Je suis pret a faire n'importe quoi, je suis
    debrouillard", assure Sarkis, comme pour se convaincre lui-meme.

    Comme lui, en 2010, près de 2.000 Armeniens sont passes par ce
    programme mis en place par les autorites russes pour tenter d'enrayer
    l'effritement demographique qui touche leur pays. Mais malgre les
    incitations proposees par le Kremlin aux candidats a l'emigration
    (aide financière allant jusqu'a 8.000 dollars, naturalisation, emploi
    garanti...), ce programme n'est responsable que d'une infime partie
    de l'exode en cours.

    Un pays qui se vide de ses habitants

    D'après Gagik Yeganyan, chef du service des migrations au ministère de
    l'Administration territoriale, 28.960 personnes au total ont quitte
    l'Armenie en 2010. Et dans un pays qui ne compte, officiellement,
    plus que 3,1 millions d'habitants -sûrement moins de 3 millions en
    realite-, chaque depart est vecu comme une saignee. Pour autant,
    ce haut fonctionnaire se refuse a parler de migration de masse,
    et c'est a peine s'il reconnaît que "la situation est preoccupante".

    Le demographe et economiste Ruben Yeganyan [2], qui a travaille sur
    le problème demographique armenien pour l'ONU, depeint lui un tableau
    bien plus sombre:

    "Selon les estimations optimistes, la population du pays aura baisse de
    100.000 a 200.000 personnes d'ici 50 ans. Selon des projections plus
    realistes, le chiffre se situe entre 500.000 et 600.000 personnes. Et
    je ne prefère meme pas parler des previsions pessimistes."

    Inexorablement, l'Armenie se vide de ses habitants.

    Et vu la difficulte d'obtention des visas pour l'Europe, près de
    80% des emigrants partent s'installer en Russie. Pourtant, "bien
    qu'elles soient fluctuantes, les conditions d'accueil des emigrants,
    victimes de la xenophobie de la population russe, se sont degradees,
    estime Ruben Yeganyan. Les autorites russes n'ont aucun desir de
    s'opposer a ce ressentiment. Il est meme utilise comme un outil de
    man~\uvre politique pour detourner la population des problèmes de
    politique interieure. Malgre tout, les Armeniens continuent de partir
    travailler la-bas. Indirectement, c'est un temoignage de la gravite
    de la situation chez nous".

    Le marasme economique, social et politique dans lequel est empetre
    l'Armenie fait echo aux propos du chercheur. Le salaire moyen est de
    120.000 drams, soit environ 235 euros. Entre 2008 et 2010, 270.000
    personnes (presque un dixième de la population) sont passees sous le
    seuil de pauvrete.

    "La Republique des oligarques"

    De l'aveu d'un membre du gouvernement, le chômage serait superieur
    a 30% alors qu'officiellement, il ne depasse pas les 6%. Meme la
    croissance armenienne, qui pourrait atteindre 7% en 2012 selon la
    Banque mondiale, ne suffit plus a ranimer l'espoir des observateurs.

    D'après Gaïdz Minassian, specialiste des relations internationales
    et auteur de plusieurs ouvrages sur l'Armenie, "la croissance ne
    sera pas assez forte pour que la population en profite. Il faudrait
    qu'elle atteigne au moins 10% pour que les Armeniens puissent esperer
    beneficier des retombees. Car l'economie est aux mains des oligarques,
    le pays est gangrene par la corruption et le marche noir. Les rentrees
    fiscales sont donc insuffisantes".

    En effet, une poignee d'hommes d'affaires, russes et armeniens,
    se partagent des pans entiers de l'economie. Selon le president de
    l'union des producteurs locaux, les oligarques auraient detourne
    l'equivalent de 200 millions de dollars au cours des dix dernières
    annees. Et les liens etroits qu'entretiennent les elites politiques
    et economiques valent d'ailleurs a l'Armenie d'occuper la 129e place
    mondiale (sur 182) des pays les plus corrompus selon le classement
    de Transparency International.

    Ruben Hayrapetyan est l'incarnation de ce que le geopolitologue
    Gaïdz Minassian appelle la "Republique des oligarques". Entrepreneur
    multicartes, proche du pouvoir en place, il officie dans les secteurs
    du tabac, du gaz, du textile et de l'hôtellerie. L'homme a meme siege
    au parlement armenien jusqu'a ce qu'une mort suspecte, survenue dans
    un de ses restaurants, le pousse a demissionner en juillet dernier.

    Les proches de la victime deplorent qu'il ne soit pas entendu en tant
    que suspect. "Nous avons des elections a venir [la presidentielle est
    prevue en fevrier 2013] et perdre une personne comme Ruben Hayrapetyan
    avec un tel reseau financier serait difficile pour le regime en place",
    estime l'activiste Zara Hovannisian.

    Le manque d'independance de la justice et les atteintes aux droits de
    l'homme pèsent egalement sur la population. "Les aveux forces sont
    encore legion, et les responsables ne sont jamais poursuivis. Les
    victimes craignent d'aggraver leur situation et ne se plaignent pas.

    De toute facon, il n'y a pas de procès equitable dans ce genre de
    cas", regrette Artak Kirakosyan, secretaire general de la Federation
    internationale des droits de l'homme en Armenie.

    La violence de l'appareil d'Etat s'est d'ailleurs exprimee avec
    vigueur en mars 2008, au lendemain d'une election presidentielle
    qui a vu l'actuel president Serge Sarkissian arriver au pouvoir. Les
    forces de l'ordre ont alors reprime, dans le sang, des manifestations
    d'opposants reclamant la tenue d'un nouveau vote. Au moins huit
    personnes, dont un policier, sont morts pendant ces affrontements.

    Pour echapper a la repression dont ils se disent victimes, plus de
    3.600 Armeniens ont depose une demande d'asile en France en 2011.

    Mais, pour Gagik Yeganyan, chef du service des migrations, "il s'agit
    de personnes qui inventent des histoires de torture pour obtenir le
    droit d'asile car ils n'auraient jamais obtenu le visa autrement".

    Ce n'est pourtant pas l'avis du Conseil d'Etat qui, "compte tenu
    des violences dont sont souvent victimes les opposants au pouvoir",
    a retire temporairement l'Armenie de la liste des pays d'origine sûrs
    (POS) en 2010.

    A cela s'ajoute un contexte geopolitique complexe. L'Armenie
    est toujours en conflit avec l'Azerbaïdjan pour le contrôle du
    Haut-Karabagh, region peuplee en majorite d'Armenien mais situee en
    Azerbaïdjan. La guerre, qui a oppose les deux pays entre 1987 et 1994,
    a fait au moins 20.000 morts et un million de deplaces. Aucun traite
    de paix n'a ete signe et les deux pays s'accusent mutuellement de
    briser quasi quotidiennement le cessez-le-feu.

    Debut septembre, le president armenien, Serge Sarkissian, s'est meme
    declare pret a faire la guerre s'il y etait contraint.

    Pour parfaire ce tableau, rappelons que l'Armenie subit un blocus turc,
    allie historique de l'Azerbaïdjan. Le pays est donc totalement isole
    sur ses flancs est et ouest, ce qui le handicape dans ses echanges
    internationaux.

    Malgre la gravite de la situation, Karine Kuyumjyan, du Service
    national des statistiques, considère que l'emigration relève plus du
    caprice que de la necessite.

    "La plupart des Armeniens qui souhaitent quitter le pays vivent deja
    bien ici, ils veulent juste vivre mieux."

    Avenir incertain

    Certes, "la majorite de la population a la possibilite de manger a
    sa faim, mais il manque encore l'assurance que les conditions de vie
    des enfants seront meilleures que celles de leurs parents. Et cette
    conviction est vacillante. La foi en l'avenir a ete fracassee comme
    un arbre par les vents", metaphorise Ruben Yeganyan.

    Le geopolitogue Gaïdz Minassian ne dit pas autre chose. Parmi la
    population, les sentiments qui dominent sont "l'indifference et la
    mefiance totale envers les autorites, quelles qu'elles soient. Ils
    ne savent plus a quel saint se vouer. Il n'y a pas de contrat social
    et la seule issue pour les Armeniens est le depart, l'emigration".

    Le discours de Lilit, 24 ans, employee au complexe aquatique d'Erevan,
    est symptomatique du fatalisme qui habite la population.

    "Je deteste mon pays. Nos dirigeants ne s'interessent qu'a leur
    portefeuille et jamais a nous. Je ne veux pas que mes deux enfants
    grandissent ici. Il n'y a aucun avenir pour eux en Armenie."

    Desabusee, cette jeune femme reve d'aller vivre en Europe. Mais, c'est
    sûrement en Russie, où son mari part deja travailler plusieurs mois
    par an, qu'elle ira s'installer, faute de pouvoir decrocher un visa.

    La chute du taux de fecondite armenien illustre bien cette absence
    de foi en l'avenir. Superieur a 2,5 enfants par femme au moment de
    l'explosion du bloc sovietique, il stagne aujourd'hui a 1,7. "Toute
    la peine est que nos jeunes ont le desir d'avoir 3 ou 4 enfants. Mais
    face a la realite economique, ils en font 1 ou deux au mieux", se
    desole le demographe Ruben Yeganyan.

    Une autre Armenie est possible?

    Pour lutter contre le fatalisme ambiant, quelques reformes ne
    suffiront pas. "Il faut assainir entièrement le système economique,
    gouvernemental et social, plaide Ruben Yeganyan. Il faut faire baisser
    le chômage et donner aux Armeniens la possibilite de gagner autant
    d'argent ici qu'a l'exterieur. Pour cela, il faut combattre reellement
    les monopoles, ce qui necessite une reelle volonte politique qui
    n'existe pas aujourd'hui."

    Une opinion largement partagee par la population, mais pas par les
    principaux concernes. "Dire que le gouvernement ne fait rien pour
    changer les choses est faux. Le President a ete elu sur un programme
    que nous appliquons. On peut dire que les choses ne vont pas assez
    vite, mais pas que l'on ne fait rien", conteste Gagik Yegaganyan, chef
    du service des migrations au sein du ministère de l'Administration
    territoriale.

    Pour Richard Giragosian, directeur d'un think tank pro occidental
    a Erevan, les effets d'annonce ne changeront rien, "la seule voie
    d'amelioration est l'ouverture de la frontière avec la Turquie. Il n'y
    a pas de potentiel de croissance sans de bonnes relations regionales",
    affirme-t-il. Et pour lui, la question n'est pas de savoir si la
    frontière va s'ouvrir, mais plutôt quand et comment. "Dans les 3
    a 5 ans", avance-t-il. Il pense egalement que parmi la population,
    "il y a de moins en moins de tolerance envers la corruption".

    En temoignent les dizaines de graffitis sur les murs de la capitale
    representant le visage de l'oligarque Ruben Hayrapetyan, barre
    d'une croix.

    "Les oligarques representent la menace la plus serieuse qui plane sur
    l'Armenie. Le gouvernement se rend compte que les monstres qu'ils ont
    crees sont devenus trop dangereux, ils vont devoir s'en debarrasser.

    C'est ce que j'appelle l'effet Frankenstein. Le système ne peut plus
    tenir. L'economie fermee va s'ouvrir de gre ou de force. Les crimes
    politiques et financiers ne pourront plus etre acceptes."

    On pourrait d'ailleurs penser que l'Etat a commence sa purge. En
    mai dernier, un membre du parlement exercant ses talents dans
    l'industrie pharmaceutique a dû payer une amende de 50 millions de
    drams (environ 100.000 euros) pour concurrence deloyale. Signe que
    les choses bougent? Pas pour autant, analyse l'activiste des droits
    de l'homme Gabriel Armas-Cardona sur son blog:

    "Il y a deux facons d'apprehender cette sanction: l'Etat gagne
    finalement assez de pouvoir pour reprendre aux oligarques leurs
    marches, ou, certains oligarques utilisent l'Etat pour combattre leurs
    concurrents. La première est ce qui se passerait dans un monde ideal,
    la seconde reflète la realite."

    Il y voit cependant un motif de satisfaction. Ce serait le signe
    que les oligarques se preparent a une ouverture du marche et des
    frontières et tentent de se positionner pour conserver leur parts de
    marche dans une economie modernisee et concurrentielle.

    Le reveil armenien

    Le salut pourrait egalement venir de la population elle-meme.

    L'ambassadeur americain a Erevan a salue l'emergence de mouvements
    civiques en Armenie. Entre autres mobilisations, il cite le mouvement
    ecologiste qui, l'annee dernière, a permis d'empecher la construction
    d'une centrale hydraulique près d'une cascade.

    "La strategie de la societe civile est de ne pas se confronter
    directement au gouvernement et de se concentrer sur des sujets
    comme l'environnement ou l'apprentissage des langues etrangères
    pour le forcer a bouger sans l'attaquer frontalement. Pour moi, ils
    s'interessent a l'environnement pour ensuite se saisir des questions
    politiques", analyse Richard Giragosian. Mais peu d'Armeniens partagent
    son optimisme. Il persiste neanmoins a dire que "la societe est en
    train de changer".

    L'apathie, qui ankylose l'esprit citoyen des Armeniens, serait-elle en
    train de s'estomper? C'est ce que pense Richard Giragosian. L'election
    presidentielle prevue en fevrier 2013 nous dira si le president actuel,
    Serge Sarkissian, qu'il considère comme "le dernier des mohicans",
    est effectivement battu, ou s'il est encore trop tôt pour parler de
    reveil de la population armenienne.

    Emmanuel Daniel

    [1] Le prenom a ete change. Retourner a l'article

    [2] Pas de lien familial avec Gagik Yeganyan. Retourner a l'article

    http://www.slate.fr/story/61293/armenie-pays-sans-avenir-emigration

Working...
X