VERS LA PREVENTION DES GENOCIDES
GENOCIDE - Le XXIe siècle est tout autant celui des individus que de
l'humanite en tant que realite juridique a part entière. Lorsque le
mensonge atteint l'honneur et la consideration d'un homme, le delit
de diffamation est constitue. Mais qu'en est-il lorsqu'il s'agit de
l'honneur et de la consideration de la memoire de l'humanite ? D'un
peuple qui a survecu a l'horreur ?
A lui-seul, le XXe siècle a fait plus de victimes que les quinze
derniers. Un XXe siècle qui s'etait ouvert sur les plaies du genocide
des Armeniens pour se refermer sur la creation de la Cour penale
internationale. Un siècle qui, finalement, se refermait très mal
puisqu'il ne put empecher le genocide des Tutsis en 1994. C'est
l'honneur et la memoire de dizaine de millions de personnes qui nous
interpellent aujourd'hui.
Car les crimes de masse y ont ete legion : un million et demi
d'Armeniens massacres par le gouvernement Jeune-Turc, six millions
de Juifs par les Nazis, deux millions sous les Khmers rouges au
Cambodge, huit cent milles Tutsis et Hutus moderes tues a la machette
au Rwanda, sans compter les horreurs de l'ex-Yougoslavie, du Darfour,
fut-il autorise de remonter jusqu'a la Chine de Mao et aux grandes
purges staliniennes.
Un siècle : voila le temps qu'il aura fallu pour penser l'humanite
comme concept juridique a part entière. Au sommet de la barbarie des
hommes, un nouveau concept, le genocide, devait etre forge en 1944
par l'eminent juriste americain Raphael Lemkin. Une notion juridique
sans precedent, definissant ce crime comme l'extermination physique,
intentionnelle, systematique et programmee d'un groupe ou d'une
partie d'un groupe en raison de ses origines ethniques, religieuses
ou sociales.
La Convention de 1948, qui le consacrait, avait deux objectifs : la
repression de ce crime, mais aussi sa prevention. Prevenir un genocide
? Comment ? Quelques outils furent imagines mais ils relevaient
toujours d'une concertation politique difficile a obtenir. La menace
d'un genocide au Timor oriental fut geree en 1998 par la mise en
place d'une force d'interposition qui permit d'eviter le pire. Mais
cet exemple demeure une rare exception. Et juridiquement, il faut se
rendre a l'evidence : la Convention de 1948 est loin d'avoir rempli
son objectif de prevention.
Sans le savoir -car sans lien direct, la France a apporte un debut de
solution legislative en 1990, en creant l'infraction de negationnisme.
En adoptant la loi Gayssot, elle interdisait desormais de contester
publiquement un ou plusieurs crimes contre l'humanite "tel que definis
par le statut du tribunal militaire international annexe a l'accord de
Londres du 8 août 1945". L'intuition de la France etait juste. Comment
lutter contre les genocides sans lutter contre le negationnisme ?
Acte preparatoire de la repetition du meurtre collectif, le
negationnisme est en realite concomitant au crime. Yves Ternon
l'explique clairement :
"La negation est tissee avec le genocide. En meme temps qu'il prepare
son crime, l'auteur d'un genocide met au point la dissimulation de
ce crime" (1).
Crime "qui detruit la memoire du crime" (2), le negationnisme est
une menace des valeurs d'une civilisation, une menace particulière
qui concerne l'humanite tout entière.
En remontant aux fondements poses par la Convention de 1948, l'on
comprend aussi que le problème de la loi Gayssot, consacree en France
quarante ans plus tard, fut triple. Adoptee dans un cadre simplement
national, elle ne visait que la Shoah et s'emprisonna d'elle-meme dans
un debat reducteur sur la liberte d'expression et d'opinion. Inseree
dans la loi de 1881 sur la liberte de la presse pour devenir son
celèbre article 24 bis, elle n'eut meme pas l'honneur d'etre integree
dans le corps du Code penal.
La Convention de 1948 avait pose les jalons de cet ideal de
"prevention des genocides", sans pour autant creer un consensus
international sur la manière d'y parvenir. En 2008, le Conseil
de l'Union prit l'initiative d'adopter une decision-cadre dont la
transposition obligatoire dans tous les Etats-membres avait pour
ambition d'harmoniser la lutte contre le negationnisme. On en est
pourtant loin aujourd'hui. C'est aussi dans ce cadre qu'en 2012, la
penalisation de la negation du genocide armenien devenait en France
un debat de societe. Mal percu, mal explique, exploite, il a divise
plus qu'il n'a rassemble.
La loi Boyer, texte avant-gardiste, fut invalidee par le Conseil
constitutionnel un mois après son adoption. Pour les Sages, ce texte,
qui visait tous les genocides reconnus par la France, portait une
"atteinte inconstitutionnelle" a la liberte d'expression. Il n'en
demeure pas moins qu'en France et partout ailleurs, la repression du
negationnisme ne concerne pour l'instant que la Shoah, ce qui constitue
une rupture d'egalite flagrante face a la memoire collective de nos
civilisations contemporaines.
Jadis, la Justice etait au service de la societe. Elle devait
sanctionner les atteintes a ses valeurs, dont la loi fixait la norme.
Mais depuis la creation des juridictions penales internationales,
la Justice a une vocation plus haute encore : defendre et preserver
l'humanite tout entière. Il faut donc aujourd'hui que la loi en
definisse les valeurs. Or, le devoir de memoire en est la pierre
angulaire.
Qu'est-ce que la memoire ? Une projection d'evènements historiques
corrobores par des elements scientifiques, dont l'etude et la recherche
doivent etre toujours encourages. C'est aussi une transformation
par le temps et par le filtre des idees. En presence des crimes
contre l'humanite, ce filtre deformant, que peuvent etre la parole,
la polemique, l'humour, doit etre contraint. Exactement comme il est
interdit de violer la sepulture d'un mort ou d'injurier et de diffamer
un vivant, il doit etre interdit -par une loi penale speciale- de
nier la memoire de l'humanite lorsque les crimes de masse l'ont mise
en peril. Il en va de la sauvegarde de nos civilisations.
Quant a l'avocat, il contribuera toujours a la recherche de la verite.
Dans le combat contre le negationnisme, c'est la dissimulation du crime
qu'il a en horreur. Car l'avocat, s'il est un sophiste pour la defense
de l'homme, ne peut nier le crime et les victimes du crime, et ainsi
participer a sa perpetuation. A fortiori lorsqu'il s'agit de crimes
contre l'humanite. L'avocat n'est-il pas le premier des humanistes ?
Pierre-Olivier Sur et Sevag Torossian
(1) Yves Ternon, Du negationnisme, Memoire et tabou, ed. Desclee de
Brouwer, 1999 ; p.17
(2) Richard Hovannissian, L'hydre a quatre tetes du negationnisme,
in Actualite du genocide des Armeniens, Edipol, 1999
http://www.huffingtonpost.fr/pierre-olivier-sur/legislation-genocides_b_3138257.html
jeudi 25 avril 2013, Stephane ©armenews.com
GENOCIDE - Le XXIe siècle est tout autant celui des individus que de
l'humanite en tant que realite juridique a part entière. Lorsque le
mensonge atteint l'honneur et la consideration d'un homme, le delit
de diffamation est constitue. Mais qu'en est-il lorsqu'il s'agit de
l'honneur et de la consideration de la memoire de l'humanite ? D'un
peuple qui a survecu a l'horreur ?
A lui-seul, le XXe siècle a fait plus de victimes que les quinze
derniers. Un XXe siècle qui s'etait ouvert sur les plaies du genocide
des Armeniens pour se refermer sur la creation de la Cour penale
internationale. Un siècle qui, finalement, se refermait très mal
puisqu'il ne put empecher le genocide des Tutsis en 1994. C'est
l'honneur et la memoire de dizaine de millions de personnes qui nous
interpellent aujourd'hui.
Car les crimes de masse y ont ete legion : un million et demi
d'Armeniens massacres par le gouvernement Jeune-Turc, six millions
de Juifs par les Nazis, deux millions sous les Khmers rouges au
Cambodge, huit cent milles Tutsis et Hutus moderes tues a la machette
au Rwanda, sans compter les horreurs de l'ex-Yougoslavie, du Darfour,
fut-il autorise de remonter jusqu'a la Chine de Mao et aux grandes
purges staliniennes.
Un siècle : voila le temps qu'il aura fallu pour penser l'humanite
comme concept juridique a part entière. Au sommet de la barbarie des
hommes, un nouveau concept, le genocide, devait etre forge en 1944
par l'eminent juriste americain Raphael Lemkin. Une notion juridique
sans precedent, definissant ce crime comme l'extermination physique,
intentionnelle, systematique et programmee d'un groupe ou d'une
partie d'un groupe en raison de ses origines ethniques, religieuses
ou sociales.
La Convention de 1948, qui le consacrait, avait deux objectifs : la
repression de ce crime, mais aussi sa prevention. Prevenir un genocide
? Comment ? Quelques outils furent imagines mais ils relevaient
toujours d'une concertation politique difficile a obtenir. La menace
d'un genocide au Timor oriental fut geree en 1998 par la mise en
place d'une force d'interposition qui permit d'eviter le pire. Mais
cet exemple demeure une rare exception. Et juridiquement, il faut se
rendre a l'evidence : la Convention de 1948 est loin d'avoir rempli
son objectif de prevention.
Sans le savoir -car sans lien direct, la France a apporte un debut de
solution legislative en 1990, en creant l'infraction de negationnisme.
En adoptant la loi Gayssot, elle interdisait desormais de contester
publiquement un ou plusieurs crimes contre l'humanite "tel que definis
par le statut du tribunal militaire international annexe a l'accord de
Londres du 8 août 1945". L'intuition de la France etait juste. Comment
lutter contre les genocides sans lutter contre le negationnisme ?
Acte preparatoire de la repetition du meurtre collectif, le
negationnisme est en realite concomitant au crime. Yves Ternon
l'explique clairement :
"La negation est tissee avec le genocide. En meme temps qu'il prepare
son crime, l'auteur d'un genocide met au point la dissimulation de
ce crime" (1).
Crime "qui detruit la memoire du crime" (2), le negationnisme est
une menace des valeurs d'une civilisation, une menace particulière
qui concerne l'humanite tout entière.
En remontant aux fondements poses par la Convention de 1948, l'on
comprend aussi que le problème de la loi Gayssot, consacree en France
quarante ans plus tard, fut triple. Adoptee dans un cadre simplement
national, elle ne visait que la Shoah et s'emprisonna d'elle-meme dans
un debat reducteur sur la liberte d'expression et d'opinion. Inseree
dans la loi de 1881 sur la liberte de la presse pour devenir son
celèbre article 24 bis, elle n'eut meme pas l'honneur d'etre integree
dans le corps du Code penal.
La Convention de 1948 avait pose les jalons de cet ideal de
"prevention des genocides", sans pour autant creer un consensus
international sur la manière d'y parvenir. En 2008, le Conseil
de l'Union prit l'initiative d'adopter une decision-cadre dont la
transposition obligatoire dans tous les Etats-membres avait pour
ambition d'harmoniser la lutte contre le negationnisme. On en est
pourtant loin aujourd'hui. C'est aussi dans ce cadre qu'en 2012, la
penalisation de la negation du genocide armenien devenait en France
un debat de societe. Mal percu, mal explique, exploite, il a divise
plus qu'il n'a rassemble.
La loi Boyer, texte avant-gardiste, fut invalidee par le Conseil
constitutionnel un mois après son adoption. Pour les Sages, ce texte,
qui visait tous les genocides reconnus par la France, portait une
"atteinte inconstitutionnelle" a la liberte d'expression. Il n'en
demeure pas moins qu'en France et partout ailleurs, la repression du
negationnisme ne concerne pour l'instant que la Shoah, ce qui constitue
une rupture d'egalite flagrante face a la memoire collective de nos
civilisations contemporaines.
Jadis, la Justice etait au service de la societe. Elle devait
sanctionner les atteintes a ses valeurs, dont la loi fixait la norme.
Mais depuis la creation des juridictions penales internationales,
la Justice a une vocation plus haute encore : defendre et preserver
l'humanite tout entière. Il faut donc aujourd'hui que la loi en
definisse les valeurs. Or, le devoir de memoire en est la pierre
angulaire.
Qu'est-ce que la memoire ? Une projection d'evènements historiques
corrobores par des elements scientifiques, dont l'etude et la recherche
doivent etre toujours encourages. C'est aussi une transformation
par le temps et par le filtre des idees. En presence des crimes
contre l'humanite, ce filtre deformant, que peuvent etre la parole,
la polemique, l'humour, doit etre contraint. Exactement comme il est
interdit de violer la sepulture d'un mort ou d'injurier et de diffamer
un vivant, il doit etre interdit -par une loi penale speciale- de
nier la memoire de l'humanite lorsque les crimes de masse l'ont mise
en peril. Il en va de la sauvegarde de nos civilisations.
Quant a l'avocat, il contribuera toujours a la recherche de la verite.
Dans le combat contre le negationnisme, c'est la dissimulation du crime
qu'il a en horreur. Car l'avocat, s'il est un sophiste pour la defense
de l'homme, ne peut nier le crime et les victimes du crime, et ainsi
participer a sa perpetuation. A fortiori lorsqu'il s'agit de crimes
contre l'humanite. L'avocat n'est-il pas le premier des humanistes ?
Pierre-Olivier Sur et Sevag Torossian
(1) Yves Ternon, Du negationnisme, Memoire et tabou, ed. Desclee de
Brouwer, 1999 ; p.17
(2) Richard Hovannissian, L'hydre a quatre tetes du negationnisme,
in Actualite du genocide des Armeniens, Edipol, 1999
http://www.huffingtonpost.fr/pierre-olivier-sur/legislation-genocides_b_3138257.html
jeudi 25 avril 2013, Stephane ©armenews.com