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Sarkis Boghossian, tué pour des livres rares

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    Le Temps
    Samedi 10 Août 2013

    Sarkis Boghossian, tué pour des livres rares

    Dans l'univers feutré du livre ancien, la bibliomanie exacerbée peut
    mener au meurtre. En 1998, un libraire parisien, spécialisé dans les
    beaux livres, est sauvagemment abattu chez lui. Son assassin? Un
    confrère niçois réputé pour son offre en ouvrages rares des XVIIIe et
    XIXe siècles

    Par Daniel Garcia, illustration de Vincent Vanoli


    Le dimanche 18 octobre 1998, aux alentours de 21 h 15, Maria Rodrigues
    (avec un «s»), concierge d'un immeuble du XIVe arrondissement
    parisien, entend frapper à la porte de sa loge. Elle ouvre et découvre
    Marie-Louise Boghossian, l'une des occupantes de l'immeuble, ple et
    très inquiète. Sa carte Orange à la main, elle explique qu'un ami de
    son frère Sarkis, qui avait rendez-vous chez lui la veille, à 15
    heures, a trouvé bizarrement porte close. Marie-Louise Boghossian,
    alertée par cet ami, a alors téléphoné à plusieurs reprises chez son
    frère. Sans succès.

    Devant l'émotion de Marie-Louise Boghossian, Maria Rodrigues propose
    de l'accompagner jusqu'au domicile de son frère. Les deux femmes
    prennent le métro, descendent à la station Saint-Placide et terminent
    à pied jusqu'au numéro 83 de la rue de Rennes, où habite Sarkis
    Boghossian, au 4e étage. Un spectacle macabre les attend.

    Sarkis Boghossian est retrouvé pendu par le cou à un radiateur du
    couloir de son appartement. Il a été roué de coups, comme en
    témoignent ses hématomes au visage et sur tout le corps, porte deux
    marques de blessure à l'arme blanche au bas du dos et il est mort par
    strangulation. Son calvaire a probablement duré près d'une heure. Et
    les nombreuses taches blanches, aux murs, prouvent que ses agresseurs
    ne sont pas repartis les mains vides. L'appartement de Sarkis
    Boghossian tenait du musée. Après un rapide inventaire, Marie-Louise
    Boghossian signale aux policiers accourus sur les lieux du crime la
    disparition d'un Renoir, d'un Seurat, d'une toile de Foujita, d'un
    dessin de Picabia, d'une photographie de Nadar, d'un lot de
    lithographies arméniennes, de différents objets d'art et de quelques
    dizaines de livres rares. C'est par ces livres que tout est arrivé.

    Sarkis Boghossian était né le 27 novembre 1924, dans un petit village
    proche d'Erevan, la capitale de l'Arménie, au sein d'une famille
    rescapée du génocide. Ses parents émigrent en 1927 pour la France et
    s'installent à Marseille. Sarkis Boghossian se passionne autant pour
    la culture arménienne, dont il deviendra un expert renommé, que pour
    la poésie française, dont il était capable de réciter des oeuvres
    entières. Il s'intéresse à l'estampe, s'initie au monde de la gravure,
    s'entiche de bibliophilie. En 1967, il s'installe à Paris et ouvre,
    rue du Cherche-Midi, une librairie d'ancien, spécialisée notamment
    dans l'orientalisme, qui aura très vite pignon sur rue. Sa passion
    pour l'art et les livres rares suffisait à remplir sa vie. Vieux
    garçon solitaire, il menait une vie très rangée et déjeunait chaque
    jour de la semaine avec sa soeur, Marie-Louise, restée de son côté
    demoiselle.

    Devant la sauvagerie du crime et l'importance du butin, les enquêteurs
    ne négligent aucune piste. Auteur d'une Iconographie arménienne
    publiée à ses frais dont le premier tome faisait référence, Sarkis
    Boghossian était en conflit avec l'imprimeur du second volume: il
    n'avait réglé que la moitié de la facture, estimant la qualité des
    reproductions très en deçà de ses attentes. Les policiers cuisinent
    l'imprimeur, mais se persuadent rapidement qu'il est hors de cause.
    Ils s'intéressent alors aux coups de fil reçus par la victime, en
    particulier à un appel datant du vendredi 16 octobre, à 20 h 44, et
    provenant d'une cabine téléphonique de la rue de Rennes, qui jouit
    d'une vue directe sur l'entrée de l'immeuble de Sarkis Boghossian.
    Chose curieuse, le coup de fil adressé à Sarkis Boghossian est précédé
    et suivi d'un même numéro appelé depuis la cabine.

    Grce au destinataire de ce double appel, les policiers identifient son
    auteur: une jeune Polonaise arrivée en bus à Paris, quelques jours
    plus tôt. Elle raconte aux enquêteurs comment, alors qu'elle
    téléphonait, elle a été éjectée de la cabine par deux hommes, «un
    gros» et «un petit», qui ont composé un numéro, raccroché rapidement
    et libéré la cabine, que la jeune femme a pu alors réintégrer. Sa
    description des deux inconnus est précise. Elle corrobore celle de
    Maria Rodriguez (avec un «z»), la concierge du 83, rue de Rennes, qui
    avait remarqué, le soir du 16 octobre, aux alentours de minuit,
    l'étrange ballet de deux hommes descendant plusieurs sacs-poubelle -
    le butin - par l'escalier. «Le petit» correspond au profil d'Onnik
    Jamgocyan, un libraire d'ancien installé à Nice, en relations
    d'affaires avec Sarkis Boghossian et que Marie-Louise Boghossian a
    signalé aux enquêteurs: elle se méfie de lui.

    Le 3 novembre 1998, Onnik Jamgocyan est interpellé à Nice et placé en
    garde à vue. Le même jour, son complice, Arto Pedogliu, «le gros», est
    lui aussi interpellé. Les deux hommes passent aux aveux mais se
    rejettent mutuellement la responsabilité du crime, qu'ils assurent ne
    pas avoir prémédité. Le différend avec la victime portait sur une
    histoire de prêt d'argent que Sarkis Boghossian avait accordé à Onnik
    Jamgocyan moyennant quelques livres rares laissés en gage. Onnik
    Jamgocyan aurait remboursé l'argent, mais Sarkis Boghossian aurait
    refusé de restituer les livres. Onnik Jamgocyan se serait rendu chez
    lui, avec Arto Pedogliu, pour le «convaincre» de rendre les livres.
    «L'explication» aurait mal tourné...

    Peintre en btiment, né à Istanbul en 1956, ayant acquis la nationalité
    française en 1983, Arto Pedogliu ne passionna guère les enquêteurs.
    L'expertise médico-psychologique révéla à son sujet «une impression
    générale de frustricité (sic), d'une certaine rugosité dans le
    contact, son bon sens n'étant alimenté que par des idées simples». Il
    en allait tout autrement d'Onnik Jamgocyan: «En découvrant sa
    personnalité, nous n'en sommes pas revenus», confièrent à Nice Matin
    les policiers chargés de son arrestation*.

    De fait, Onnik Jamgocyan ne ressemble guère à l'idée qu'on se fait
    d'un assassin. Né lui aussi à Istanbul en juin 1955, il arrive en
    France à l'ge de 9 ans. Son père est théologien, sa mère écrit.
    Titulaire d'un doctorat d'Etat en histoire obtenu à la Sorbonne, sa
    thèse portait sur «Les financiers de Constantinople» et avait été
    saluée par Raymond Barre comme «une très grande contribution à
    l'histoire économique». Chevalier des Arts et des Lettres, docteur
    honoris causa de l'université de Tokyo, Onnik Jamgocyan est un fin
    lettré. Il parle, écrit couramment et lit le français, l'italien, le
    turc, l'anglais, l'arménien, le persan... mais aussi le latin,
    l'ottoman, l'arménien ancien ou le vénitien du XVIe siècle. Il tient
    boutique sur la promenade des Anglais à l'enseigne du Palais du livre
    ancien, une adresse bien connue de tous les amateurs d'ouvrages rares
    des XVIIIe et XIXe siècles. Le 13 novembre 1998, il devait donner à
    l'hôtel Méridien de Nice, s'il n'avait pas été arrêté, une conférence
    sur «Les marchands arméniens en Méditerranée au XVIIIe siècle».

    Comme dépassé par son geste, Onnik Jamgocyan restera muet tout au long
    de son procès. Sauf à un moment, lorsqu'il sera fait lecture des
    livres précieux dérobés au domicile de Sarkis Boghossian. Onnik
    Jamgocyan bondira de son siège comme un diable de sa boîte pour
    rectifier la date de parution d'une édition des poésies de Clément
    Marot, indiquée de façon erronée dans les documents de justice.

    Condamné à 19 ans de réclusion criminelle, Onnik Jamgocyan purgera
    d'abord sa peine à la prison de Fresnes, où l'aumônier catholique, le
    Père Gilbert Barbe, ne fut pas peu surpris de découvrir parmi ses
    ouailles un tel intellectuel, «aussi profondément cultivé», capable
    d'intéresser son auditoire, dans le cadre d'assemblées de détenus, sur
    des sujets aussi divers que l'histoire de la papauté, Jérusalem et les
    Lieux saints ou l'histoire du protestantisme. Un savoir évidemment
    appris dans les livres...

    «Livres Hebdo»

    * «Nice Matin» du 9 novembre 1998.

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