GENOCIDE ARMENIEN : LES DESSOUS DES DEPORTATIONS
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Publié le : 14-08-2013
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Autres témoignages sur les déportation et les camps de concentration
de Syrie et de Mésopotamie (1915-1916)
Les dessous des déportations
Souvenir du Circassien Hassan bey [sur les Arméniens du Hauran]*
Le 14 aoÃ"t 1332 (1916), j'avais recu du commandement de la 4me
armée l'ordre d'aller rejoindre le quartier général a Alep. A
cette époque, certains abus et irrégularités s'étaient fait jour
dans le haut personnel de l'armée et j'avais pensé que j'étais
appelé en vue d'enquêter sur ces faits et agissements. Plein de
cette conviction, j'avais fait le voyage de Constantinople a Alep et
le 23 aoÃ"t 1332 j'étais arrivé en cette dernière ville et m'étais
abouché avec le commandant a l'Hôtel Baron. Après les paroles de
bienvenue ordinaires et quelques mots échangés sur Constantinople,
j'ai compris que j'avais été appelé pour m'occuper des affaires
arméniennes. J'avais entendu parler des décisions et actes du
gouvernement unioniste a l'égard de cette nation, actes que je
n'avais pas crus au commencement et que j'avais attribués pour une
bonne part a l'exagération. Soit pour cette raison, soit parce que
je ne m'attendais guère a une telle mission, cet ordre et cette
proposition m'avaient quelque peu confondu, effrayé.
En retournant de l'hôtel a la maison de ma sÅ"ur qui habitait Alep, le
tableau sanglant des événements dont s'étaient plaints la plupart de
mes amis arméniens et que j'étais porté a croire exagéré, s'était
ranimé dans mon imagination comme une vérité éternelle. On dirait
que les massacres, les plaintes des enfants, les cris de douleur des
femmes résonnaient a mes oreilles avec une force croissante [...]
J'ai suivi le pacha dans le train du chemin de fer du quartier
général jusqu'a Beyrouth, inquiet et hésitant. Dans cette ville
que l'on dit être agréable, j'ai passé quinze jours d'angoisse.
a Damas
a l'hôtel Victoria, où j'étais descendu, j'ai appris que mes effets
avaient brÃ"lé par accident dans le wagon des marchandises. Revêtu
d'un costume échappé a l'accident avec quelques taches de brÃ"lure,
je me suis présenté le lendemain au quartier général. J'y
ai rencontré Djémal pacha. a côté de lui se tenait un homme
maigre et de longue taille, aux moustaches retroussées a la
Kaiser. Â"Avant toi, j'avais désigné Hussein Kiazim et Kémal
bey pour l'affaire arménienne... Pour moi, cette question est
d'une importance sérieuse. C'est pourquoi je t'ai appeléÂ", me
dit Djémal. Désignant la personne qui était près de lui: Â"Tu
recevras mes ordres par l'entremise de ce bey, et tu me soumettras
des propositions par cet intermédiaire!Â"
J'ai compris que cette homme que je ne connaissais pas était mon
supérieur. Je voyais, il est vrai, que Djémal pacha laissait vivre
encore les déportés arméniens en Syrie. Cependant, quelle était
l'Å"uvre que je pourrais accomplir et que Hussein Kiazim bey, dont je
connaissais de loin les opinions, n'avait pu exécuter? Quant a celui
que l'on me présentait comme mon supérieur, je ne remarquais en lui
aucun signe pouvant souffrir la comparaison avec Hussein Kiazim bey.
Le moment était venu de connaître ma charge. Je demandai: Â"Effendim,
puis-je recevoir les ordres de Votre Excellence au sujet de la forme
et du caractère de ma mission? Il se peut que ce soit une affaire
au dessus de mon mérite et de mes capacitésÂ". Le commandant, qui
me scrutait, répondit: Â"Je donnerai tout a l'heure les instructions
nécessaires. Djémal pacha s'avanca vers son bureau. Il avait l'air
de lire dans mes yeux mon anxiété. Il me fit signe d'approcher et
dit: Â"Tu iras maintenant au Hauran. Tu y trouveras environ 20 a 30
mille déportés Arméniens. Tu sais que ce n'est pas la un milieu qui
fasse vivre les artisans, et la plupart des Arméniens sont de cette
catégorie. De sorte qu'ils sont la dans la misère. Tu réuniras
tout d'abord les veuves et les orphelins et les expédieras ici. Il
sera fondé ici des établissements pour veuves et orphelins où ils
seront protégés. Puis tu enverras les familles, sans en séparer les
membres, et en groupant les professionnels des différents métiers, tu
les enverras a Beyrouth et dans les autres localités de la Syrie. Tu
leur procureras des capitaux pour exercer leur industrie, une boutique
et une habitation. Tu stimuleras leur zèle et leur assureras les
moyens de gagner leur vie. Quant au présent, ta mission consiste
a envoyer en parfait ordre ces familles du Hauran dans ces parages
pour l'hiver et la saison des pluies. Ensuite, tu iras les visiter
personnellement afin d'améliorer leur situation sociale et assurer
leur vie...Â".
a vrai dire, je n'ai cru qu'a demi a ce projet humanitaire. Je
songeais en moi-même: Â"N'est-ce pas qu'il a été donné, par des
voies officielles, des ordres similaires aux pauvres gens que l'on
éloignait de leur pays et qui tombaient dans des situations de
plus en plus douloureuses, et les mêmes ordres n'étaient-ils pas
donnés aux fonctionnaires chargés de leur expédition? Quel avenir
attend ces hommes que je ferai embarquer dans les trains et que dans
le but de sauver leur vie j'enverrai des déserts du Hauran a Jaffa
ou a Akkia?Â" Malgré tout je ne parvenais pas a me rassurer. Je me
suis souvenu des paroles de ma sÅ"ur qui me conseillait de ne pas
perdre la faculté de pouvoir faire du bien ne fÃ"t-ce qu'a une seule
famille. Le dimanche, j'ai pris le train a destination du Hauran,
où est mort et enterré mon père. J'arrivai a Déraa. C'était
le chef-lieu du liva du Hauran. La commission qui s'occupait de
la déportation des Arméniens a cette époque était dénommée
Commission spéciale. Cette affaire était gérée au chef-lieu par
un nommé Néchat bey, délégué a Damas de l'Union et Progrès,
mais j'étais le délégué au Hauran de la Commission spéciale,
et le procureur impérial Ali Kémal bey remplissait, paraît-il, les
mêmes fonctions a Homs. Mon prédécesseur, dont je ne connaissais
pas le nom, ayant été nommé cadi d'Akkia, devait le jour même me
passer la charge de délégué au Hauran de la Commission spéciale et
se mettre aussitôt en route pour son nouveau poste. En compagnie d'un
fonctionnaire attaché a cette commission, nous nous sommes acheminés
vers les quelques tentes dressées au-dela de la station. C'était
la que siégeait la Commission spéciale ...
Peu après arriva le mouavine effendi (l'adjoint). Il me félicita
de mon nouveau poste! Dans une attitude qui laissait entrevoir
qu'il doutait de ma réussite, il déclara qu'il n'avait plus rien
a faire et, en guise de péroraison, il raconta que la conversion
de tous les déportés était un fait accompli, et qu'un prêtre
arménien avait été mis a mort par privation de nourriture pour
avoir systématiquement refusé de se convertir a l'islamisme. Le
nouveau cadi ajouta que cet incident ayant éveillé sa méfiance,
les autres religieux se trouvant parmi les déportés avaient été
dirigés par lui sur Kérek et Toufeyla de crainte que leur présence
ils ( sic ) n'ébranlassent la foi des convertis. Â"En effet, cadi
effendi! Il ne nous reste rien a faire.
Vous avez déja accompli l'Å"uvre la plus difficileÂ", dis-je. Et j'ai
ajouté que pour renforcer leur croyance, il fallait maintenant faire
venir une quantité suffisante de livres religieux! Ce pauvre homme
qui n'avait pas compris cette amère ironie a tâché de prouver sa
capacité en affirmant qu'il y avait déja pensé et avait écrit
déja a Néchat bey et que les livres arriveraient bientôt. Il
sortit avec importance de sa poche un papier et s'approchant de moi:
Â"Des individus suspects, nuisibles!Â" dit-il. Je pris le papier de ses
mains et, le froissant devant lui, je l'ai jeté a terre. Au mollah qui
me fixait avec surprise: Â"Ce n'est pas nécessaire, hodja effendi,
j'en ai une liste détailléeÂ" dis-je. Je n'avais plus la patience
de rester face a face avec le hodja. Je l'ai laissé sous la tente
et suis sorti. J'ai commandé aux agents qui se tenaient en dehors de
préparer mon lit et de me procurer une lampe. L'heure du départ du
train étant arrivée, le hodja vint me faire ses adieux. On m'avait
informé qu'il emmenait avec lui trois garcons et deux filles en
qualité de domestiques.
L'ex-délégué du Hauran n'imaginait aucun empêchement a cela.
N'étaient-ils pas des enfants arméniens, sans mère, sans maître?
Quelque temps après, mon digne prédécesseur revint soudain sous
ma tente d'un air surpris et dit: Â"Il paraît que vous ne permettez
pas que les enfants m'accompagnentÂ". Je me suis contenté d'un non
très bref et froid. Je n'avais pas permis de répliquer au hodja
abasourdi et m'étais éloigné en lui tournant le dos. Je ne savais
ce qui adviendrait des déportés, mais j'étais au moins délivré
du hodja [fin du n° 186, daté du 8 juillet 1919].
Mumtaz effendi, attaché a la Commission spéciale, me présenta les
agents qui devaient collaborer avec moi: Â"Bedri effendi, Messoud,
Nouri effendiÂ" dit-il. Désignant un homme a l'air hésitant,
aux yeux hagards qui avaient dÃ" voir des jours troublés, Â"le
moukhtar des déportés de DéraaÂ" ajouta-t-il. Il l'avait appelé
je ne sais plus de quel nom musulman. J'ai compris que tous ceux-ci
étaient des Arméniens et que leurs noms avaient été changés,
grâce aux efforts du cadi effendi. Mais je n'arrivais pas a voir
d'autre Arménien que ceux-ci. a mon lever, le lendemain matin de
bonne heure, c'étaient ces mêmes figures qui représentaient les
20 ou 30 mille déportés arméniens. Je me suis enquis du lieu où
étaient installés ces déportés. Il me fut répondu qu'ils se
trouvaient a un quart d'heure de distance de la station de Déraa,
disséminés dans les différents villages et hameaux.
Lorsque je manifestai le désir de les voir, le moukhtar me dit:
Â"Effendim, je vais les informer. Si vous le voulez bien -- désignant
un côté de la plaine --, nous les alignerons la deux a deux et
vous les passerez en revueÂ". Â"Ne s'agit-il pas de familles?Â"
Â"OuiÂ". Â"De quel droit les ferions-nous mander ici et comment les
aligneras-tu deux a deux?Â" Le bonhomme dit encore: Â"Comme vous
l'ordonnerez, effendimÂ".
Quand je lui ai dit que je pouvais moi-même aller les visiter dans
leurs habitations, il m'indiqua, avec une profonde surprise et une
grande déférence, le village où ils étaient et me demanda si
je comptais m'y rendre a pied. Je m'étais mis a marcher; il venait
derrière moi.
Le bourg de Déraa était formé d'amas de pisé superposés avec de
sales petites ouvertures d'où l'on pouvait voir la cohabitation
familière des hommes et des bêtes. Une puanteur lourde s'en
dégageait. a toutes les questions que je lui avais posées en route,
le moukhtar n'avait fait que répondre: Â"AsayiÅ~_ ber kemal (la
sécurité est parfaite!)...Â".
Les déportés n'avaient besoin ni d'être inspectés ni
d'inspecteur. Il semblait qu'il ne restait rien de mieux a faire
que de retourner a la station. Nous avancions. Au pied du village,
on apercevait des espaces entourés de murs bas et noirs. Il m'a dit
que c'étaient des aires a grains. Après avoir contourné un ou deux
endroits pareils, nous sommes arrivés devant une enceinte du même
genre où j'ai vu environ vingt a trente squelettes enroulés dans
des haillons, représentant de la facon la plus tragique la misère
et la faim, qui se mouvaient lentement et avec difficulté. D'une
espèce de tente dressée au milieu, j'entendis la voix faible et
souffreteuse d'un enfant. Je m'élancai sous la tente. a ma question:
Â"Qu'est-ce que c'est ici?Â", je ne me rappelle plus de quelle facon je
dévisageai le moukhtar qui m'avait répondu: Â"Un hôpitalÂ". Il avait
baissé la tête. Cet homme n'était pas coupable, mais je m'irritais,
croyant qu'il ne comprenait pas les tortures de ma conscience. Je
m'approchai de cette créature qui gémissait dans un coin obscur
de la tente. j'apercus une femme qui essayait de faire boire une
espèce d'eau de vaisselle d'une écuelle qu'elle tenait a la main
a deux bébés innocents étendus sur la terre. Ces deux enfants
dont les yeux enfoncés dans leurs orbites, les joues caves, les
bras et les jambes comme des baguettes, ne ressemblaient a rien [de]
moins qu'a des momies, étaient en pleine agonie. L'un d'eux, calme et
immobile, avait fixé ses yeux au ciel, l'autre se contorsionnait dans
d'indicibles souffrances: Â"Qu'est-ce qu'il a?Â" fis-je. Â"Effendim,
il est devenu chauve, des vers se sont [re]produits sur sa tête; il
pousse des cris toutes les fois que les vers rongent sa têteÂ". Je
n'ai pas pu endurer cinq minutes de plus ce spectacle tragique. Sans
proférer un seul mot, je refis la moitié du chemin vers la station.
M'adressant au Moukhtar que je sentais en proie a un profond malaise
sous mes regards courroucés: Â"Vraiment, l'état des déportés est
bien ressemblant a la description qui m'en a été faite. N'avez-vous
pas un médecin?Â" Et j'ai ajouté que j'agirais comme le cadi l'avait
fait pour les prêtres envers tout Arménien qui se refuserait a
me renseigner exactement sur la réalité des choses. Le Moukhtar,
avec hésitation: Â"Que faire, effendim? C'est comme cela...Â",
disait-il. Â"La Commission spéciale ne possède-t-elle pas de
docteur?Â" Â"Elle en possède; c'est Yacoub effendiÂ". Â"Bien, que
fait-il celui-ci?Â" Â"Que ferait-il, effendim?Â" Â"Ne visite-t-il
pas cet hôpital?Â"
Lorsque j'ai envoyé chercher le médecin nommé Yacoub ou Hagop,
il fit répondre que devant aller voir un malade recommandé par
Djémal pacha, il ne pourrait, en ce moment, visiter les malades et
qu'il irait les voir le lendemain. Je fus au regret de ne pouvoir
appliquer la peine que je me proposais pour lui lorsque j'ai vu l'âge
du médecin que l'on amena par force devant moi vingt minutes plus
tard, pâle et tremblant.
Je lui ai fait entendre qu'il n'était pas le médecin de Djémal
pacha, mais au service de la Commission spéciale, et qu'il devait
dorénavant visiter régulièrement chaque matin et chaque soir
l'hôpital qu'il allait fonder et que s'il omettait de le faire, je
me chargerais de le lui rappeler d'une facon très amère. Dix jours
plus tard, on pouvait voir Yacoub effendi traiter ses malades avec
habileté dans un hôpital formé de dix tentes alignées face a face.
Tout en m'occupant de compléter l'organisation de l'hôpital et
de la pharmacie, j'avais commencé a prendre mes mesures pour les
expéditions des déportés. Comme je devais, en premier lieu,
envoyer a Damas les veuves et les orphelins, il fallait recueillir
tous ces infortunés jetés dans les différents villages et hameaux
du Hauran. J'ai fait mander des villages les moukhtars arméniens
et leur ai recommandé de dresser chacun une liste. J'ai élaboré
le plan des expéditions d'après ces listes, en répartissant les
déportés selon le nombre de vagons que le commandant de la station
mettrait journellement a ma disposition.
Mon intention était de ne pas faire attendre plus de 24 heures les
déportés qui arriveraient des villages, afin de ne pas augmenter
leurs souffrances par une trop grande agglomération. Au bout de
deux ou trois jours, mon but était atteint. Les expéditions avaient
commencé.
Après avoir donné aux fonctionnaires les instructions nécessaires
pour l'embarquement en bon ordre des déportés qui arriveraient
chaque jour, je me suis mis en route pour Djébel afin de recueillir
moi-même les veuves et les orphelins et constater personnellement
leur situation.
Ces montagnes, depuis leur création jusqu'a nos jours, n'avaient
pas porté une misère humaine aussi affreuse. Ce voyage, qui a duré
quatre jours, m'a enseigné si parfaitement le degré de voracité et
d'endurance de la créature appelée homme, que j'en ai été effrayé
et j'ai eu honte d'appartenir a l'espèce humaine. Quelles tristes et
repoussantes actions sont motivées par les tiraillements de la faim!
Que ressent l'homme en voyant que son semblable mange de l'herbe, de la
charogne, son enfant de même? Je puis dire que moi, j'étais glacé.
J'ai vu les fils de gens comme il faut s'essayer a marcher
avec des pieds sans force, brouter l'herbe comme des animaux,
se disputer les morceaux d'un cadavre de mulet comme des hyènes
voraces et chercher a s'étrangler réciproquement pour se partager
les intestins de cette charogne. Tous les sens de l'homme cessent de
fonctionner, ses yeux refusent de voir, ses oreilles d'entendre...
Lorsque je m'approchai d'eux avec mon appareil photographique, ils
ne s'en sont même pas inquiétés. Pas un d'eux ne s'est retourné
pour voir.
Puis nous nous sommes acheminés vers le hameau d'Erbit. On
apercevait déja ce hameau. M'adressant au kiatib Aram
effendi, qui m'accompagnait, j'ai murmuré: Â"J'ai été très
impressionnéÂ". Â"Nous autres, nous nous sommes accoutumés a
force de les voir. Au début, nous n'en pouvions aussi supporter
le spectacle. Mais l'on s'habitue, mon beyÂ", dit-il. Guidés par
quelques déportés qui attendaient au bout du village pour voir
le nouvel effendi qui allait peut-être jouer avec leur vie, nous
sommes entrés dans les rues du village. La nuit était tombée. Sous
la lumière d'un lampion a demi-mourant, dans une caverne de terre,
nous avions formé un groupe d'une dizaine de personnes déportées
d'Aïntab, Ak Hissar, Yozgad, épargnées par les événements
tragiques. Nous venions de nous lever d'une table préparée avec soin.
Quand j'expliquai les ordres qui m'avaient été donnés a leur sujet
par le commandant de l'armée et lorsque je les eus assurées que
je m'efforcerais de les leur appliquer en toute conscience, leurs
figures ne paraissaient pas au fond très rassurées.
Le lendemain, je suis allé au local du gouvernement pour m'entretenir
avec le caïmakam de l'endroit. Je lui ai fait part de mon intention
de prolonger mon voyage jusqu'aux localités éloignées d'Alep, et je
lui ai demandé de m'adjoindre un gendarme connaissant les routes. Le
caïmakam qui avait accepté volontiers mon offre a déclaré que
le typhus et la fièvre récurrente y sévissaient en permanence et
présentaient un caractère dangereux par suite de l'impossibilité de
prendre les mesures de précaution préventives. Je ne puis affirmer
que je n'ai pas hésité un seul instant. Cependant, je l'ai quitté
avec la ferme résolution d'y aller a tout prix.
Le lendemain soir, j'ai logé a Tchérèche et j'ai continué mon
voyage vers Kefrendjé. Dans tous les villages suivants, 30 a 40%
des déportés étaient morts du typhus, de la fièvre récurrente,
de la malaria qui sévissaient avec violence. Lorsqu'il n'y a pas de
quinine, la malaria la plus ordinaire présente-t-elle une différence
quelconque avec la peste?
Je recueillais les veuves et les orphelins et les faisais se
préparer pour les emmener avec moi a mon retour et j'avancais
toujours en remettant a plus tard mes investigations. J'avais désigné
quelques déportés pour aller recueillir les veuves et les orphelins
disséminés aux alentours et les amener dans les endroits qui se
trouvaient sur le passage de mon retour. J'arrivai a Hazrakeuy,
a une heure de distance de Kéfrendjé. Ici, quatre cent dix-sept
personnes étaient mortes sur un total de cinq cents âmes. Dans
les étroites venelles du village, des morts vivants appuyés sur
des béquilles avancaient péniblement, se dandinant de droite et
de gauche. J'avais préféré passer la nuit dans un champ. Je n'ai
pu y rester. J'ai vu la un enfant que les poux avaient rongé. Des
milliards de ces horribles bêtes avaient couvert tout le cadavre de
l'enfant depuis le bout des ongles, de facon a ne pas laisser de place
même pour enfoncer une aiguille. J'ai essayé de passer la nuit en
m'étendant sous un chêne, mais je ne parvenais pas a fermer les yeux
[fin du n° 189, daté du 11 juillet 1919].
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From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
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Publié le : 14-08-2013
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de Syrie et de Mésopotamie (1915-1916)
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Le 14 aoÃ"t 1332 (1916), j'avais recu du commandement de la 4me
armée l'ordre d'aller rejoindre le quartier général a Alep. A
cette époque, certains abus et irrégularités s'étaient fait jour
dans le haut personnel de l'armée et j'avais pensé que j'étais
appelé en vue d'enquêter sur ces faits et agissements. Plein de
cette conviction, j'avais fait le voyage de Constantinople a Alep et
le 23 aoÃ"t 1332 j'étais arrivé en cette dernière ville et m'étais
abouché avec le commandant a l'Hôtel Baron. Après les paroles de
bienvenue ordinaires et quelques mots échangés sur Constantinople,
j'ai compris que j'avais été appelé pour m'occuper des affaires
arméniennes. J'avais entendu parler des décisions et actes du
gouvernement unioniste a l'égard de cette nation, actes que je
n'avais pas crus au commencement et que j'avais attribués pour une
bonne part a l'exagération. Soit pour cette raison, soit parce que
je ne m'attendais guère a une telle mission, cet ordre et cette
proposition m'avaient quelque peu confondu, effrayé.
En retournant de l'hôtel a la maison de ma sÅ"ur qui habitait Alep, le
tableau sanglant des événements dont s'étaient plaints la plupart de
mes amis arméniens et que j'étais porté a croire exagéré, s'était
ranimé dans mon imagination comme une vérité éternelle. On dirait
que les massacres, les plaintes des enfants, les cris de douleur des
femmes résonnaient a mes oreilles avec une force croissante [...]
J'ai suivi le pacha dans le train du chemin de fer du quartier
général jusqu'a Beyrouth, inquiet et hésitant. Dans cette ville
que l'on dit être agréable, j'ai passé quinze jours d'angoisse.
a Damas
a l'hôtel Victoria, où j'étais descendu, j'ai appris que mes effets
avaient brÃ"lé par accident dans le wagon des marchandises. Revêtu
d'un costume échappé a l'accident avec quelques taches de brÃ"lure,
je me suis présenté le lendemain au quartier général. J'y
ai rencontré Djémal pacha. a côté de lui se tenait un homme
maigre et de longue taille, aux moustaches retroussées a la
Kaiser. Â"Avant toi, j'avais désigné Hussein Kiazim et Kémal
bey pour l'affaire arménienne... Pour moi, cette question est
d'une importance sérieuse. C'est pourquoi je t'ai appeléÂ", me
dit Djémal. Désignant la personne qui était près de lui: Â"Tu
recevras mes ordres par l'entremise de ce bey, et tu me soumettras
des propositions par cet intermédiaire!Â"
J'ai compris que cette homme que je ne connaissais pas était mon
supérieur. Je voyais, il est vrai, que Djémal pacha laissait vivre
encore les déportés arméniens en Syrie. Cependant, quelle était
l'Å"uvre que je pourrais accomplir et que Hussein Kiazim bey, dont je
connaissais de loin les opinions, n'avait pu exécuter? Quant a celui
que l'on me présentait comme mon supérieur, je ne remarquais en lui
aucun signe pouvant souffrir la comparaison avec Hussein Kiazim bey.
Le moment était venu de connaître ma charge. Je demandai: Â"Effendim,
puis-je recevoir les ordres de Votre Excellence au sujet de la forme
et du caractère de ma mission? Il se peut que ce soit une affaire
au dessus de mon mérite et de mes capacitésÂ". Le commandant, qui
me scrutait, répondit: Â"Je donnerai tout a l'heure les instructions
nécessaires. Djémal pacha s'avanca vers son bureau. Il avait l'air
de lire dans mes yeux mon anxiété. Il me fit signe d'approcher et
dit: Â"Tu iras maintenant au Hauran. Tu y trouveras environ 20 a 30
mille déportés Arméniens. Tu sais que ce n'est pas la un milieu qui
fasse vivre les artisans, et la plupart des Arméniens sont de cette
catégorie. De sorte qu'ils sont la dans la misère. Tu réuniras
tout d'abord les veuves et les orphelins et les expédieras ici. Il
sera fondé ici des établissements pour veuves et orphelins où ils
seront protégés. Puis tu enverras les familles, sans en séparer les
membres, et en groupant les professionnels des différents métiers, tu
les enverras a Beyrouth et dans les autres localités de la Syrie. Tu
leur procureras des capitaux pour exercer leur industrie, une boutique
et une habitation. Tu stimuleras leur zèle et leur assureras les
moyens de gagner leur vie. Quant au présent, ta mission consiste
a envoyer en parfait ordre ces familles du Hauran dans ces parages
pour l'hiver et la saison des pluies. Ensuite, tu iras les visiter
personnellement afin d'améliorer leur situation sociale et assurer
leur vie...Â".
a vrai dire, je n'ai cru qu'a demi a ce projet humanitaire. Je
songeais en moi-même: Â"N'est-ce pas qu'il a été donné, par des
voies officielles, des ordres similaires aux pauvres gens que l'on
éloignait de leur pays et qui tombaient dans des situations de
plus en plus douloureuses, et les mêmes ordres n'étaient-ils pas
donnés aux fonctionnaires chargés de leur expédition? Quel avenir
attend ces hommes que je ferai embarquer dans les trains et que dans
le but de sauver leur vie j'enverrai des déserts du Hauran a Jaffa
ou a Akkia?Â" Malgré tout je ne parvenais pas a me rassurer. Je me
suis souvenu des paroles de ma sÅ"ur qui me conseillait de ne pas
perdre la faculté de pouvoir faire du bien ne fÃ"t-ce qu'a une seule
famille. Le dimanche, j'ai pris le train a destination du Hauran,
où est mort et enterré mon père. J'arrivai a Déraa. C'était
le chef-lieu du liva du Hauran. La commission qui s'occupait de
la déportation des Arméniens a cette époque était dénommée
Commission spéciale. Cette affaire était gérée au chef-lieu par
un nommé Néchat bey, délégué a Damas de l'Union et Progrès,
mais j'étais le délégué au Hauran de la Commission spéciale,
et le procureur impérial Ali Kémal bey remplissait, paraît-il, les
mêmes fonctions a Homs. Mon prédécesseur, dont je ne connaissais
pas le nom, ayant été nommé cadi d'Akkia, devait le jour même me
passer la charge de délégué au Hauran de la Commission spéciale et
se mettre aussitôt en route pour son nouveau poste. En compagnie d'un
fonctionnaire attaché a cette commission, nous nous sommes acheminés
vers les quelques tentes dressées au-dela de la station. C'était
la que siégeait la Commission spéciale ...
Peu après arriva le mouavine effendi (l'adjoint). Il me félicita
de mon nouveau poste! Dans une attitude qui laissait entrevoir
qu'il doutait de ma réussite, il déclara qu'il n'avait plus rien
a faire et, en guise de péroraison, il raconta que la conversion
de tous les déportés était un fait accompli, et qu'un prêtre
arménien avait été mis a mort par privation de nourriture pour
avoir systématiquement refusé de se convertir a l'islamisme. Le
nouveau cadi ajouta que cet incident ayant éveillé sa méfiance,
les autres religieux se trouvant parmi les déportés avaient été
dirigés par lui sur Kérek et Toufeyla de crainte que leur présence
ils ( sic ) n'ébranlassent la foi des convertis. Â"En effet, cadi
effendi! Il ne nous reste rien a faire.
Vous avez déja accompli l'Å"uvre la plus difficileÂ", dis-je. Et j'ai
ajouté que pour renforcer leur croyance, il fallait maintenant faire
venir une quantité suffisante de livres religieux! Ce pauvre homme
qui n'avait pas compris cette amère ironie a tâché de prouver sa
capacité en affirmant qu'il y avait déja pensé et avait écrit
déja a Néchat bey et que les livres arriveraient bientôt. Il
sortit avec importance de sa poche un papier et s'approchant de moi:
Â"Des individus suspects, nuisibles!Â" dit-il. Je pris le papier de ses
mains et, le froissant devant lui, je l'ai jeté a terre. Au mollah qui
me fixait avec surprise: Â"Ce n'est pas nécessaire, hodja effendi,
j'en ai une liste détailléeÂ" dis-je. Je n'avais plus la patience
de rester face a face avec le hodja. Je l'ai laissé sous la tente
et suis sorti. J'ai commandé aux agents qui se tenaient en dehors de
préparer mon lit et de me procurer une lampe. L'heure du départ du
train étant arrivée, le hodja vint me faire ses adieux. On m'avait
informé qu'il emmenait avec lui trois garcons et deux filles en
qualité de domestiques.
L'ex-délégué du Hauran n'imaginait aucun empêchement a cela.
N'étaient-ils pas des enfants arméniens, sans mère, sans maître?
Quelque temps après, mon digne prédécesseur revint soudain sous
ma tente d'un air surpris et dit: Â"Il paraît que vous ne permettez
pas que les enfants m'accompagnentÂ". Je me suis contenté d'un non
très bref et froid. Je n'avais pas permis de répliquer au hodja
abasourdi et m'étais éloigné en lui tournant le dos. Je ne savais
ce qui adviendrait des déportés, mais j'étais au moins délivré
du hodja [fin du n° 186, daté du 8 juillet 1919].
Mumtaz effendi, attaché a la Commission spéciale, me présenta les
agents qui devaient collaborer avec moi: Â"Bedri effendi, Messoud,
Nouri effendiÂ" dit-il. Désignant un homme a l'air hésitant,
aux yeux hagards qui avaient dÃ" voir des jours troublés, Â"le
moukhtar des déportés de DéraaÂ" ajouta-t-il. Il l'avait appelé
je ne sais plus de quel nom musulman. J'ai compris que tous ceux-ci
étaient des Arméniens et que leurs noms avaient été changés,
grâce aux efforts du cadi effendi. Mais je n'arrivais pas a voir
d'autre Arménien que ceux-ci. a mon lever, le lendemain matin de
bonne heure, c'étaient ces mêmes figures qui représentaient les
20 ou 30 mille déportés arméniens. Je me suis enquis du lieu où
étaient installés ces déportés. Il me fut répondu qu'ils se
trouvaient a un quart d'heure de distance de la station de Déraa,
disséminés dans les différents villages et hameaux.
Lorsque je manifestai le désir de les voir, le moukhtar me dit:
Â"Effendim, je vais les informer. Si vous le voulez bien -- désignant
un côté de la plaine --, nous les alignerons la deux a deux et
vous les passerez en revueÂ". Â"Ne s'agit-il pas de familles?Â"
Â"OuiÂ". Â"De quel droit les ferions-nous mander ici et comment les
aligneras-tu deux a deux?Â" Le bonhomme dit encore: Â"Comme vous
l'ordonnerez, effendimÂ".
Quand je lui ai dit que je pouvais moi-même aller les visiter dans
leurs habitations, il m'indiqua, avec une profonde surprise et une
grande déférence, le village où ils étaient et me demanda si
je comptais m'y rendre a pied. Je m'étais mis a marcher; il venait
derrière moi.
Le bourg de Déraa était formé d'amas de pisé superposés avec de
sales petites ouvertures d'où l'on pouvait voir la cohabitation
familière des hommes et des bêtes. Une puanteur lourde s'en
dégageait. a toutes les questions que je lui avais posées en route,
le moukhtar n'avait fait que répondre: Â"AsayiÅ~_ ber kemal (la
sécurité est parfaite!)...Â".
Les déportés n'avaient besoin ni d'être inspectés ni
d'inspecteur. Il semblait qu'il ne restait rien de mieux a faire
que de retourner a la station. Nous avancions. Au pied du village,
on apercevait des espaces entourés de murs bas et noirs. Il m'a dit
que c'étaient des aires a grains. Après avoir contourné un ou deux
endroits pareils, nous sommes arrivés devant une enceinte du même
genre où j'ai vu environ vingt a trente squelettes enroulés dans
des haillons, représentant de la facon la plus tragique la misère
et la faim, qui se mouvaient lentement et avec difficulté. D'une
espèce de tente dressée au milieu, j'entendis la voix faible et
souffreteuse d'un enfant. Je m'élancai sous la tente. a ma question:
Â"Qu'est-ce que c'est ici?Â", je ne me rappelle plus de quelle facon je
dévisageai le moukhtar qui m'avait répondu: Â"Un hôpitalÂ". Il avait
baissé la tête. Cet homme n'était pas coupable, mais je m'irritais,
croyant qu'il ne comprenait pas les tortures de ma conscience. Je
m'approchai de cette créature qui gémissait dans un coin obscur
de la tente. j'apercus une femme qui essayait de faire boire une
espèce d'eau de vaisselle d'une écuelle qu'elle tenait a la main
a deux bébés innocents étendus sur la terre. Ces deux enfants
dont les yeux enfoncés dans leurs orbites, les joues caves, les
bras et les jambes comme des baguettes, ne ressemblaient a rien [de]
moins qu'a des momies, étaient en pleine agonie. L'un d'eux, calme et
immobile, avait fixé ses yeux au ciel, l'autre se contorsionnait dans
d'indicibles souffrances: Â"Qu'est-ce qu'il a?Â" fis-je. Â"Effendim,
il est devenu chauve, des vers se sont [re]produits sur sa tête; il
pousse des cris toutes les fois que les vers rongent sa têteÂ". Je
n'ai pas pu endurer cinq minutes de plus ce spectacle tragique. Sans
proférer un seul mot, je refis la moitié du chemin vers la station.
M'adressant au Moukhtar que je sentais en proie a un profond malaise
sous mes regards courroucés: Â"Vraiment, l'état des déportés est
bien ressemblant a la description qui m'en a été faite. N'avez-vous
pas un médecin?Â" Et j'ai ajouté que j'agirais comme le cadi l'avait
fait pour les prêtres envers tout Arménien qui se refuserait a
me renseigner exactement sur la réalité des choses. Le Moukhtar,
avec hésitation: Â"Que faire, effendim? C'est comme cela...Â",
disait-il. Â"La Commission spéciale ne possède-t-elle pas de
docteur?Â" Â"Elle en possède; c'est Yacoub effendiÂ". Â"Bien, que
fait-il celui-ci?Â" Â"Que ferait-il, effendim?Â" Â"Ne visite-t-il
pas cet hôpital?Â"
Lorsque j'ai envoyé chercher le médecin nommé Yacoub ou Hagop,
il fit répondre que devant aller voir un malade recommandé par
Djémal pacha, il ne pourrait, en ce moment, visiter les malades et
qu'il irait les voir le lendemain. Je fus au regret de ne pouvoir
appliquer la peine que je me proposais pour lui lorsque j'ai vu l'âge
du médecin que l'on amena par force devant moi vingt minutes plus
tard, pâle et tremblant.
Je lui ai fait entendre qu'il n'était pas le médecin de Djémal
pacha, mais au service de la Commission spéciale, et qu'il devait
dorénavant visiter régulièrement chaque matin et chaque soir
l'hôpital qu'il allait fonder et que s'il omettait de le faire, je
me chargerais de le lui rappeler d'une facon très amère. Dix jours
plus tard, on pouvait voir Yacoub effendi traiter ses malades avec
habileté dans un hôpital formé de dix tentes alignées face a face.
Tout en m'occupant de compléter l'organisation de l'hôpital et
de la pharmacie, j'avais commencé a prendre mes mesures pour les
expéditions des déportés. Comme je devais, en premier lieu,
envoyer a Damas les veuves et les orphelins, il fallait recueillir
tous ces infortunés jetés dans les différents villages et hameaux
du Hauran. J'ai fait mander des villages les moukhtars arméniens
et leur ai recommandé de dresser chacun une liste. J'ai élaboré
le plan des expéditions d'après ces listes, en répartissant les
déportés selon le nombre de vagons que le commandant de la station
mettrait journellement a ma disposition.
Mon intention était de ne pas faire attendre plus de 24 heures les
déportés qui arriveraient des villages, afin de ne pas augmenter
leurs souffrances par une trop grande agglomération. Au bout de
deux ou trois jours, mon but était atteint. Les expéditions avaient
commencé.
Après avoir donné aux fonctionnaires les instructions nécessaires
pour l'embarquement en bon ordre des déportés qui arriveraient
chaque jour, je me suis mis en route pour Djébel afin de recueillir
moi-même les veuves et les orphelins et constater personnellement
leur situation.
Ces montagnes, depuis leur création jusqu'a nos jours, n'avaient
pas porté une misère humaine aussi affreuse. Ce voyage, qui a duré
quatre jours, m'a enseigné si parfaitement le degré de voracité et
d'endurance de la créature appelée homme, que j'en ai été effrayé
et j'ai eu honte d'appartenir a l'espèce humaine. Quelles tristes et
repoussantes actions sont motivées par les tiraillements de la faim!
Que ressent l'homme en voyant que son semblable mange de l'herbe, de la
charogne, son enfant de même? Je puis dire que moi, j'étais glacé.
J'ai vu les fils de gens comme il faut s'essayer a marcher
avec des pieds sans force, brouter l'herbe comme des animaux,
se disputer les morceaux d'un cadavre de mulet comme des hyènes
voraces et chercher a s'étrangler réciproquement pour se partager
les intestins de cette charogne. Tous les sens de l'homme cessent de
fonctionner, ses yeux refusent de voir, ses oreilles d'entendre...
Lorsque je m'approchai d'eux avec mon appareil photographique, ils
ne s'en sont même pas inquiétés. Pas un d'eux ne s'est retourné
pour voir.
Puis nous nous sommes acheminés vers le hameau d'Erbit. On
apercevait déja ce hameau. M'adressant au kiatib Aram
effendi, qui m'accompagnait, j'ai murmuré: Â"J'ai été très
impressionnéÂ". Â"Nous autres, nous nous sommes accoutumés a
force de les voir. Au début, nous n'en pouvions aussi supporter
le spectacle. Mais l'on s'habitue, mon beyÂ", dit-il. Guidés par
quelques déportés qui attendaient au bout du village pour voir
le nouvel effendi qui allait peut-être jouer avec leur vie, nous
sommes entrés dans les rues du village. La nuit était tombée. Sous
la lumière d'un lampion a demi-mourant, dans une caverne de terre,
nous avions formé un groupe d'une dizaine de personnes déportées
d'Aïntab, Ak Hissar, Yozgad, épargnées par les événements
tragiques. Nous venions de nous lever d'une table préparée avec soin.
Quand j'expliquai les ordres qui m'avaient été donnés a leur sujet
par le commandant de l'armée et lorsque je les eus assurées que
je m'efforcerais de les leur appliquer en toute conscience, leurs
figures ne paraissaient pas au fond très rassurées.
Le lendemain, je suis allé au local du gouvernement pour m'entretenir
avec le caïmakam de l'endroit. Je lui ai fait part de mon intention
de prolonger mon voyage jusqu'aux localités éloignées d'Alep, et je
lui ai demandé de m'adjoindre un gendarme connaissant les routes. Le
caïmakam qui avait accepté volontiers mon offre a déclaré que
le typhus et la fièvre récurrente y sévissaient en permanence et
présentaient un caractère dangereux par suite de l'impossibilité de
prendre les mesures de précaution préventives. Je ne puis affirmer
que je n'ai pas hésité un seul instant. Cependant, je l'ai quitté
avec la ferme résolution d'y aller a tout prix.
Le lendemain soir, j'ai logé a Tchérèche et j'ai continué mon
voyage vers Kefrendjé. Dans tous les villages suivants, 30 a 40%
des déportés étaient morts du typhus, de la fièvre récurrente,
de la malaria qui sévissaient avec violence. Lorsqu'il n'y a pas de
quinine, la malaria la plus ordinaire présente-t-elle une différence
quelconque avec la peste?
Je recueillais les veuves et les orphelins et les faisais se
préparer pour les emmener avec moi a mon retour et j'avancais
toujours en remettant a plus tard mes investigations. J'avais désigné
quelques déportés pour aller recueillir les veuves et les orphelins
disséminés aux alentours et les amener dans les endroits qui se
trouvaient sur le passage de mon retour. J'arrivai a Hazrakeuy,
a une heure de distance de Kéfrendjé. Ici, quatre cent dix-sept
personnes étaient mortes sur un total de cinq cents âmes. Dans
les étroites venelles du village, des morts vivants appuyés sur
des béquilles avancaient péniblement, se dandinant de droite et
de gauche. J'avais préféré passer la nuit dans un champ. Je n'ai
pu y rester. J'ai vu la un enfant que les poux avaient rongé. Des
milliards de ces horribles bêtes avaient couvert tout le cadavre de
l'enfant depuis le bout des ongles, de facon a ne pas laisser de place
même pour enfoncer une aiguille. J'ai essayé de passer la nuit en
m'étendant sous un chêne, mais je ne parvenais pas a fermer les yeux
[fin du n° 189, daté du 11 juillet 1919].
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