Mediapart, France
25 nov 2013
Les derniers Arméniens d'Arapgir
25 novembre 2013 | Par Defne Gursoy
En 1915, les Arméniens d'Arapgir constituaient à peu près la moitié de
la population de la province. Aujourd'hui, il ne reste que deux
frères.
Si vous passez par Malatya, un détour par Arapgir, Arger en arménien
(en français, viens prendre !) est indispensable. Partie de la
province la plus éloignée de la ville de Malatya, Arapgir est tout
juste plus grand qu'un village. Fondée par les Arméniens avant
l'arrivée des Byzantins, des Seldjoukides et des Ottomans, elle fut,
tout comme la province de Harput, témoin des violents massacres
perpétués dès la fin du 19è siècle par la Légion de Hamidiye (Hamidiye
Alaylari en turc), milices paramilitaires de l'armée ottomane,
constituées de Kurdes, pour anéantir « les rebelles Arméniens ».
En 1915, les Arméniens d'Arapgir constituaient à peu près la moitié de
la population de la province. Après le génocide, les quelques
centaines de rescapés ont fui en Arménie soviétique. Aujourd'hui, il
ne reste que deux frères.
A notre arrivée, nous apprenons que le maire est au courant de notre
visite. Il nous attend pour déjeuner dans une heure. Nous faisons un
tour à pied, nous sommes harponnés par un collectionneur local,
monsieur Asim, qui nous entraîne dans son logis. « Vous auriez du me
prévenir de votre visite, j'aurais pu vous préparer un festin¦ »,
nous lance-t-il, Ã moitié sérieux.
Nous visitons les belles demeures et la mosquée en bois qui ont été
restaurées récemment. Nous sommes agréablement surpris de voir autant
de btiments conservés, dix fois plus que dans la grande ville de
Malatya. Lors du déjeuner, le maire fait un discours inattendu. En
bref, il nous parle du vivre ensemble qui n'existe plus, de la
richesse de la multi-culturalité d'autrefois, de sa volonté d'héberger
tous ceux qui veulent retrouver les traces de leurs ancêtres dans sa
province. « Nous autres, qui sont toujours ici à Arapgir, avons le
devoir de restituer la mémoire de nos voisins d'autrefois. Si Arapgir
fut un centre culturel et commercial auparavant, c'est surtout grce
aux Arméniens qui y vivaient ». Surprenant, en effet¦
En sortant du restaurant, les adjoints du maire nous le présente : «
Voici Mihail, l'un des deux Arméniens qui vivent toujours à Arapgir ».
Mihail est devant nous, souriant, radieux même. Dans ses yeux
bleu-vert, des gouttes de larmes scintillent. Je m'approche de lui en
le saluant en arménien, il me répond en turc. « Hosgeldin abla ! » (en
turc, bienvenue grande sÅ`ur). Je balbutie les quelques mots que je
connais dans sa langue natale mais comprends vite que c'est en vain.
Finalement, croyant qu'il nous quitte, je l'embrasse et lui dit : «
Batchig ! » (Bisous en arménien). C'est alors que son beau visage
s'illumine: « Batchig, batchig ! » me répond-il enfin. « Ma mère me
disait ça, je connais ce mot », me dit-il en turc.
Mihail et Sarkis Ortacligil ont enterré leur mère il a quelque temps.
Plus précisément, c'est la mairie d'Arapgir qui s'est chargée des
obsèques et de la tombe au nom des deux frères. Le maire AKP Haluk
CömertoÄ?lu et son équipe ont pris en charge tout ce qui leur faut pour
subsister. Argent, vivres, petits boulots, soins médicaux¦ Les rares
voyages qui les emmènent à Istanbul pour voir des membres éloignés de
la famille sont offerts par les compagnies de car. « Ce sont nos
mascottes, je m'occupe d'eux comme la prunelle de mes yeux. C'est tout
ce qui nous reste de notre richesse d'autrefois » dit M. Mustafa
Bulut, chef de la police municipale (zabita, en turc).
C'est d'ailleurs Mustafa qui nous fera visiter tous les vestiges
arméniens, qui connaît le nom de toutes les familles arméniennes qui
sont parties au 20è siècle, c'est lui qui maintient le contact avec
les familles des Arméniens venus honorer les membres de leur famille
enterrés au cimetière lors de la messe, c'est lui encore qui nous
montre du doigt toutes les vielles demeures qui jadis leur
appartenaient.
Le maire et ses adjoints sont des élus courageux. C'est le premier
mandat de M. CömertoÄ?lu, mais il n'aura pas de concurrence en mars
prochain, date des élections municipales. Il a osé changer le plan de
développement immobilier diminuant le permis de construire à 1+1 étage
maximum, remplaçant le 1+3 qui « menace la beauté de notre province »,
dit-il. Cette nouvelle loi locale est très controversée mais appliquée
quand même par la mairie depuis trois mois. Encore plus audacieux, il
conteste la décision du gouvernement actuel de l'AKP, dont il fait
partie, de construire une centrale hydro-électrique dans sa
circonscription. Lui voudrait que les touristes emplissent ces maisons
restaurées, qu'on y partage le bonheur des vallées fécondes au
printemps, et qu'on y savoure les fameux raisins « Köhnü », les
abricots et autres produits de ces terres. Il nous demande de l'aider
à monter une offensive de contestation qui fera du bruit et de les
aider à lutter contre ce projet « qui sera la fin de notre petit
paradis ». Ça, on sait faire !
Tout au long de l'après-midi, Mihail est avec nous. Nous retrouvons
ensuite Sarkis alors que la nuit tombe sur Arapgir. Mihail ne veut pas
que nous partions, il se blottit dans nos bras en nous suppliant de
rester la nuit. Nous partons, lui promettant de revenir bientôt, plus
nombreux¦
http://blogs.mediapart.fr/blog/defne-gursoy/251113/les-derniers-armeniens-darapgir
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
25 nov 2013
Les derniers Arméniens d'Arapgir
25 novembre 2013 | Par Defne Gursoy
En 1915, les Arméniens d'Arapgir constituaient à peu près la moitié de
la population de la province. Aujourd'hui, il ne reste que deux
frères.
Si vous passez par Malatya, un détour par Arapgir, Arger en arménien
(en français, viens prendre !) est indispensable. Partie de la
province la plus éloignée de la ville de Malatya, Arapgir est tout
juste plus grand qu'un village. Fondée par les Arméniens avant
l'arrivée des Byzantins, des Seldjoukides et des Ottomans, elle fut,
tout comme la province de Harput, témoin des violents massacres
perpétués dès la fin du 19è siècle par la Légion de Hamidiye (Hamidiye
Alaylari en turc), milices paramilitaires de l'armée ottomane,
constituées de Kurdes, pour anéantir « les rebelles Arméniens ».
En 1915, les Arméniens d'Arapgir constituaient à peu près la moitié de
la population de la province. Après le génocide, les quelques
centaines de rescapés ont fui en Arménie soviétique. Aujourd'hui, il
ne reste que deux frères.
A notre arrivée, nous apprenons que le maire est au courant de notre
visite. Il nous attend pour déjeuner dans une heure. Nous faisons un
tour à pied, nous sommes harponnés par un collectionneur local,
monsieur Asim, qui nous entraîne dans son logis. « Vous auriez du me
prévenir de votre visite, j'aurais pu vous préparer un festin¦ »,
nous lance-t-il, Ã moitié sérieux.
Nous visitons les belles demeures et la mosquée en bois qui ont été
restaurées récemment. Nous sommes agréablement surpris de voir autant
de btiments conservés, dix fois plus que dans la grande ville de
Malatya. Lors du déjeuner, le maire fait un discours inattendu. En
bref, il nous parle du vivre ensemble qui n'existe plus, de la
richesse de la multi-culturalité d'autrefois, de sa volonté d'héberger
tous ceux qui veulent retrouver les traces de leurs ancêtres dans sa
province. « Nous autres, qui sont toujours ici à Arapgir, avons le
devoir de restituer la mémoire de nos voisins d'autrefois. Si Arapgir
fut un centre culturel et commercial auparavant, c'est surtout grce
aux Arméniens qui y vivaient ». Surprenant, en effet¦
En sortant du restaurant, les adjoints du maire nous le présente : «
Voici Mihail, l'un des deux Arméniens qui vivent toujours à Arapgir ».
Mihail est devant nous, souriant, radieux même. Dans ses yeux
bleu-vert, des gouttes de larmes scintillent. Je m'approche de lui en
le saluant en arménien, il me répond en turc. « Hosgeldin abla ! » (en
turc, bienvenue grande sÅ`ur). Je balbutie les quelques mots que je
connais dans sa langue natale mais comprends vite que c'est en vain.
Finalement, croyant qu'il nous quitte, je l'embrasse et lui dit : «
Batchig ! » (Bisous en arménien). C'est alors que son beau visage
s'illumine: « Batchig, batchig ! » me répond-il enfin. « Ma mère me
disait ça, je connais ce mot », me dit-il en turc.
Mihail et Sarkis Ortacligil ont enterré leur mère il a quelque temps.
Plus précisément, c'est la mairie d'Arapgir qui s'est chargée des
obsèques et de la tombe au nom des deux frères. Le maire AKP Haluk
CömertoÄ?lu et son équipe ont pris en charge tout ce qui leur faut pour
subsister. Argent, vivres, petits boulots, soins médicaux¦ Les rares
voyages qui les emmènent à Istanbul pour voir des membres éloignés de
la famille sont offerts par les compagnies de car. « Ce sont nos
mascottes, je m'occupe d'eux comme la prunelle de mes yeux. C'est tout
ce qui nous reste de notre richesse d'autrefois » dit M. Mustafa
Bulut, chef de la police municipale (zabita, en turc).
C'est d'ailleurs Mustafa qui nous fera visiter tous les vestiges
arméniens, qui connaît le nom de toutes les familles arméniennes qui
sont parties au 20è siècle, c'est lui qui maintient le contact avec
les familles des Arméniens venus honorer les membres de leur famille
enterrés au cimetière lors de la messe, c'est lui encore qui nous
montre du doigt toutes les vielles demeures qui jadis leur
appartenaient.
Le maire et ses adjoints sont des élus courageux. C'est le premier
mandat de M. CömertoÄ?lu, mais il n'aura pas de concurrence en mars
prochain, date des élections municipales. Il a osé changer le plan de
développement immobilier diminuant le permis de construire à 1+1 étage
maximum, remplaçant le 1+3 qui « menace la beauté de notre province »,
dit-il. Cette nouvelle loi locale est très controversée mais appliquée
quand même par la mairie depuis trois mois. Encore plus audacieux, il
conteste la décision du gouvernement actuel de l'AKP, dont il fait
partie, de construire une centrale hydro-électrique dans sa
circonscription. Lui voudrait que les touristes emplissent ces maisons
restaurées, qu'on y partage le bonheur des vallées fécondes au
printemps, et qu'on y savoure les fameux raisins « Köhnü », les
abricots et autres produits de ces terres. Il nous demande de l'aider
à monter une offensive de contestation qui fera du bruit et de les
aider à lutter contre ce projet « qui sera la fin de notre petit
paradis ». Ça, on sait faire !
Tout au long de l'après-midi, Mihail est avec nous. Nous retrouvons
ensuite Sarkis alors que la nuit tombe sur Arapgir. Mihail ne veut pas
que nous partions, il se blottit dans nos bras en nous suppliant de
rester la nuit. Nous partons, lui promettant de revenir bientôt, plus
nombreux¦
http://blogs.mediapart.fr/blog/defne-gursoy/251113/les-derniers-armeniens-darapgir
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress