LES EUROPEENS DOIVENT ENRICHIR LEUR OFFRE ECONOMIQUE AUX ETATS DE L'EUROPE ORIENTALE
Le Monde, France
19 dec 2013
par Vicken Cheterian
Voir des centaines de milliers de personnes descendre dans les rues
de Kiev pourexiger que leur pays rejoigne l'Union europeenne (UE)
devrait booster le moral de Bruxelles. Cela ne doit cependant pas
masquer le fait que la politique de l'UE vis-a-vis de ses voisins
orientaux a subi une serie de revers au cours des derniers mois. Mais
le plus inquietant serait que l'Union ne dispose pas de plan B,
et queses frontières orientales restent floues.
Le sommet de Vilnius des 28 et 29 novembre etait cense couronner un
long processus de negociations visant a instaurer un large partenariat
politique et economique. Pour l'UE, c'etait une alternative a une
coûteuse adhesion a part entière, un moyen non seulement d'etablir
une cooperation mutuelle, mais egalement de stabiliser les pays situes
aux frontières de l'Union.
NOUVELLE PUISSANCE RUSSE
Les resultats ont ete decevants. Ni l'Armenie ni l'Ukraine, deux pays
qui avaient ete prepares a rejoindre l'accord d'association, ne l'ont
signe. Quant a l'Azerbaïdjan et a la Bielorussie, ils ont declare ne
pas souhaiter, meme a long terme, rejoindrel'UE. Seules la Moldavie
et la Georgie, fermement proeuropeennes, ont adhere a l'association.
La cause de cet echec porte un nom : la Russie. L'UE a considere que sa
proposition d'association etait incompatible avec l'union douanière
chapeautee par Moscou. En realite, chaque pays devait choisir de
se tourner soit vers l'Ouest, soit vers l'Est. Or cette logique,
qui fonctionnait depuis l'effondrement de l'Union sovietique, est
aujourd'hui depassee. Avec l'emergence de la nouvelle puissance russe
a l'est, le problème devait inevitablement se poser.
La contre-offensive russe a ete rapide. Moscou a fait en sorte
d'empecherl'Armenie, dependante de la Russie sur le plan energetique,
de signer un accord d'association avec l'UE pour la contraindre de
rejoindre l'union douanière. La Russie a agi de la meme manière pour
devoyer les projets de rapprochement entre l'Ukraine et l'UE.
L'Ukraine est dependante des marches et des importations d'energie
russes. Moscou a entrave les exportations ukrainiennes et a menace de
fermer ses frontières aux produits ukrainiens. Cette politique musclee
a obtenu le resultat souhaite. Le gouvernement de Kiev a fait savoir
qu'il n'etait pas dispose a rejoindrel'accord d'association.
Cet echec ukrainien montre les limites de la puissance de l'UE. Il
ne faut pascroire que proposer l'accès aux marches europeens suffit a
regler les problèmes de pays dont l'economie n'est pas competitive. On
ignore ce que Vladimir Poutine a propose a Viktor Ianoukovitch,
mais il est clair que c'etait plus que ce qu'offrait Bruxelles.
DES PRÊTS QUI ENTRAÎNERAIENT LA HAUSSE DU CHÔMAGE
Le president ukrainien a sollicite une aide de 20 milliards d'euros
pour hisser son economie appauvrie au niveau europeen. Or l'UE ne lui
propose que 610 millions, soulignant que son pays pouvait emprunter
le reste auprès du FMI dans le cadre d'un accord signe en 2010 pour
un pret de 11,5 milliards. Mais ces prets sont assortis de conditions
qui entraîneraient une forte hausse du chômage et feraientperdre a M.
Ianoukovitch l'election presidentielle de 2015.
La question essentielle est : quelle sera la place de la Russie
dans la futurearchitecture politique europeenne ? Depuis vingt ans,
l'expansion de l'UE a l'est s'est effectuee en depit de Moscou et
sur son ancienne zone d'influence. La Russie traversait une periode
troublee et n'etait pas en mesure de stopper cette expansion ni celle
de l'OTAN. Mais cette epoque est revolue depuis la guerre de 2008
entre la Russie et la Georgie.
Par ailleurs, la politique russe de l'UE manque d'imagination, alors
qu'elle en aurait desesperement besoin. La competition russo-europeenne
autour des territoires de l'Europe orientale et du Caucase est une
lutte asymetrique.
L'Europe y apparaît comme une grosse et lourde machine dotee d'un
cadre institutionnel et d'un processus de decision complexes. Elle
fait face a une Russie dans laquelle le pouvoir est concentre entre
les mains de Vladimir Poutine, un expert en man~\uvres rapides et
contre-attaques inopinees.
Il est possible qu'aujourd'hui l'UE ne dispose que d'une offre limitee
a l'egard des pays d'Europe orientale qui lui restent exterieurs,
qu'il s'agisse de l'Ukraine ou du Caucase. L'Europe devrait egalement
apprendre a distinguer la politique exterieure de l'Ukraine de ses
conflits internes.
MAN~LUVRER EN PERMANENCE ENTRE DEUX BLOCS
La mobilisation de rue en cours a Kiev pourrait renverser le president
Ianoukovitch, mais cela ne reglera pas tout. Cela s'est deja produit
une fois. Celui, quel qu'il soit, qui accedera au pouvoir a Kiev
devra man~\uvrer en permanence entre les deux blocs (UE et Russie)
afin de tirer le meilleur parti possible de leur rivalite.
Cette concurrence entre les deux camps pourrait destabiliser un
peu plus les pays les plus fragiles. Tout comme l'orientation vers
l'Ouest de la Georgie lui a coûte l'Abkhazie et l'Ossetie du Sud,
le choix de l'Ukraine de rejoindre l'un ou l'autre camp comporte des
risques : la fracture culturelle entre la partie occidentale du pays,
qui parle ukrainien, et les regions russophones de l'Est et du Sud
se cristallise de plus en plus autour des identites politiques.
Ni la " revolution orange " de 2004 ni la mobilisation proeuropeenne
actuelle n'ont reussi a combler ce fosse. L'economie ukrainienne
se porte mal et, au lieu d'un choix exclusif, elle a besoin pour sa
stabilite a la fois des marches europeen et russe. L'Ukraine a besoin
d'une entente entre Bruxelles et Moscou qui ouvre des possibilites
de cooperation, et non d'accords exclusifs. Bruxelles est-elle prete
aproposer un tel compromis a Kiev ?
Traduit de l'anglais par Gilles Berton
Vicken Cheterian (Chercheur independant a Genève)
Vicken Cheterian est l'auteur de " From Perestroika to Rainbow
Revolutions : Reform and Revolution after Socialism ",
London : Hurst, 250 p. (non traduit)
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/12/19/les-europeens-doivent-enrichir-leur-offre-economique-aux-etats-de-l-europe-orientale_4336614_3232.html
Le Monde, France
19 dec 2013
par Vicken Cheterian
Voir des centaines de milliers de personnes descendre dans les rues
de Kiev pourexiger que leur pays rejoigne l'Union europeenne (UE)
devrait booster le moral de Bruxelles. Cela ne doit cependant pas
masquer le fait que la politique de l'UE vis-a-vis de ses voisins
orientaux a subi une serie de revers au cours des derniers mois. Mais
le plus inquietant serait que l'Union ne dispose pas de plan B,
et queses frontières orientales restent floues.
Le sommet de Vilnius des 28 et 29 novembre etait cense couronner un
long processus de negociations visant a instaurer un large partenariat
politique et economique. Pour l'UE, c'etait une alternative a une
coûteuse adhesion a part entière, un moyen non seulement d'etablir
une cooperation mutuelle, mais egalement de stabiliser les pays situes
aux frontières de l'Union.
NOUVELLE PUISSANCE RUSSE
Les resultats ont ete decevants. Ni l'Armenie ni l'Ukraine, deux pays
qui avaient ete prepares a rejoindre l'accord d'association, ne l'ont
signe. Quant a l'Azerbaïdjan et a la Bielorussie, ils ont declare ne
pas souhaiter, meme a long terme, rejoindrel'UE. Seules la Moldavie
et la Georgie, fermement proeuropeennes, ont adhere a l'association.
La cause de cet echec porte un nom : la Russie. L'UE a considere que sa
proposition d'association etait incompatible avec l'union douanière
chapeautee par Moscou. En realite, chaque pays devait choisir de
se tourner soit vers l'Ouest, soit vers l'Est. Or cette logique,
qui fonctionnait depuis l'effondrement de l'Union sovietique, est
aujourd'hui depassee. Avec l'emergence de la nouvelle puissance russe
a l'est, le problème devait inevitablement se poser.
La contre-offensive russe a ete rapide. Moscou a fait en sorte
d'empecherl'Armenie, dependante de la Russie sur le plan energetique,
de signer un accord d'association avec l'UE pour la contraindre de
rejoindre l'union douanière. La Russie a agi de la meme manière pour
devoyer les projets de rapprochement entre l'Ukraine et l'UE.
L'Ukraine est dependante des marches et des importations d'energie
russes. Moscou a entrave les exportations ukrainiennes et a menace de
fermer ses frontières aux produits ukrainiens. Cette politique musclee
a obtenu le resultat souhaite. Le gouvernement de Kiev a fait savoir
qu'il n'etait pas dispose a rejoindrel'accord d'association.
Cet echec ukrainien montre les limites de la puissance de l'UE. Il
ne faut pascroire que proposer l'accès aux marches europeens suffit a
regler les problèmes de pays dont l'economie n'est pas competitive. On
ignore ce que Vladimir Poutine a propose a Viktor Ianoukovitch,
mais il est clair que c'etait plus que ce qu'offrait Bruxelles.
DES PRÊTS QUI ENTRAÎNERAIENT LA HAUSSE DU CHÔMAGE
Le president ukrainien a sollicite une aide de 20 milliards d'euros
pour hisser son economie appauvrie au niveau europeen. Or l'UE ne lui
propose que 610 millions, soulignant que son pays pouvait emprunter
le reste auprès du FMI dans le cadre d'un accord signe en 2010 pour
un pret de 11,5 milliards. Mais ces prets sont assortis de conditions
qui entraîneraient une forte hausse du chômage et feraientperdre a M.
Ianoukovitch l'election presidentielle de 2015.
La question essentielle est : quelle sera la place de la Russie
dans la futurearchitecture politique europeenne ? Depuis vingt ans,
l'expansion de l'UE a l'est s'est effectuee en depit de Moscou et
sur son ancienne zone d'influence. La Russie traversait une periode
troublee et n'etait pas en mesure de stopper cette expansion ni celle
de l'OTAN. Mais cette epoque est revolue depuis la guerre de 2008
entre la Russie et la Georgie.
Par ailleurs, la politique russe de l'UE manque d'imagination, alors
qu'elle en aurait desesperement besoin. La competition russo-europeenne
autour des territoires de l'Europe orientale et du Caucase est une
lutte asymetrique.
L'Europe y apparaît comme une grosse et lourde machine dotee d'un
cadre institutionnel et d'un processus de decision complexes. Elle
fait face a une Russie dans laquelle le pouvoir est concentre entre
les mains de Vladimir Poutine, un expert en man~\uvres rapides et
contre-attaques inopinees.
Il est possible qu'aujourd'hui l'UE ne dispose que d'une offre limitee
a l'egard des pays d'Europe orientale qui lui restent exterieurs,
qu'il s'agisse de l'Ukraine ou du Caucase. L'Europe devrait egalement
apprendre a distinguer la politique exterieure de l'Ukraine de ses
conflits internes.
MAN~LUVRER EN PERMANENCE ENTRE DEUX BLOCS
La mobilisation de rue en cours a Kiev pourrait renverser le president
Ianoukovitch, mais cela ne reglera pas tout. Cela s'est deja produit
une fois. Celui, quel qu'il soit, qui accedera au pouvoir a Kiev
devra man~\uvrer en permanence entre les deux blocs (UE et Russie)
afin de tirer le meilleur parti possible de leur rivalite.
Cette concurrence entre les deux camps pourrait destabiliser un
peu plus les pays les plus fragiles. Tout comme l'orientation vers
l'Ouest de la Georgie lui a coûte l'Abkhazie et l'Ossetie du Sud,
le choix de l'Ukraine de rejoindre l'un ou l'autre camp comporte des
risques : la fracture culturelle entre la partie occidentale du pays,
qui parle ukrainien, et les regions russophones de l'Est et du Sud
se cristallise de plus en plus autour des identites politiques.
Ni la " revolution orange " de 2004 ni la mobilisation proeuropeenne
actuelle n'ont reussi a combler ce fosse. L'economie ukrainienne
se porte mal et, au lieu d'un choix exclusif, elle a besoin pour sa
stabilite a la fois des marches europeen et russe. L'Ukraine a besoin
d'une entente entre Bruxelles et Moscou qui ouvre des possibilites
de cooperation, et non d'accords exclusifs. Bruxelles est-elle prete
aproposer un tel compromis a Kiev ?
Traduit de l'anglais par Gilles Berton
Vicken Cheterian (Chercheur independant a Genève)
Vicken Cheterian est l'auteur de " From Perestroika to Rainbow
Revolutions : Reform and Revolution after Socialism ",
London : Hurst, 250 p. (non traduit)
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/12/19/les-europeens-doivent-enrichir-leur-offre-economique-aux-etats-de-l-europe-orientale_4336614_3232.html