Le Monde, France
24 décembre 2013 mardi
Armen Petrossian, le caviar dans le sang
Laurence Girard
Le directeur de la célèbre maison de produits de luxe ne veut pas
entendre parler de démocratisation de son produit phare
Armen Petrossian jubile. Pour les fêtes de fin d'année 2013, c'est lui
qui, une fois encore, a créé l'événement au rayon du luxe
gastronomique avec une boîte de 10 kilos de caviar ! Mieux, avec une
trilogie, déclinée en 10 kilos, 5 kilos et 2,5 kilos, à la manière des
matriochkas, comme le suggère ce russophile invétéré.
D'ailleurs, il n'a pas hésité à feuilleter le grand livre de
l'histoire russe pour les baptiser " Terrible Ivan ", " Juste
Alexandre " et " Grande Catherine ". M. Petrossian prend la pose
devant le " Terrible Ivan ", son éternel noeud papillon virant au bleu
roi, couleur emblématique de la célèbre boîte, pour promouvoir sa
version XXL.
Il a entendu les critiques, sur le côté provocant de son idée, mais
revendique, de par ses origines slaves et caucasiennes, tous les excès
et superlatifs liés au caviar. " En 2006, j'étais le premier à
proposer une boule de caviar de 12 grammes. En 2013, je propose la
boîte de 10 kilos. Que s'est-il passé entre-temps ? Est-ce l'ge de
raison ? ", dit-il en une de ces boutades dont il truffe ses propos.
Ce contre-pied a pris de court ses concurrents. " C'est une idée
formidable, J'aurais bien aimé l'avoir ", concède Ramon Mac- Crohon,
directeur général de Caviar Kaspia, l'une des maisons qui, comme
Prunier ou Petrossian, font rimer luxe avec caviar et tradition. Pour
comprendre cet exercice de déstabilisation, qu'un lutteur dont il a la
carrure ne renierait pas, il faut s'arrêter sur le mot que M.
Petrossian déteste tout particulièrement : démocratisation. Un mot
prononcé par quelques nouveaux venus sur ce marché.
Pas question, pour ce perfectionniste, de faire descendre les précieux
oeufs d'esturgeon de leur piédestal. Un pinacle bti en France à
partir des années 1920, lorsque le père et l'oncle d'Armen Petrossian
ont jeté l'ancre à Paris.
Pourtant, rien ne prédestinait l'avocat et l'architecte à ce destin de
négociant. Si ce n'est les dramatiques événements qui contraignirent
les Arméniens à fuir les persécutions. En installant leur boutique
boulevard de Latour-Maubourg, dans le 7e arrondissement, au coeur du
Paris des ministères, ils firent découvrir aux Parisiens ce mets prisé
à la cour des tsars.
Surtout, ils surent nouer des relations fructueuses avec les autorités
soviétiques pour développer le commerce du caviar, mais aussi d'autres
produits de l'empire soviétique : conserves de crabe Chatka, salami
Pick hongrois, conserves de poisson, vodkas, miels, fromages
Lorsqu'il parle de ses racines, M. Petrossian, véritable conteur
oriental, est intarissable. Il évoque les villes du Caucase, grandes
cités marchandes comme Tiflis, l'actuelle Tbilissi, d'où était
originaire sa famille paternelle, mais aussi Bakou, où sa famille
maternelle avait fait fortune dans le commerce du pétrole et déjà du
caviar.
Il raconte les soirées de son enfance à Paris, quand les langues
géorgienne, arménienne, russe et française se mêlaient autour de la
table familiale, toujours ouverte, regroupant poètes, hommes
d'affaires, famille ou amis. Fidèle à ses origines, il a noué des
liens forts avec l'Arménie, où il se rend régulièrement.
En choisissant de faire de leur nom une marque, Mouchegh et Melkoum,
le père et l'oncle d'Armen, ont mêlé l'histoire de l'entreprise et
celle de la famille. Et pourtant, à l'époque, dans
l'entre-deux-guerres, certains s'étonnaient de ce choix, alors que le
sentiment anti-étrangers poussait nombre d'émigrants à modifier leur
patronyme, comme le raconte M. Petrossian.
Aujourd'hui, le nom s'affiche en rouge sur la façade verte de la
célèbre boutique de Latour-Maubourg. Cette vitrine de la tradition, où
les clients se pressent avant Noël, heureux de retrouver les membres
de la famille fondatrice, venus prêter main-forte derrière le
comptoir, est le point d'ancrage immuable d'une entreprise qui a connu
un parcours plus qu'agité.
L'effondrement de l'Union soviétique fit tanguer le bateau. " Quand
j'ai commencé, 95 % de nos produits étaient d'origine soviétique, et
nous représentions 1 % de leurs exportations ", explique celui qui est
entré dans la maison familiale en 1973, après une incursion dans la
banque, sa maîtrise en sciences de gestion en poche.
Lorsqu'il en prend les rênes, en 1992, la crise est à son paroxysme.
Les sources d'approvisionnement se tarissent. Celles du crabe Chatka,
mais surtout celles du précieux caviar. Les populations de la mer
Caspienne se ruent sur le filon, le marché noir explose, les prix
plongent. " A Noël 1994, le caviar se trouvait en promotion à 700
francs le kilo ", raconte M. Petrossian, très vite conscient de la
mise en péril de l'esturgeon sauvage de la mer Caspienne et des
risques pour le négoce du caviar causés par ce braconnage intensif.
Il négocie alors un changement de cap, plongeant l'entreprise dans les
eaux du caviar d'élevage, auquel il va donner ses lettres de noblesse.
La décision d'interdiction de toute commercialisation du caviar
sauvage en 1998 lui donne raison. " Il se produisait alors 500 kilos
de caviar d'élevage en France et aux Etats-Unis, contre 130 tonnes
aujourd'hui. Le caviar sauvage est, lui, passé de 300 tonnes à zéro. "
Infatigable voyageur, il va sélectionner des fermes d'élevage
d'esturgeons dans le monde entier, des Etats-Unis à la Chine, de la
France à l'Italie, en passant par la Bulgarie ou Israël. Et surtout
mettre en avant ce qu'il considère comme étant le coeur de son
savoir-faire : l'art de l'affinage.
Même si le caviar représente toujours près de 40 % des 40 millions
d'euros de chiffre d'affaires de Petrossian, qui revendique une part
de marché mondial de 15 %, les activités ont été diversifiées. Dans
son usine d'Angers, la société produit les poissons fumés qui font
aussi sa réputation.
M. Petrossian a aussi oeuvré à l'internationalisation de l'entreprise,
à la création de restaurants et à la reprise en main de la
distribution avec l'ouverture de boutiques, le développement de la
vente sur Internet et sur catalogue.
Des aventures qu'il partage avec ses deux fils. Mikaël, qui a lancé
Yoom, l'enseigne de dimsums bouchées à la vapeur chinoises à Paris,
vient de se voir confier le prestigieux restaurant ouvert au-dessus de
la boutique de Latour-Maubourg. Son frère, lui, travaille aux
Etats-Unis, où la maison a ouvert boutiques et restaurants à New York,
Los Angeles et Las Vegas.
" Moi, je vis pour l'éternité ", confie le sexagénaire débordant
d'énergie. Il espère revoir sur les tables des fêtes du caviar de la
Caspienne, alors qu'il suit de près un projet de repeuplement
d'esturgeons.
24 décembre 2013 mardi
Armen Petrossian, le caviar dans le sang
Laurence Girard
Le directeur de la célèbre maison de produits de luxe ne veut pas
entendre parler de démocratisation de son produit phare
Armen Petrossian jubile. Pour les fêtes de fin d'année 2013, c'est lui
qui, une fois encore, a créé l'événement au rayon du luxe
gastronomique avec une boîte de 10 kilos de caviar ! Mieux, avec une
trilogie, déclinée en 10 kilos, 5 kilos et 2,5 kilos, à la manière des
matriochkas, comme le suggère ce russophile invétéré.
D'ailleurs, il n'a pas hésité à feuilleter le grand livre de
l'histoire russe pour les baptiser " Terrible Ivan ", " Juste
Alexandre " et " Grande Catherine ". M. Petrossian prend la pose
devant le " Terrible Ivan ", son éternel noeud papillon virant au bleu
roi, couleur emblématique de la célèbre boîte, pour promouvoir sa
version XXL.
Il a entendu les critiques, sur le côté provocant de son idée, mais
revendique, de par ses origines slaves et caucasiennes, tous les excès
et superlatifs liés au caviar. " En 2006, j'étais le premier à
proposer une boule de caviar de 12 grammes. En 2013, je propose la
boîte de 10 kilos. Que s'est-il passé entre-temps ? Est-ce l'ge de
raison ? ", dit-il en une de ces boutades dont il truffe ses propos.
Ce contre-pied a pris de court ses concurrents. " C'est une idée
formidable, J'aurais bien aimé l'avoir ", concède Ramon Mac- Crohon,
directeur général de Caviar Kaspia, l'une des maisons qui, comme
Prunier ou Petrossian, font rimer luxe avec caviar et tradition. Pour
comprendre cet exercice de déstabilisation, qu'un lutteur dont il a la
carrure ne renierait pas, il faut s'arrêter sur le mot que M.
Petrossian déteste tout particulièrement : démocratisation. Un mot
prononcé par quelques nouveaux venus sur ce marché.
Pas question, pour ce perfectionniste, de faire descendre les précieux
oeufs d'esturgeon de leur piédestal. Un pinacle bti en France à
partir des années 1920, lorsque le père et l'oncle d'Armen Petrossian
ont jeté l'ancre à Paris.
Pourtant, rien ne prédestinait l'avocat et l'architecte à ce destin de
négociant. Si ce n'est les dramatiques événements qui contraignirent
les Arméniens à fuir les persécutions. En installant leur boutique
boulevard de Latour-Maubourg, dans le 7e arrondissement, au coeur du
Paris des ministères, ils firent découvrir aux Parisiens ce mets prisé
à la cour des tsars.
Surtout, ils surent nouer des relations fructueuses avec les autorités
soviétiques pour développer le commerce du caviar, mais aussi d'autres
produits de l'empire soviétique : conserves de crabe Chatka, salami
Pick hongrois, conserves de poisson, vodkas, miels, fromages
Lorsqu'il parle de ses racines, M. Petrossian, véritable conteur
oriental, est intarissable. Il évoque les villes du Caucase, grandes
cités marchandes comme Tiflis, l'actuelle Tbilissi, d'où était
originaire sa famille paternelle, mais aussi Bakou, où sa famille
maternelle avait fait fortune dans le commerce du pétrole et déjà du
caviar.
Il raconte les soirées de son enfance à Paris, quand les langues
géorgienne, arménienne, russe et française se mêlaient autour de la
table familiale, toujours ouverte, regroupant poètes, hommes
d'affaires, famille ou amis. Fidèle à ses origines, il a noué des
liens forts avec l'Arménie, où il se rend régulièrement.
En choisissant de faire de leur nom une marque, Mouchegh et Melkoum,
le père et l'oncle d'Armen, ont mêlé l'histoire de l'entreprise et
celle de la famille. Et pourtant, à l'époque, dans
l'entre-deux-guerres, certains s'étonnaient de ce choix, alors que le
sentiment anti-étrangers poussait nombre d'émigrants à modifier leur
patronyme, comme le raconte M. Petrossian.
Aujourd'hui, le nom s'affiche en rouge sur la façade verte de la
célèbre boutique de Latour-Maubourg. Cette vitrine de la tradition, où
les clients se pressent avant Noël, heureux de retrouver les membres
de la famille fondatrice, venus prêter main-forte derrière le
comptoir, est le point d'ancrage immuable d'une entreprise qui a connu
un parcours plus qu'agité.
L'effondrement de l'Union soviétique fit tanguer le bateau. " Quand
j'ai commencé, 95 % de nos produits étaient d'origine soviétique, et
nous représentions 1 % de leurs exportations ", explique celui qui est
entré dans la maison familiale en 1973, après une incursion dans la
banque, sa maîtrise en sciences de gestion en poche.
Lorsqu'il en prend les rênes, en 1992, la crise est à son paroxysme.
Les sources d'approvisionnement se tarissent. Celles du crabe Chatka,
mais surtout celles du précieux caviar. Les populations de la mer
Caspienne se ruent sur le filon, le marché noir explose, les prix
plongent. " A Noël 1994, le caviar se trouvait en promotion à 700
francs le kilo ", raconte M. Petrossian, très vite conscient de la
mise en péril de l'esturgeon sauvage de la mer Caspienne et des
risques pour le négoce du caviar causés par ce braconnage intensif.
Il négocie alors un changement de cap, plongeant l'entreprise dans les
eaux du caviar d'élevage, auquel il va donner ses lettres de noblesse.
La décision d'interdiction de toute commercialisation du caviar
sauvage en 1998 lui donne raison. " Il se produisait alors 500 kilos
de caviar d'élevage en France et aux Etats-Unis, contre 130 tonnes
aujourd'hui. Le caviar sauvage est, lui, passé de 300 tonnes à zéro. "
Infatigable voyageur, il va sélectionner des fermes d'élevage
d'esturgeons dans le monde entier, des Etats-Unis à la Chine, de la
France à l'Italie, en passant par la Bulgarie ou Israël. Et surtout
mettre en avant ce qu'il considère comme étant le coeur de son
savoir-faire : l'art de l'affinage.
Même si le caviar représente toujours près de 40 % des 40 millions
d'euros de chiffre d'affaires de Petrossian, qui revendique une part
de marché mondial de 15 %, les activités ont été diversifiées. Dans
son usine d'Angers, la société produit les poissons fumés qui font
aussi sa réputation.
M. Petrossian a aussi oeuvré à l'internationalisation de l'entreprise,
à la création de restaurants et à la reprise en main de la
distribution avec l'ouverture de boutiques, le développement de la
vente sur Internet et sur catalogue.
Des aventures qu'il partage avec ses deux fils. Mikaël, qui a lancé
Yoom, l'enseigne de dimsums bouchées à la vapeur chinoises à Paris,
vient de se voir confier le prestigieux restaurant ouvert au-dessus de
la boutique de Latour-Maubourg. Son frère, lui, travaille aux
Etats-Unis, où la maison a ouvert boutiques et restaurants à New York,
Los Angeles et Las Vegas.
" Moi, je vis pour l'éternité ", confie le sexagénaire débordant
d'énergie. Il espère revoir sur les tables des fêtes du caviar de la
Caspienne, alors qu'il suit de près un projet de repeuplement
d'esturgeons.