DECOS DE MIREILLE DEMURO HATCHADOURIAN
Mireille Demuro Hatchadourian nous a quittes le 27 janvier 2013 a
l'âge de 42 ans. Ses obsèques eurent lieu le 1er fevrier au cimetière
du Père-Lachaise. Les Nouvelles d'Armenie magazine presentent leurs
sincères condoleances a son mari, sa famille et tous ses proches. Nous
publions ci-dessous un texte qu'elle avait redige le 9 fevrier 1997
et dans lequel elle meditait sur le sens de la vie, la sienne en
particulier, son engagement pour la cause armenienne et l'histoire
de sa grand-mère Nazeli. Ce texte est tire d'un projet de livre a
deux voix et quatre mains, qu'elle avait concu avec son mari.
L'homme revolte ne demande pas la vie, mais les raisons de la vie,
disait Camus. Pourtant, il ne peut y avoir de "raisons" raisonnables
un tant soit peu melees d'inexplicable, de confusion, d'incommunicable
a soi-meme autant qu'aux autres.
C'est probablement a la paix qu'aspire le revolte, homme paradoxal
dont l'existence cristallise le jeu problematique des contraires.
Ainsi, ma vie est une succession de demarches, de commencements, de
decouvertes, d'initiatives qui ont pris appui sur des raisons acquises
par le plus grand nombre. Etudiante en histoire de l'art, militante
de l'independance de la petite republique armenienne qui devait son
salut au grand frère sovietique, creatrice d'une entreprise il y a
dix ans... mon parcours lorsque je le regarde, semble trace d'avance.
Pourtant, je n'ai jamais pense exercer la profession d'historienne
de l'art tout en ayant assidûment poursuivi mes etudes, ni dedier
ma vie a la lutte pour l'independance de l'Armenie quoique j'ai
consacre plusieurs annees a cette cause, pas plus que je n'ai concu
un seul instant, bien que mon acharnement fut total, que mon statut
de dirigeante d'entreprise puisse etre une raison suffisante de vivre.
Le jeu des contraires, entre desir d'integration sociale et culturelle,
et affirmation d'une difference, a fait le reste. Car cultiver
l'acquis, imaginer un avenir a "l'ici et maintenant" est le lot de
chaque homme. Mais si le cameleon s'adapte a l'environnement sans
jamais s'inquieter du pourquoi, mes tenues d'apparat ou de camouflage
n'ont pas reussi a me convaincre d'une quelconque appartenance ou
identite, si ponctuelle soit-elle. Je cherche, je continue de chercher,
avec plus de conscience des règles du jeu des hommes. Avec aussi celle
que les règles d'aujourd'hui sont, demain, l'objet de transgression
de leurs plus farouches defenseurs.
Oui, je n'ai pas trouve mon camp, ma famille d'interets, mon havre de
paix, mon chez moi. Je ne dors pas du sommeil des justes, car au fond,
avouons-le, il n'y a de justice que pour les gagnants.
Ainsi, les migrations se font, avec ou sans "chez soi", car ce terme
alors n'en dit plus assez de ce parcours qui est deja en train de
se faire. C'est pourquoi, faute de moyens, mais surtout a cause de
mon rythme migratoire interieur, je n'ai jamais pu considerer une
maison comme definitivement adoptee, un lieu d'intimite comme celui
de toutes les intimites possibles, un lieu ou l'on dort comme celui
de tous les reves.
Si un territoire existe, il est celui où vivre se decline, s'incline
et s'en va son chemin. C'est la mon heritage.
* * *
Ils sont venus dire aux parents de Nazeli que le depart etait pour
demain. Nazeli avait tout au plus cinq ans. Son père, pour ne pas
se trouver en situation irregulière - cette angoisse etait comme
un reflexe chez lui -, se rendit immediatement a la gare acheter
les billets de train. Les billets dans la poche, le droit pour lui,
il etait convaincu qu'il n'avait rien a craindre. Au contraire.
On avait vivement conseille aux armeniens, pendant leur absence qui
devait etre provisoire, de confier aux autorites la surveillance de
leur maison, leurs biens, leur argent. A leur retour, lorsque la
region aurait retrouve la paix, on leur restituerait le tout. Ils
sont partis de bon matin. Ils ne sont jamais revenus. Le train dans
lequel ils s'entassèrent avec quelques centaines d'autres villageois
ne tiendra aucune de ses promesses.
Nazeli et les siens furent transportes comme des âmes vides jusqu'aux
confins Sud du pays. Faute de tunnel, la ligne de chemin de fer
s'interrompit brutalement quelques dizaines de kilomètres seulement
après le depart. Les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants
- cohorte de silhouettes courbees, fragiles, et chancelantes - durent
poursuivirent le voyage a pieds, traversant la region montagneuse,
immense obstacle, bouche funeste et insatiable qui engloutit les plus
faibles. Le peu de vivres a partager, la rigueur du climat, l'effort
prolonge et surhumain qu'exigeait ce parcours inhumain effaca chaque
jour un peu plus les traces vivantes de ce convoi de deportes, pour
ne laisser derrière les survivants qu'ombre, tenèbres, cauchemar,
terreur et, pour finir, silence. Le feu, le sang, la lame du sabre
s'abattant sur les faibles et les recalcitrants, la violence debridee
des representants de l'ordre, le lot des corps mutiles jetes dans le
lit eternel de l'Euphrate, tout cela constituait le langage desormais
clair de l'aneantissement qui etait reserve a leur credulite.
Quelques semaines plus tard, seule une poignee de survivants atteignit
Alep. Les yeux hagards dans la brume epaisse qui les enveloppait,
ils se virent, sans avoir recours a la science statistique,
comme une espèce animale en voie de disparition. Ces regards -
vol d'oiseau survolant l'abysse qui les eloignait de leur ville,
Sivas - s'eclaircirent un peu et s'embrasèrent en une seule vision
de ce qu'ils avaient mis aussi longtemps a decouvrir. Par petits
groupes ou par immenses cohortes, les armeniens, a la merci des
bandes tchetches, de l'excitation des populations kurdes et de la
soldatesque turque, avaient fondu et disparu sous les coups mortels
d'une terreur inconcevable et effrenee. Ce voyage dans lequel on les
avait forces de se lancer fût pour la plupart le voyage de la fin et
pour ceux qui en rechappèrent un voyage sans fin.
Nazeli, sa mère et son frère, freles vagabonds, chasseurs d'ordures et
mendiants, seuls survivants de la famille, n'etaient plus que l'ombre
d'euxmemes. Le plan d'extermination avait commence le 24 avril 1915.
Le 20 juillet, Nazeli fut extirpee du camp de transit d'Alep, separee
de sa mère et de son frère bien malgre elle, pour etre recueillie
dans un orphelinat. Les siens reprirent la route, decharnes et pieds
nus, pour le desert de Deïr-es-Zor. Ils durent marcher, marcher sans
cesse, en rond et infiniment, jusqu'a s'epuiser tant et tant que
leur silhouette finit par s'effacer dans les sables brûlants. Elle,
d'orphelinats en orphelinats, recueillie, sauvee, se retrouva sept
ans plus tard en France.
Nazeli c'etait ma grand-mère. De tout cela, elle ne raconte rien.
* * *
Il y a des voyages forces - lorsque la vie force le destin d'un
peuple a la dispersion sinon a la mort -, qui restent inscrits dans la
memoire. C'est dans la banlieue parisienne que je suis nee, et je me
prends parfois a penser a ce chemin de terre, de mer, et de memoire
qui me lie aux confins de ce lieu d'où tout a commence, le voyage,
l'exode, le nomadisme qui defini mon voyage interieur. Et parfois,
dans ma course, je sens, comme ces soldats mutiles par la mine, que
mes jambes me font souffrir et me manquent pour cette marche qui ne
peut se faire alors que sur la terre de mes reves.
Mireille Demuro
Hatchadourian
Paris, le 9 fevrier 1997
mardi 5 fevrier 2013, Ara ©armenews.com
Mireille Demuro Hatchadourian nous a quittes le 27 janvier 2013 a
l'âge de 42 ans. Ses obsèques eurent lieu le 1er fevrier au cimetière
du Père-Lachaise. Les Nouvelles d'Armenie magazine presentent leurs
sincères condoleances a son mari, sa famille et tous ses proches. Nous
publions ci-dessous un texte qu'elle avait redige le 9 fevrier 1997
et dans lequel elle meditait sur le sens de la vie, la sienne en
particulier, son engagement pour la cause armenienne et l'histoire
de sa grand-mère Nazeli. Ce texte est tire d'un projet de livre a
deux voix et quatre mains, qu'elle avait concu avec son mari.
L'homme revolte ne demande pas la vie, mais les raisons de la vie,
disait Camus. Pourtant, il ne peut y avoir de "raisons" raisonnables
un tant soit peu melees d'inexplicable, de confusion, d'incommunicable
a soi-meme autant qu'aux autres.
C'est probablement a la paix qu'aspire le revolte, homme paradoxal
dont l'existence cristallise le jeu problematique des contraires.
Ainsi, ma vie est une succession de demarches, de commencements, de
decouvertes, d'initiatives qui ont pris appui sur des raisons acquises
par le plus grand nombre. Etudiante en histoire de l'art, militante
de l'independance de la petite republique armenienne qui devait son
salut au grand frère sovietique, creatrice d'une entreprise il y a
dix ans... mon parcours lorsque je le regarde, semble trace d'avance.
Pourtant, je n'ai jamais pense exercer la profession d'historienne
de l'art tout en ayant assidûment poursuivi mes etudes, ni dedier
ma vie a la lutte pour l'independance de l'Armenie quoique j'ai
consacre plusieurs annees a cette cause, pas plus que je n'ai concu
un seul instant, bien que mon acharnement fut total, que mon statut
de dirigeante d'entreprise puisse etre une raison suffisante de vivre.
Le jeu des contraires, entre desir d'integration sociale et culturelle,
et affirmation d'une difference, a fait le reste. Car cultiver
l'acquis, imaginer un avenir a "l'ici et maintenant" est le lot de
chaque homme. Mais si le cameleon s'adapte a l'environnement sans
jamais s'inquieter du pourquoi, mes tenues d'apparat ou de camouflage
n'ont pas reussi a me convaincre d'une quelconque appartenance ou
identite, si ponctuelle soit-elle. Je cherche, je continue de chercher,
avec plus de conscience des règles du jeu des hommes. Avec aussi celle
que les règles d'aujourd'hui sont, demain, l'objet de transgression
de leurs plus farouches defenseurs.
Oui, je n'ai pas trouve mon camp, ma famille d'interets, mon havre de
paix, mon chez moi. Je ne dors pas du sommeil des justes, car au fond,
avouons-le, il n'y a de justice que pour les gagnants.
Ainsi, les migrations se font, avec ou sans "chez soi", car ce terme
alors n'en dit plus assez de ce parcours qui est deja en train de
se faire. C'est pourquoi, faute de moyens, mais surtout a cause de
mon rythme migratoire interieur, je n'ai jamais pu considerer une
maison comme definitivement adoptee, un lieu d'intimite comme celui
de toutes les intimites possibles, un lieu ou l'on dort comme celui
de tous les reves.
Si un territoire existe, il est celui où vivre se decline, s'incline
et s'en va son chemin. C'est la mon heritage.
* * *
Ils sont venus dire aux parents de Nazeli que le depart etait pour
demain. Nazeli avait tout au plus cinq ans. Son père, pour ne pas
se trouver en situation irregulière - cette angoisse etait comme
un reflexe chez lui -, se rendit immediatement a la gare acheter
les billets de train. Les billets dans la poche, le droit pour lui,
il etait convaincu qu'il n'avait rien a craindre. Au contraire.
On avait vivement conseille aux armeniens, pendant leur absence qui
devait etre provisoire, de confier aux autorites la surveillance de
leur maison, leurs biens, leur argent. A leur retour, lorsque la
region aurait retrouve la paix, on leur restituerait le tout. Ils
sont partis de bon matin. Ils ne sont jamais revenus. Le train dans
lequel ils s'entassèrent avec quelques centaines d'autres villageois
ne tiendra aucune de ses promesses.
Nazeli et les siens furent transportes comme des âmes vides jusqu'aux
confins Sud du pays. Faute de tunnel, la ligne de chemin de fer
s'interrompit brutalement quelques dizaines de kilomètres seulement
après le depart. Les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants
- cohorte de silhouettes courbees, fragiles, et chancelantes - durent
poursuivirent le voyage a pieds, traversant la region montagneuse,
immense obstacle, bouche funeste et insatiable qui engloutit les plus
faibles. Le peu de vivres a partager, la rigueur du climat, l'effort
prolonge et surhumain qu'exigeait ce parcours inhumain effaca chaque
jour un peu plus les traces vivantes de ce convoi de deportes, pour
ne laisser derrière les survivants qu'ombre, tenèbres, cauchemar,
terreur et, pour finir, silence. Le feu, le sang, la lame du sabre
s'abattant sur les faibles et les recalcitrants, la violence debridee
des representants de l'ordre, le lot des corps mutiles jetes dans le
lit eternel de l'Euphrate, tout cela constituait le langage desormais
clair de l'aneantissement qui etait reserve a leur credulite.
Quelques semaines plus tard, seule une poignee de survivants atteignit
Alep. Les yeux hagards dans la brume epaisse qui les enveloppait,
ils se virent, sans avoir recours a la science statistique,
comme une espèce animale en voie de disparition. Ces regards -
vol d'oiseau survolant l'abysse qui les eloignait de leur ville,
Sivas - s'eclaircirent un peu et s'embrasèrent en une seule vision
de ce qu'ils avaient mis aussi longtemps a decouvrir. Par petits
groupes ou par immenses cohortes, les armeniens, a la merci des
bandes tchetches, de l'excitation des populations kurdes et de la
soldatesque turque, avaient fondu et disparu sous les coups mortels
d'une terreur inconcevable et effrenee. Ce voyage dans lequel on les
avait forces de se lancer fût pour la plupart le voyage de la fin et
pour ceux qui en rechappèrent un voyage sans fin.
Nazeli, sa mère et son frère, freles vagabonds, chasseurs d'ordures et
mendiants, seuls survivants de la famille, n'etaient plus que l'ombre
d'euxmemes. Le plan d'extermination avait commence le 24 avril 1915.
Le 20 juillet, Nazeli fut extirpee du camp de transit d'Alep, separee
de sa mère et de son frère bien malgre elle, pour etre recueillie
dans un orphelinat. Les siens reprirent la route, decharnes et pieds
nus, pour le desert de Deïr-es-Zor. Ils durent marcher, marcher sans
cesse, en rond et infiniment, jusqu'a s'epuiser tant et tant que
leur silhouette finit par s'effacer dans les sables brûlants. Elle,
d'orphelinats en orphelinats, recueillie, sauvee, se retrouva sept
ans plus tard en France.
Nazeli c'etait ma grand-mère. De tout cela, elle ne raconte rien.
* * *
Il y a des voyages forces - lorsque la vie force le destin d'un
peuple a la dispersion sinon a la mort -, qui restent inscrits dans la
memoire. C'est dans la banlieue parisienne que je suis nee, et je me
prends parfois a penser a ce chemin de terre, de mer, et de memoire
qui me lie aux confins de ce lieu d'où tout a commence, le voyage,
l'exode, le nomadisme qui defini mon voyage interieur. Et parfois,
dans ma course, je sens, comme ces soldats mutiles par la mine, que
mes jambes me font souffrir et me manquent pour cette marche qui ne
peut se faire alors que sur la terre de mes reves.
Mireille Demuro
Hatchadourian
Paris, le 9 fevrier 1997
mardi 5 fevrier 2013, Ara ©armenews.com