FRANCE-TURQUIE : COOPERATION ET SOUS-TRAITANCE DE LA REPRESSION
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=71256
Publie le : 12-02-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Quinze prevenus turcs ou
d'origine turque, refugies pour la plupart, accuses d'etre lies a un
groupe politique marxiste-leniniste (le DHKP-C), classifie terroriste
par la Turquie (pays où tout opposant est systematiquement accuse de
terrorisme), ont ete juges a Paris. Le procès antiterroriste s'est
tenu a la Xe chambre correctionnelle de Paris en novembre dernier et
le moins que l'on puisse dire c'est qu'il est passe inapercu sauf pour
ceux qui ont ete juges et ont ecope de lourdes peine de prison ferme.
Le collectif Angles Morts decrypte, dans un texte très documente,
la cooperation franco-turque dans le domaine judiciaire et policier.
C'est ce que l'on pourrait intituler " Chroniques de l'antiterrorisme
ordinaire "...Le Collectif VAN vous propose de decouvrir cet article
que nous avons scinde en 5 parties, et qui a ete publie a l'origine
sur le site Article11 le 8 janvier 2013. Partie 2.
Article11
MARDI 8 JANVIER 2013
Sur le terrain
Collectif Angles morts
Partie 2.
Suite de " Antiterrorisme ordinaire : le procès du DHKP-C "
France-Turquie : cooperation et sous-traitance de la repression
Depuis que la question de l'entree de la Turquie dans l'Union
europeenne a ete soulevee et a commence a faire l'objet de
negociations, cet Etat a generalement ete decrit comme une "
democratie imparfaite ", " qui a des progrès a faire ", mais en voie
de consolidation, un partenaire serieux avec qui negocier. Cela
se comprend quand on sait l'implantation de l'industrie (Renault
et EADS notamment) et de nombreuses autres entreprises francaises
(AXA ou la BNP-Paribas, par exemple) en Turquie. Un pays-cle dans le
domaine economique, mais egalement dans celui du contrôle des " flux
migratoires ", comme le montrent les pressions qu'exerce regulièrement
l'Europe pour contraindre la Turquie a cooperer avec Frontex, le
programme europeen de gestion et de repression des migrants, et en
retour la manière dont la Turquie resserre ou deserre l'etau de ses
frontières selon les interets qu'elle poursuit. En mars 2001, l'Etat
turc presentait ainsi son " programme national ", un catalogue de
reformes, concernant notamment le respect des " droits de l'homme
" et des " libertes fondamentales ", devant etre realisees pour
esperer integrer l'UE. Bien entendu, de telles reformes, une telle
" democratisation " du pays, ne peuvent se faire que dans de bonnes
conditions, sans la menace permanente que font peser sur l'equilibre
et les " efforts " du pays, les groupes " terroristes ", kurdes
ou d'extreme-gauche, qui se servent de l'Europe comme d'une " base
arrière "... Des annees de rafles, de procès, notamment contre des
militants du PKK et du DHKP-C, aboutirent finalement en octobre 2011
a la signature d'un accord de securite entre la France et la Turquie
par lequel les pays formalisaient une " cooperation operationnelle
de lutte contre le terrorisme " du PKK. À cette occasion, Claude
Gueant affichait sa " determination totale, indefectible a lutter
aux côtes de la Turquie contre le terrorisme du PKK. Notre lutte
ne se relâchera pas, car nous savons le montant des souffrances qui
s'accumulent sur la Turquie du fait des agissements des organisations
terroristes reconnues par l'Union europeenne ". L'accord, selon Gueant,
" va bien au-dela des accords que la France signe habituellement dans
le domaine de la securite ". En 2010 et 2011, respectivement 38 et 32
membres du PKK etaient arretes en France. Le " projet de loi autorisant
l'approbation de l'accord de cooperation dans le domaine de la securite
interieure entre le gouvernement de la republique francaise et le
gouvernement de la republique de Turquie " alors presente par Fabius,
precise que : " La cooperation policière operationnelle s'inscrit
dans trois domaines principaux : la lutte contre le terrorisme, le
trafic de stupefiants et l'immigration illegale. Dans le cadre de
la lutte contre le terrorisme, les parties procèdent a des echanges
d'informations sur les methodes de recrutement et de financement des
organisations terroristes, les processus de radicalisation et les
activites de prevention afferentes. "
Cet accord trouve un nouveau terrain d'essai le 7 mars 2012, lorsque
le juge antiterroriste Thierry Fragnoli, le meme qui a instruit le
procès des militants du DHKP-C que nous evoquerons plus loin, ordonne
l'arrestation de sept Kurdes a Reims dans le cadre d'une information
judiciaire sur le financement du PKK. Dans un dossier similaire,
quatre personnes avaient ete mises en examen un mois auparavant.
L'annee precedente, le 4 juin 2011, des revoltes avaient eclate a
Arnouville, Villiers-le-Bel et Gonesse en reponse a l'arrestation de
plusieurs Kurdes. Ce jour-la, deux personnes avaient ete interpellees
a Evry et trois a Arnouville. Dans cette dernière ville, les flics
perquisitionnent un centre culturel kurde et tentent d'arreter des
militants presumes du PKK en utilisant des bombes lacrymogènes en
presence de nombreux enfants, mais se retrouvent rapidement confrontes
a la resistance des habitants. Une voisine dira : " Ca m'a fait penser
a ce qui s'est passe a Villiers-le-Bel. " Une meme colère repond aux
arrestations a Evry, dans le quartier des Pyramides. Un jeune Kurde
d'Arnouville declarera en guise d'explication : " Nous n'acceptons pas
la manière de faire de la police, la France est sous le diktat de la
Turquie. " De fait, l'arsenal judiciaire antiterorriste turc est sans
doute l'une des dimensions les plus " europeennes " de la Turquie. Si
l'integration a l'Union europeenne n'a pas encore officiellement
eu lieu, elle a sans nul doute deja commence dans le domaine de
la repression. La loi antiterroriste turque de 1991 repose sur une
definition large du terrorisme qui inclut la distribution de tracts
ou l'expression d'une opinion en faveur d'une organisation interdite18.
Cette legislation a ete durcie en 2006 pour traquer le PKK et les
guerillas d'extreme-gauche, pour intensifier la terreur de l'Etat
au nom de la lutte contre la terreur. Comme le declarait en 2000
le Premier ministre turc pour justifier la repression sanglante de
prisonniers politiques en grève de la faim : " Nous voulons sauver
les terroristes de leur propre terrorisme. " Ces dispositions en
Turquie rappellent celles prises dans plusieurs pays europeens,
a l'instar de l'Espagne où l'inculpation d'" apologie du terrorisme
" permet d'emprisonner les auteurs d'affiches, d'articles de presse,
les leaders politiques ou les organisateurs de manifestations où l'on
scande des slogans en faveur d'une organisation terroriste (l'ETA
par exemple). Parallèlement a cette repression judiciaire, il existe
en Turquie une longue tradition d'organisations clandestines operant
sur le terrain (paramilitaires d'extreme-droite, services secrets),
destinees a lutter contre les " menees terroristes ". Eyup Asik, un
ancien ministre turc, fait remonter leur utilisation aux annees 1950
et a la decision americaine de " creer en Turquie, a l'image des pays
de l'OTAN, une organisation chargee de la lutte contre le communisme
"19. Dès 1952, la Turquie se dote d'un Departement special de la
guerre (rebaptise par la suite Commandement des forces speciales),
" heberge dans les locaux memes de la mission americaine d'aide
militaire a Ankara "20. Ces organisations, jusqu'a aujourd'hui,
se sont specialisees dans la guerre contre-subversive : enlèvements
de militants, torture, disparitions, attentats et strategie de la
tension, emprisonnements massifs. Et parmi les nombreux groupes et
personnes qui ont fait les frais de cette terreur d'Etat se trouvent
le DHKP-C et ses militants, reels ou supposes, ses " guerilleros "
mais aussi ses colleurs d'affiches et simples sympathisants.
Bref retour sur l'histoire du DHKP-C21
Fin 1979, le Parti de la Justice de Suleyman Demirel remporte
les elections anticipees et prend des mesures radicales sur le
plan politique et economique. Ces mesures creent notamment une
hyperinflation qui provoque un mouvement de resistance de masse,
avec en point d'orgue, le 15 fevrier 1980, la fermeture de 90 % des
commerces, transformant Istanbul en " ville morte ". La protestation
prenant de l'ampleur, le pouvoir sent que le contrôle lui echappe,
prend des decisions restreignant la liberte d'association, de la
presse et accorde des pouvoirs speciaux a la police et l'armee. Le 12
septembre 1980, l'armee prend le pouvoir par un coup d'Etat : 650 000
personnes seront arretees et torturees, des centaines d'autres tuees
en prison, des milliers de procès politiques engages. Près de 100 000
personnes seront jugees et plus de 20 000 condamnees a des peines de
prison. Une fois de plus dans l'histoire turque, le pouvoir militaire
prenait les renes quand le pouvoir politique etait destabilise.
En 1981, en pleine vague de repression, des militants de Devrimci
Sol, mouvement duquel emergera le DHKP-C, attaquent un commissariat
d'Izmir qui servait de centre de torture. Se declenche alors une serie
d'actions contre des bourreaux et des indicateurs de la junte. Le 6
fevrier 1981, ils executent ainsi Mahmut Dikler, un tortionnaire de la
police politique ; plus tard, en juin 1990, ils abattent Durmus Aksen,
un des responsables de la politique penitentiaire du gouvernement
militaire. Vers la meme epoque, ils detruisent la fondation HZI,
une clinique financee par la CIA qui utilisait des prisonniers
comme cobayes pour tester des " remèdes " censes " rehabiliter
les terroristes ". En 1991, le mouvement est decime par une serie
d'arrestations et d'assassinats. Le 1er novembre de la meme annee se
clôt egalement le procès de 1 243 membres du mouvement. La moitie
est acquittee, l'autre condamnee a des peines de prison (dont 41 a
perpetuite) ; des detenus qui viendront grossir les rangs deja fournis
des prisonniers politiques. Le mouvement est donc contraint de se
recomposer, et c'est ainsi qu'est cree, en 1994, le DHKP-C. Mouvement
marxiste-leniniste sensible a la question de l'oppression nationale,
il est allie depuis ses debuts au PKK ; une partie de ses forces
est tournee vers le mouvement etudiant et l'agitation ouvrière et
syndicale, tandis que l'autre est organisee en branche armee.
Les prisons turques constituent un dispositif central dans
l'antiterrorisme et plus largement dans le maintien de l'ordre. En
retour, la repression de ceux qui sont etiquetes comme " terroristes
" ou comme " militants politiques " sert de terrain d'experimentation
pour les transformations de l'appareil repressif. Il en va ainsi de
l'isolement en detention : " C'est durant le regime militaire qu'est
construite la première prison d'isolement, destinee aux condamnes pour
atteinte a la sûrete de l'Etat. Depuis 1991, la loi antiterroriste
donne une assise juridique a cette pratique. "22 Contre les transferts
de prisonniers politiques et la repression en prison, la grève de la
faim s'est repandue a partir des annees 1980-1990 comme instrument
de lutte a grande echelle. D'autant que le niveau de repression en
Turquie fait que de nombreuses personnes sont passees par la prison,
ce qui renforce les liens entre l'interieur et l'exterieur. À l'automne
2000, une importante grève de la faim qualifiee de " jeûne de la mort
" est lancee par les prisonniers politiques qui entendent protester
contre la reforme des prisons en Turquie, prevoyant le transfert des
prisonniers politiques dans des prisons de haute securite, dites
" de type F ". Ces nouvelles prisons sont presentees par l'Etat
turc comme des prisons de type occidental et " conformes aux normes
internationales ", selon la rhetorique humanitaire de l'amelioration
des conditions de detention et l'alignement sur les standards de
l'enfermement a l'europeenne. Le 19 decembre 2000, une operation
combinee de la police et de l'armee dans vingt prisons, baptisee "
Retour a la vie ", se solde par des dizaines de morts, des centaines
de blesses et le transfert de 3 000 prisonniers politiques.
En reaction, la grève de la faim s'elargit et gagne du soutien a
l'exterieur : rapidement on compte 400 grevistes a mort23 et 2 000
grevistes de la faim. Ces episodes de l'histoire carcerale turque,
emaillee de mutineries, de massacres commis par des operations
armees en detention, de grèves de la faim, et du passage d'un nombre
impressionnant de Turcs entre les murs, sont revelateurs de la violence
sans limites que l'Etat turc est pret a opposer a tous ceux qui osent
troubler l'ordre de la republique.
________________________________________
18. En Grande-Bretagne par exemple, la legislation antiterroriste
permet de poursuivre toute personne tenant des propos consideres
comme susceptibles de " creer une atmosphère favorable au terrorisme ".
19. Jean Flinker, " L'autre affaire Erdal ".
20. Idem.
21. Ces quelques elements sur l'histoire du DHKP-C et des mouvements
qui l'ont precede sont tires de l'article de Jean Flinker, " L'autre
affaire Erdal ".
22. Elise Massicard, " La reforme carcerale en Turquie. Du bon usage
de la norme europeenne ", Critique internationale, n°16, mars 2002.
23. Selon la definition qu'en donne un comite de soutien aux
prisonniers grevistes de la faim : " La grève a mort est une grève
de la faim dont l'aboutissement assume et annonce, en l'absence de
concession, est la mort du greviste. "
A suivre
Lire aussi :
Antiterrorisme ordinaire : le procès du DHKP-C
Retour a la rubrique
Source/Lien : Article11
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=71256
Publie le : 12-02-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Quinze prevenus turcs ou
d'origine turque, refugies pour la plupart, accuses d'etre lies a un
groupe politique marxiste-leniniste (le DHKP-C), classifie terroriste
par la Turquie (pays où tout opposant est systematiquement accuse de
terrorisme), ont ete juges a Paris. Le procès antiterroriste s'est
tenu a la Xe chambre correctionnelle de Paris en novembre dernier et
le moins que l'on puisse dire c'est qu'il est passe inapercu sauf pour
ceux qui ont ete juges et ont ecope de lourdes peine de prison ferme.
Le collectif Angles Morts decrypte, dans un texte très documente,
la cooperation franco-turque dans le domaine judiciaire et policier.
C'est ce que l'on pourrait intituler " Chroniques de l'antiterrorisme
ordinaire "...Le Collectif VAN vous propose de decouvrir cet article
que nous avons scinde en 5 parties, et qui a ete publie a l'origine
sur le site Article11 le 8 janvier 2013. Partie 2.
Article11
MARDI 8 JANVIER 2013
Sur le terrain
Collectif Angles morts
Partie 2.
Suite de " Antiterrorisme ordinaire : le procès du DHKP-C "
France-Turquie : cooperation et sous-traitance de la repression
Depuis que la question de l'entree de la Turquie dans l'Union
europeenne a ete soulevee et a commence a faire l'objet de
negociations, cet Etat a generalement ete decrit comme une "
democratie imparfaite ", " qui a des progrès a faire ", mais en voie
de consolidation, un partenaire serieux avec qui negocier. Cela
se comprend quand on sait l'implantation de l'industrie (Renault
et EADS notamment) et de nombreuses autres entreprises francaises
(AXA ou la BNP-Paribas, par exemple) en Turquie. Un pays-cle dans le
domaine economique, mais egalement dans celui du contrôle des " flux
migratoires ", comme le montrent les pressions qu'exerce regulièrement
l'Europe pour contraindre la Turquie a cooperer avec Frontex, le
programme europeen de gestion et de repression des migrants, et en
retour la manière dont la Turquie resserre ou deserre l'etau de ses
frontières selon les interets qu'elle poursuit. En mars 2001, l'Etat
turc presentait ainsi son " programme national ", un catalogue de
reformes, concernant notamment le respect des " droits de l'homme
" et des " libertes fondamentales ", devant etre realisees pour
esperer integrer l'UE. Bien entendu, de telles reformes, une telle
" democratisation " du pays, ne peuvent se faire que dans de bonnes
conditions, sans la menace permanente que font peser sur l'equilibre
et les " efforts " du pays, les groupes " terroristes ", kurdes
ou d'extreme-gauche, qui se servent de l'Europe comme d'une " base
arrière "... Des annees de rafles, de procès, notamment contre des
militants du PKK et du DHKP-C, aboutirent finalement en octobre 2011
a la signature d'un accord de securite entre la France et la Turquie
par lequel les pays formalisaient une " cooperation operationnelle
de lutte contre le terrorisme " du PKK. À cette occasion, Claude
Gueant affichait sa " determination totale, indefectible a lutter
aux côtes de la Turquie contre le terrorisme du PKK. Notre lutte
ne se relâchera pas, car nous savons le montant des souffrances qui
s'accumulent sur la Turquie du fait des agissements des organisations
terroristes reconnues par l'Union europeenne ". L'accord, selon Gueant,
" va bien au-dela des accords que la France signe habituellement dans
le domaine de la securite ". En 2010 et 2011, respectivement 38 et 32
membres du PKK etaient arretes en France. Le " projet de loi autorisant
l'approbation de l'accord de cooperation dans le domaine de la securite
interieure entre le gouvernement de la republique francaise et le
gouvernement de la republique de Turquie " alors presente par Fabius,
precise que : " La cooperation policière operationnelle s'inscrit
dans trois domaines principaux : la lutte contre le terrorisme, le
trafic de stupefiants et l'immigration illegale. Dans le cadre de
la lutte contre le terrorisme, les parties procèdent a des echanges
d'informations sur les methodes de recrutement et de financement des
organisations terroristes, les processus de radicalisation et les
activites de prevention afferentes. "
Cet accord trouve un nouveau terrain d'essai le 7 mars 2012, lorsque
le juge antiterroriste Thierry Fragnoli, le meme qui a instruit le
procès des militants du DHKP-C que nous evoquerons plus loin, ordonne
l'arrestation de sept Kurdes a Reims dans le cadre d'une information
judiciaire sur le financement du PKK. Dans un dossier similaire,
quatre personnes avaient ete mises en examen un mois auparavant.
L'annee precedente, le 4 juin 2011, des revoltes avaient eclate a
Arnouville, Villiers-le-Bel et Gonesse en reponse a l'arrestation de
plusieurs Kurdes. Ce jour-la, deux personnes avaient ete interpellees
a Evry et trois a Arnouville. Dans cette dernière ville, les flics
perquisitionnent un centre culturel kurde et tentent d'arreter des
militants presumes du PKK en utilisant des bombes lacrymogènes en
presence de nombreux enfants, mais se retrouvent rapidement confrontes
a la resistance des habitants. Une voisine dira : " Ca m'a fait penser
a ce qui s'est passe a Villiers-le-Bel. " Une meme colère repond aux
arrestations a Evry, dans le quartier des Pyramides. Un jeune Kurde
d'Arnouville declarera en guise d'explication : " Nous n'acceptons pas
la manière de faire de la police, la France est sous le diktat de la
Turquie. " De fait, l'arsenal judiciaire antiterorriste turc est sans
doute l'une des dimensions les plus " europeennes " de la Turquie. Si
l'integration a l'Union europeenne n'a pas encore officiellement
eu lieu, elle a sans nul doute deja commence dans le domaine de
la repression. La loi antiterroriste turque de 1991 repose sur une
definition large du terrorisme qui inclut la distribution de tracts
ou l'expression d'une opinion en faveur d'une organisation interdite18.
Cette legislation a ete durcie en 2006 pour traquer le PKK et les
guerillas d'extreme-gauche, pour intensifier la terreur de l'Etat
au nom de la lutte contre la terreur. Comme le declarait en 2000
le Premier ministre turc pour justifier la repression sanglante de
prisonniers politiques en grève de la faim : " Nous voulons sauver
les terroristes de leur propre terrorisme. " Ces dispositions en
Turquie rappellent celles prises dans plusieurs pays europeens,
a l'instar de l'Espagne où l'inculpation d'" apologie du terrorisme
" permet d'emprisonner les auteurs d'affiches, d'articles de presse,
les leaders politiques ou les organisateurs de manifestations où l'on
scande des slogans en faveur d'une organisation terroriste (l'ETA
par exemple). Parallèlement a cette repression judiciaire, il existe
en Turquie une longue tradition d'organisations clandestines operant
sur le terrain (paramilitaires d'extreme-droite, services secrets),
destinees a lutter contre les " menees terroristes ". Eyup Asik, un
ancien ministre turc, fait remonter leur utilisation aux annees 1950
et a la decision americaine de " creer en Turquie, a l'image des pays
de l'OTAN, une organisation chargee de la lutte contre le communisme
"19. Dès 1952, la Turquie se dote d'un Departement special de la
guerre (rebaptise par la suite Commandement des forces speciales),
" heberge dans les locaux memes de la mission americaine d'aide
militaire a Ankara "20. Ces organisations, jusqu'a aujourd'hui,
se sont specialisees dans la guerre contre-subversive : enlèvements
de militants, torture, disparitions, attentats et strategie de la
tension, emprisonnements massifs. Et parmi les nombreux groupes et
personnes qui ont fait les frais de cette terreur d'Etat se trouvent
le DHKP-C et ses militants, reels ou supposes, ses " guerilleros "
mais aussi ses colleurs d'affiches et simples sympathisants.
Bref retour sur l'histoire du DHKP-C21
Fin 1979, le Parti de la Justice de Suleyman Demirel remporte
les elections anticipees et prend des mesures radicales sur le
plan politique et economique. Ces mesures creent notamment une
hyperinflation qui provoque un mouvement de resistance de masse,
avec en point d'orgue, le 15 fevrier 1980, la fermeture de 90 % des
commerces, transformant Istanbul en " ville morte ". La protestation
prenant de l'ampleur, le pouvoir sent que le contrôle lui echappe,
prend des decisions restreignant la liberte d'association, de la
presse et accorde des pouvoirs speciaux a la police et l'armee. Le 12
septembre 1980, l'armee prend le pouvoir par un coup d'Etat : 650 000
personnes seront arretees et torturees, des centaines d'autres tuees
en prison, des milliers de procès politiques engages. Près de 100 000
personnes seront jugees et plus de 20 000 condamnees a des peines de
prison. Une fois de plus dans l'histoire turque, le pouvoir militaire
prenait les renes quand le pouvoir politique etait destabilise.
En 1981, en pleine vague de repression, des militants de Devrimci
Sol, mouvement duquel emergera le DHKP-C, attaquent un commissariat
d'Izmir qui servait de centre de torture. Se declenche alors une serie
d'actions contre des bourreaux et des indicateurs de la junte. Le 6
fevrier 1981, ils executent ainsi Mahmut Dikler, un tortionnaire de la
police politique ; plus tard, en juin 1990, ils abattent Durmus Aksen,
un des responsables de la politique penitentiaire du gouvernement
militaire. Vers la meme epoque, ils detruisent la fondation HZI,
une clinique financee par la CIA qui utilisait des prisonniers
comme cobayes pour tester des " remèdes " censes " rehabiliter
les terroristes ". En 1991, le mouvement est decime par une serie
d'arrestations et d'assassinats. Le 1er novembre de la meme annee se
clôt egalement le procès de 1 243 membres du mouvement. La moitie
est acquittee, l'autre condamnee a des peines de prison (dont 41 a
perpetuite) ; des detenus qui viendront grossir les rangs deja fournis
des prisonniers politiques. Le mouvement est donc contraint de se
recomposer, et c'est ainsi qu'est cree, en 1994, le DHKP-C. Mouvement
marxiste-leniniste sensible a la question de l'oppression nationale,
il est allie depuis ses debuts au PKK ; une partie de ses forces
est tournee vers le mouvement etudiant et l'agitation ouvrière et
syndicale, tandis que l'autre est organisee en branche armee.
Les prisons turques constituent un dispositif central dans
l'antiterrorisme et plus largement dans le maintien de l'ordre. En
retour, la repression de ceux qui sont etiquetes comme " terroristes
" ou comme " militants politiques " sert de terrain d'experimentation
pour les transformations de l'appareil repressif. Il en va ainsi de
l'isolement en detention : " C'est durant le regime militaire qu'est
construite la première prison d'isolement, destinee aux condamnes pour
atteinte a la sûrete de l'Etat. Depuis 1991, la loi antiterroriste
donne une assise juridique a cette pratique. "22 Contre les transferts
de prisonniers politiques et la repression en prison, la grève de la
faim s'est repandue a partir des annees 1980-1990 comme instrument
de lutte a grande echelle. D'autant que le niveau de repression en
Turquie fait que de nombreuses personnes sont passees par la prison,
ce qui renforce les liens entre l'interieur et l'exterieur. À l'automne
2000, une importante grève de la faim qualifiee de " jeûne de la mort
" est lancee par les prisonniers politiques qui entendent protester
contre la reforme des prisons en Turquie, prevoyant le transfert des
prisonniers politiques dans des prisons de haute securite, dites
" de type F ". Ces nouvelles prisons sont presentees par l'Etat
turc comme des prisons de type occidental et " conformes aux normes
internationales ", selon la rhetorique humanitaire de l'amelioration
des conditions de detention et l'alignement sur les standards de
l'enfermement a l'europeenne. Le 19 decembre 2000, une operation
combinee de la police et de l'armee dans vingt prisons, baptisee "
Retour a la vie ", se solde par des dizaines de morts, des centaines
de blesses et le transfert de 3 000 prisonniers politiques.
En reaction, la grève de la faim s'elargit et gagne du soutien a
l'exterieur : rapidement on compte 400 grevistes a mort23 et 2 000
grevistes de la faim. Ces episodes de l'histoire carcerale turque,
emaillee de mutineries, de massacres commis par des operations
armees en detention, de grèves de la faim, et du passage d'un nombre
impressionnant de Turcs entre les murs, sont revelateurs de la violence
sans limites que l'Etat turc est pret a opposer a tous ceux qui osent
troubler l'ordre de la republique.
________________________________________
18. En Grande-Bretagne par exemple, la legislation antiterroriste
permet de poursuivre toute personne tenant des propos consideres
comme susceptibles de " creer une atmosphère favorable au terrorisme ".
19. Jean Flinker, " L'autre affaire Erdal ".
20. Idem.
21. Ces quelques elements sur l'histoire du DHKP-C et des mouvements
qui l'ont precede sont tires de l'article de Jean Flinker, " L'autre
affaire Erdal ".
22. Elise Massicard, " La reforme carcerale en Turquie. Du bon usage
de la norme europeenne ", Critique internationale, n°16, mars 2002.
23. Selon la definition qu'en donne un comite de soutien aux
prisonniers grevistes de la faim : " La grève a mort est une grève
de la faim dont l'aboutissement assume et annonce, en l'absence de
concession, est la mort du greviste. "
A suivre
Lire aussi :
Antiterrorisme ordinaire : le procès du DHKP-C
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