L'EMPIRE DU TRAUMATISME: ENQUETE SUR LA CONDITION DE VICTIME
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=71469
Publie le : 19-02-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
presente un article traduit le 13 fevrier 2013 par Georges Festa pour
le site "Armenian Trends - Mes Armenies", d'après un article en italien
de Serenella Pegna publie sur le site Universite Ca' Foscari Venisa.
Armenian Trends - Mes Armenies
mercredi 13 fevrier 2013
Didier Fassin, Richard Rechtman L'empire du traumatisme. Enquete sur
la condition de victime.
Paris : Flammarion, coll. Champs essais, 2011 (2007), 452 p.
par Serenella Pegna
Deportate, esuli, profughe (Universite Ca' Foscari, Venise), n° 21,
janvier 2013
Paru pour la première fois en France en 2007, L'empire du traumatisme
a ete traduit en anglais en 2009 par les Presses de l'universite de
Princeton et prime comme meilleur ouvrage europeen d'anthropologie
par l'American Anthropological Society, l'annee suivante. En 2011
sort l'edition economique francaise, pour la collection Champs
essais, qui le consacre comme " petit classique ". Le livre naît
de la rencontre entre deux auteurs a la formation complexe : Didier
Fassin, anthropologue, sociologue et medecin, et Richard Rechtmann,
psychiatre, anthropologue et historien de la medecine. Il a pour
thème l'emergence du traumatisme psychique, cette blessure qui ne
laisse pas de signes evidents sur le corps, comme un fait reconnu,
qui " est entre dans le sens commun ", impliquant contribution et
indemnisation de la part de la societe tout entière. Si, aujourd'hui,
il paraît normal et juste de fournir une assistance psychologique -
et, dans certains cas, des indemnisations - aux personnes qui ont ete
melees ou qui ont simplement assiste a une catastrophe ou a une action
violente, et qui en sont restees bouleversees, les auteurs nous font
observer qu'il n'en a pas toujours ete ainsi. Lors de la Première
Guerre mondiale, les soldats traumatises qui abandonnaient le front,
incapables de supporter la tension continuelle et les tueries dans
les tranchees, se voyaient traites de lâches et, comme deserteurs,
souvent executes. De meme, dans les annees 1970, le refus d'un ouvrier
d'usine de reprendre son travail, après avoir echappe a un accident,
etait considere comme suspect et pouvait etre sanctionne par un
licenciement. Durant ces trente dernières annees, la posture morale
et inquisitoriale envers la personne traumatisee s'est transformee,
via l'enucleation du stress post-traumatique, en une ethique du droit
de l'homme a l'integrite psychique, outre celle physique, tandis
que des filières professionnelles et specialisees sont apparues,
afin de la defendre. Cette configuration nouvelle peut introduire des
inegalites et des effets pervers, dissimule et conditionne probablement
les sujets, mais peut etre utilisee de facon autonome par les victimes
elles-memes. Pour reprendre les auteurs, il s'agit de " denaturaliser
le traumatisme et re-politiser les victimes. "
Dans la genealogie du traumatisme, comme nous l'entendons aujourd'hui,
les auteurs voient s'entrelacer deux categories de processus :
la première a trait precisement a l'histoire de la medecine et des
groupes d'interet qui, de la fin du 19ème siècle a nos jours, ont
elabore diverses definitions du traumatisme ; la seconde concerne la
mutation dans l'anthropologie des sentiments et des valeurs, dans le
sens d'une sensibilite croissante a la souffrance d'autrui.
L'originalite du livre, qui s'intègre dans un champ d'etudes desormais
très riche, est justement de voir a l'~\uvre a la fois l'histoire de
la medecine et l'anthropologie des sentiments. Au plan conceptuel,
l'ouvrage comporte deux references principales. La première est
reprise de Foucault et concerne le rapport entre gouvernementalite
et developpement du sujet. La genealogie du traumatisme est decrite,
redefinissant a chaque fois les conditions de sa veridiction : "
Il ne s'agit pas de savoir si une personne qui a fait l'experience
d'un evenement dramatique, ou qui a ete expose a son spectacle,
souffre ou non d'un etat de stress post-traumatique, et si elle
est, par consequent, eventuellement en droit de recevoir des soins
psychologiques et des aides financières. [...] Il s'agit de comprendre
le mouvement a travers lequel ce qui suscitait un soupcon (qui etait
souvent objet d'examen), devient aujourd'hui une preuve, ou bien,
ce a travers quoi le faux est devenu le vrai " (p. 16). L'autre pôle
de reference est le concept d'economie morale, introduit a l'origine
par Edward P. Thompson dans le domaine historique pour expliquer le
sentiment de legitimite lors des revoltes du pain au 18ème siècle, a
savoir la certitude, partagee par une communaute a un moment determine,
sur ce qui est juste (1).
Le premier chapitre, " D'une verite a l'autre ", repère les episodes
a travers lesquels, de 1880 a 1980, l'experience individuelle
consistant a revivre dans la souffrance des evenements dramatiques,
lue initialement comme une hysterie ou une nevrose, cesse d'etre un
flechissement du sujet et commence a etre pensee comme un mecanisme
psychique. En l'espace d'un siècle, le paradigme " reactions de
personnes normales dans des conditions normales " devient donc celui de
" reactions de personnes normales dans des conditions dramatiquement
anormales ". Le comportement moral envers le sujet, dominant dans la
première moitie du 20ème siècle, est ainsi relegue pour se concentrer
sur l'evenement vecu et declencheur, a la lumière d'une conception de
l'humanite modelee par l'elaboration de la memoire de la Shoah. Il
ne s'agit pas toutefois d'un passage lineaire ; l'interpretation du
malaise obeit plutôt a des temps et des modalites diverses, selon
les contextes.
Du point de vue de l'elaboration medicale, l'ouvrage parcourt a nouveau
les recherches de Charcot sur l'hysterie et les developpements qu'y
apporteront Freud et Janet. En meme temps, avec le developpement
des chemins de fer et les premiers accidents spectaculaires, dans
les trente dernières annees du 19ème siècle l'attention portee
aux traumatismes s'accroît. L'interet a nier les traumatismes non
organiques et a minimiser les dommages subis est ainsi soutenu par
la presence des compagnies d'assurances, tenues d'indemniser les
victimes. L'application de la loi francaise de 1898 sur les accidents
du travail, qui prevoit un dedommagement pour les victimes, suscite
la meme dynamique reductrice. Les medecins inventent le terme
ironique de sinistrose, etat pathologique qui guerit, une fois
obtenue l'indemnisation. La tension entre valeurs de la nation,
interets et resistances, qui se joue autour de la credibilite de
la nevrose traumatique, deviendra extreme avec la Première Guerre
mondiale, durant laquelle le nombre et l'importance des flechissements
psychiques parmi les militaires atteindra de grands Etats et des
nations mal prepares. Dans les annees 20, profitant aussi d'une
reflexion nouvelle sur les nevroses de guerre, la psychanalyse penètre
dans les pratiques psychiatriques. Si la reaction nevrotique a la
violence trouve son origine dans l'inconscient, comme le soutiennent
Freud et ses disciples, les pratiques physiques punitives ne peuvent
avoir un effet de resolution. Le traumatisme, qui se manifeste face
a un evenement dramatique, est originel, propre a l'individu en tant
que tel ; il ne s'agit ni d'une fiction, ni d'une faute, et seul "
l'aveu de soi representera l'issue obligee du recit traumatique "
(p. 101).
Un passage significatif se produit avec l'experience de la Shoah. Les
travaux de Bettelheim sur son experience personnelle dans les camps de
concentration influencent profondement la psychiatrie americaine. La
condition de survivant, son sentiment de culpabilite et son temoignage
deviennent progressivement " le lieu d'un savoir specifique, savoir
sur le sujet et ses limites, sur les autres qui n'ont pas resiste a
l'epreuve, sur l'homme en general et sur la societe humaine " (p.
113). Reprenant ainsi la double genealogie qui constitue l'originalite
de ce livre, du point de vue de l'histoire de la medecine, le lien
entre experience individuelle et collective fait un pas en avant
significatif, a partir des travaux de Sigmund Freud sur les nevroses
de guerre, dans les annees 20. En revanche, du point de vue de la
culture morale, c'est avec la publication des memoires des survivants
de la Shoah qu'est lance " un pont entre la culture et le psychisme
[...] L'evenement collectif fournit la matière du traumatisme qui va
s'inscrire dans l'experience individuelle ; de meme, la souffrance
individuelle vient temoigner de la dimension traumatique du drame
collectif " (p. 34).
Dans les annees qui suivent, tout d'abord aux Etats-Unis, puis
en France, de nombreuses nouveautes deviennent evidentes : la
densification du reseau associatif des victimes, leur prise de
parole directe, investie en soi d'une autorite morale, la couverture
mediatique et la prise en charge publique du sujet. L'element
decisif est toutefois la convergence entre medecins et victimes,
deux groupes dont les interets demeuraient jusqu'alors opposes. La
troisième edition, en 1980, du Diagnostic and Statistical Manual
of Mental Disorders [Manuel diagnostic et statistique des troubles
mentaux] introduit le stress post-traumatique parmi les affections
mentales : " Au regard de la nevrose traumatique le renversement est
complet. Il n'est plus besoin de chercher une personnalite fragile,
puisque les symptômes sont la reaction normale - au sens statistique -
a l'evenement " (p. 120).
Ce processus - par ailleurs non sans incertitudes, ni contradictions -
est interne a la classe medico-psychiatrique, mais va etre influence
et contraint par l'histoire sociale de deux groupes totalement
exterieurs a la medecine : les feministes et les veterans de la
guerre du Vietnam. L'ouvrage reconstitue l'environnement et les
conditions sociales dans lesquelles, dans les Etats-Unis des annees
60, mûrit le premier feminisme a partir de la description - mères
fecondes, femmes au foyer, epouses et amantes parfaites, opprimees
par une angoisse sans nom - qu'en donne Betty Friedan dans The
Feminine Mystique [La Mystique de la feminite] (1963). Les premières
sorties publiques, qui mettent en pièces cette bonne conscience,
ont trait a l'ambivalence du mouvement envers la pensee freudienne,
la denonciation de la maltraitance infantile a caractère sexuel,
la revelation des traumatismes subis. Les pediatres sont alors ceux
qui apportent une confirmation et une legitimite a ces denonciations,
revelant l'existence de marques de coups et d'antecedents de fractures
sur les enfants.
L'autre convergence est celle qui reunit les veterans de la guerre du
Vietnam, leurs proches, leurs associations et les medecins militaires,
qui avaient veille a leur rehabilitation et a leur reinsertion. Grâce
a cette alliance, l'etat d'alteration mentale des veterans est
reconnu comme post-traumatique : il s'agit d'individus normaux qui
ont vecu des situations d'une violence inouïe et qui en sont restes
traumatises. Les memes atrocites perpetrees par certains d'entre
eux sont interpretees comme une preuve du traumatisme subi ; meme
celui qui a commis une violence extreme doit etre pris en charge,
autant que la victime. Au milieu des annees 80, aux Etats-Unis, le
traumatisme entre dans l'espace public et devient un terme courant,
independant de sa definition clinique. N'importe qui peut porter en
soi la trace d'un traumatisme et est invite(e) a le manifester et a
en prendre conscience.
Les chapitres suivants presentent une ethnographie du traumatisme
en France a travers trois cas exemplaires qui mettent en relief
l'ambiguïte des significations du traumatisme, les inegalites dans
son application concrète et les modalites par lesquelles celle-ci
interagit avec la subjectivite des victimes.
Le premier cas concerne la naissance, avec dix ans de retard par
rapport aux Etats-Unis, de la " victimologie psychiatrique " qui, dans
une optique de reparation, s'active en soutien aux victimes lors de
catastrophes environnementales, des desastres naturels aux explosions
de centrales nucleaires, jusqu'aux attentats terroristes. En premisse,
la reconnaissance du droit des victimes a indemnisation, non pas
sous le registre de la compassion ou a titre individuel, mais comme "
reparation publique et collective [...] dans laquelle l'Etat a sa part
de responsabilite et qui engage la solidarite nationale " (p. 168).
Dans le cas francais, la convergence de victimes et de medecins,
qui fut si importante aux Etats-Unis, est lente et difficile. La
victimologie commence a s'affirmer en marge de la profession, dans la
psychiatrie militaire et judiciaire, et s'observe dans les expertises
de criminologie où l'attention se deplace de la predisposition
masochiste de la victime (la question penible du terrain favorisant)
a la marque laissee par la violence. Il s'agit d'un changement
fondamental pour les femmes concernees dans des cas de viol.
L'expertise, qui etablit les traces du traumatisme et qui le reconnaît
publiquement, commence en outre a etre consideree comme un instrument
effectif de guerison, car elle interrompt les effets involutifs du
traumatisme et permet d'entamer la cicatrisation.
En 2001, cette mutation est devenue naturelle. Lors de l'explosion
de l'usine chimique AZL de Toulouse, dix jours après l'attentat des
tours jumelles, en depit des morts, du grand nombre de blesses et
des enormes dommages materiels, le premier appel du maire est pour
un soutien psychologique a de la population. La reconnaissance du
traumatisme, de la part de l'opinion publique, est immediate ; plus
encore, dans une espèce de fièvre communicative, tous s'improvisent
professionnels de l'ecoute : " Le traumatisme s'affranchit de ses
origines medicales et devient le referent d'un classement nouveau des
faits, dans lequel chacun, ou presque, peut s'approprier une parcelle
de verite pour la mobiliser en fonction de sa logique propre " (p.
196). Concrètement, pourtant, cette participation s'applique a une
ville marquee par des inegalites sociales : les malades d'un hôpital
psychiatrique voisin de l'usine et les ouvriers eux-memes s'avèrent
etre les plus touches, mais aussi les moins indemnises. Dans ce cas
aussi, les assurances jouent un rôle important : la solution collective
d'indemnisation adoptee renforce la sensibilite au traumatisme comme
un fait en tant que tel, mais etouffe la subjectivite ou les epreuves
individuelles. Entres dans une negociation dans le cadre du droit du
travail, les travailleurs de l'AZL obtiennent un dedommagement lie
a leurs contrats, mais demeurent exclus des benefices collectifs.
Le second cas a trait a l'emergence d'une psychiatrie humanitaire
dans les zones frappees par des catastrophes ou des conflits.
L'intervention medicale humanitaire de type traditionnel voyait
l'arrivee immediate des " urgentistes " : chirurgiens, anesthesistes,
techniciens de la reanimation ; les psychologues arrivaient parmi
les derniers, une fois passee l'urgence et le danger. Dans les
interventions les plus recentes, au contraire, les psychologues sont
presents, en tant qu'observateurs, temoins et therapeutes, dans le
deroulement des evenements.
Une analyse particulière concerne la Palestine, " la mission la plus
emblematique, sinon la plus exemplaire, de la psychiatrie humanitaire
" (p. 279) et, par excellence, un lieu de travail sur le traumatisme
et le temoignage. La presence des psychiatres, lors de l'eclatement
de la seconde intifada, est naturelle : les Palestiniens semblent
desormais auto-suffisants du point de vue medical, mais le niveau
de frustration et de desespoir est très eleve. Les techniques
psychologiques adoptees sont celles relatives au traumatisme,
l'animation de " groupes de parole " et la verbalisation des
traumatismes, mais l'activite principale, l'une des rares possibles,
est celle du temoignage. L'imperatif de temoigner de manière efficace,
mais dans un contexte dans lequel de nombreux sujets externes sont
presents et rivalisent pour avoir une visibilite, incite a reduire
une realite complexe a un " pur elan affectif ", lequel traduit
des histoires diverses en une meme souffrance, forcant meme dans la
simplification le cas clinique. L'equivalence des victimes, qui est
de règle dans l'intervention humanitaire, devient dans le cas de la
Palestine problematique, au regard de la disproportion entre les deux
parties. Un dernier risque de cette approche est, comme nous l'avons
vu, l'effacement de la subjectivite dans une situation où les victimes
se sentent surtout des heros. Une image du caractère inseparable de
ces deux aspects, sur lequel le livre insiste, est celle d'enfants
palestiniens qui, durant la journee, combattent les blindes israeliens
en jetant des pierres et qui vivent dans un risque constant avec un
courage insense, mais qui, durant la nuit, reaffirment leur enfance,
l'angoisse et le traumatisme de l'existence diurne, en faisant pipi
au lit. La presentation de soi comme victimes et la multiplication du
regard de compassion des autres ont des effets retour, differents pour
chacun, sur les personnes qui vivent la violence, mais qui peuvent
aussi utiliser a leurs propres fins cette situation.
Le dernier chapitre montre la naissance et l'evolution de la
psycho-traumatologie de l'exil, en tant qu'evolution de l'assistance
psychiatrique aux immigres. Avec les annees 80, alors que l'immigration
liee au travail est reduite au minimum, le nombre et la variete des
provenances et des histoires des demandeurs d'asile s'accroissent
; dans l'activite des associations d'aide aux immigres, surgit le
problème d'une intervention particulière pour ceux qui ont ete soumis
a la torture ou victimes de la violence. La specialisation va de pair
avec une mutation des associations : le volontariat cède le pas au
professionnalisme et les contributions publiques sont devenues la
principale forme de financement, en sorte qu'au plan financier et
fonctionnel, les associations ont acquis un rôle quasi institutionnel.
Entre-temps, les politiques publiques restrictives sur les nouvelles
entrees (en moyenne, 15 % seulement des demandes sont acceptees)
recourent a une selection sevère et le travail des instances
d'evaluation devient plus ardu et embarrassant. Les associations,
mises sous pression par les avocats, les demandeurs d'asile et les
tribunaux eux-memes pour produire des attestations, se retrouvent
devoir ajouter a la tâche de protection et a celle, originelle,
de militants, celle, nouvelle, d'evaluateurs.
A partir de 2000, les expertises commencent a citer le stress
post-traumatique : " le traumatisme est entre dans la preuve de
veridiction de l'asile " (p. 328). Il ne s'agit plus tant de verifier
la congruence des cicatrices avec le recit des persecutions subies,
que de reconnaître le stress, puisque l'existence du traumatisme
reside dans l'episode vecu (le stress est la marque du traumatisme),
independamment du fait d'avoir subi des tortures. En theorie,
cela respecte l'objectif originel du droit d'asile : prevenir
les persecutions, au lieu de " primer " les cicatrices. En outre,
il retient les caractères de la violence contemporaine, le plus
souvent psychologique ou qui ne laisse que des marques temporaires
sur le corps, comme dans le cas des viols. L'utilisation du stress
post-traumatique fait neanmoins ecran entre d'une part l'evenement
et son contexte, et d'autre part le sujet et le sens qu'il donne
a cette situation (p. 412). Comme dans le cas de l'intervention en
Palestine, ce ne sont pas les victimes qui parlent d'elles-memes,
mais des experts qui parlent pour eux, en les depersonnalisant et en
les arrachant a leur histoire. De plus, concrètement, la necessite
d'une expertise confirmant les affirmations du demandeur d'asile a un
effet negatif au plan therapeutique, car elle jette un discredit sur
sa bonne foi. De par sa nature, en outre, le stress post-traumatique
ne permet de traiter que les personnes qui ne souffraient pas deja de
problèmes psychiques et aboutit ainsi a negliger les plus faibles. Or
les victimes ne sont pas des objets passifs, elles peuvent reaffirmer
leur subjectivite propre et utiliser de manière opportune, comme un
instrument de resistance, le traumatisme. Dans ce cas, neanmoins,
elles sortent de la relation de soin. Certains demandeurs d'asile,
par exemple, une fois obtenu leur attestation, qui de toute manière
garantit un permis de sejour temporaire, abandonnent ou n'entament
meme pas la therapie.
Il est difficile, en particulier pour le lecteur non specialiste, de
s'affranchir d'une posture d'evaluation et de ne pas hesiter dans son
approche pour ou contre le traumatisme (et du stress post-traumatique,
qui en est l'expression nosographique concrète), au fur et a mesure
que l'on avance dans les argumentaires et les exemples. La n'est pas
le but de l'ouvrage, mais plutôt de remettre le traumatisme sur pied,
a savoir dans ses determinations historiques et ses effets concrets, y
compris les ruses et les re-appropriations qu'en font les victimes. Le
traumatisme " n'est ni une metaphysique, ni une construction sociale
", mais le resultat de conflits, de contraintes et d'actes de liberte,
et comporte un ensemble de procedures qui s'appliquent a des situations
concrètes, deja stratifiees par des rapports de pouvoir et qui seront
ulterieurement modifiees par les procedures du traumatisme.
Cette genealogie des conflits ne suffit pas a en expliquer les effets
; il existe un sentiment collectif de ce qui est juste, l'economie
morale, qui parfois l'anticipe et le guide, parfois le suit. Ce n'est
pas un hasard si, comme on le lit en plusieurs endroits, l'efficacite
du traumatisme est independante de la reconnaissance clinique d'un
stress post-traumatique, etant donne que son langage exprime l'angoisse
de notre epoque. La sollicitude envers la victime parle donc de nous,
depend de notre capacite d'identification, de partager un univers
psychique commun. Ce n'est pas un hasard si la medecine humanitaire,
quel que soit son engagement, a echoue en Afrique (p.
272-273), car " le traumatisme choisit ses victimes " parmi
lesquelles nous pouvons nous identifier, l'Afrique demeurant le lieu
de l'alterite. Pour les memes motifs, dans le desastre de Toulouse,
le manteau du traumatisme laisse au dehors les malades de l'hôpital
psychiatrique, invisibles et irrepresentables, ainsi que les ouvriers
en lutte.
Les conclusions renvoient tous les cas analyses a une perspective
morale, laquelle intègre l'ouvrage dans une recherche que Fassin
coordonne depuis plusieurs annees, sur les modalites par lesquelles
des configurations diverses et successives des droits de l'homme (vues
de l'exterieur, de ce qui est considere comme intolerable) produisent
une subjectivite (2). Il s'agit d'un livre qui est veritablement au
carrefour de plusieurs disciplines : la sociologie, la psychiatrie,
l'histoire, l'anthropologie, la philosophie et, peut-etre surtout,
l'ethique ; vu l'objet et surtout l'angle d'attaque choisi, il eût
ete difficile d'agir autrement. L'on y decouvre plusieurs pistes
stimulantes, de la methodologique au rapport entre construction
et realite en medecine, a celle, non thematisee mais toujours
sous-jacente, des mutations de l'Etat-providence, chacune d'elles
pouvant servir de fil conducteur pour une relecture ; en temoigne la
diversite des recensions etablies par divers specialistes tels que
des psychiatres, des historiens et des anthropologues. La cle morale
et l'engagement militant sur l'actualite me semble la plus fidèle.
Notes
1. Didier Fassin, " Les economies morales revisitees ", in Annales HSS,
6, 2009, p. 1237-66. Pour Thompson (" The Moral Economy of the English
Crowd in the Eighteenth Century ", in Past and Present, 1, 1971,
p. 76-136), il s'agissait d'introduire l'anthropologie dans l'histoire,
" en attribuant au 'pauvre' les memes competences sociales reconnues au
'primitif', la capacite de produire normes, droits et obligations "
(p. 1242). In L'empire du traumatisme, voir p. 407 et suiv.
2. Par exemple, Didier Fassin et Patrice Bourdelais, Les constructions
de l'intolerable. Etudes d'anthropologie et d'histoire sur les
frontières de l'espace moral, Paris : La Decouverte, 2005, qui contient
aussi une etude de Richard Rechtman (" Du traumatisme a la victime. Une
construction psychiatrique de l'intolerable "). Le projet " Morals. A
Research Project in Social Sciences - Economies morales contemporaines
", conduit en parallèle par l'Ecole des Hautes Etudes de Paris et
l'Institute for Advanced Studies de Princeton, va aussi dans ce sens.
[Serenella Pegna enseigne les sciences politiques et sociales a
l'universite de Pise.]
Source : http://www.unive.it/nqcontent.cfm?a_id=147210 Traduction de
l'italien : © Georges Festa - 02.2013.
Avec l'aimable autorisation de Bruna Bianchi, redactrice en chef de
Deportate, esuli, profughe (universite Ca' Foscari, Venise).
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=71469
Publie le : 19-02-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
presente un article traduit le 13 fevrier 2013 par Georges Festa pour
le site "Armenian Trends - Mes Armenies", d'après un article en italien
de Serenella Pegna publie sur le site Universite Ca' Foscari Venisa.
Armenian Trends - Mes Armenies
mercredi 13 fevrier 2013
Didier Fassin, Richard Rechtman L'empire du traumatisme. Enquete sur
la condition de victime.
Paris : Flammarion, coll. Champs essais, 2011 (2007), 452 p.
par Serenella Pegna
Deportate, esuli, profughe (Universite Ca' Foscari, Venise), n° 21,
janvier 2013
Paru pour la première fois en France en 2007, L'empire du traumatisme
a ete traduit en anglais en 2009 par les Presses de l'universite de
Princeton et prime comme meilleur ouvrage europeen d'anthropologie
par l'American Anthropological Society, l'annee suivante. En 2011
sort l'edition economique francaise, pour la collection Champs
essais, qui le consacre comme " petit classique ". Le livre naît
de la rencontre entre deux auteurs a la formation complexe : Didier
Fassin, anthropologue, sociologue et medecin, et Richard Rechtmann,
psychiatre, anthropologue et historien de la medecine. Il a pour
thème l'emergence du traumatisme psychique, cette blessure qui ne
laisse pas de signes evidents sur le corps, comme un fait reconnu,
qui " est entre dans le sens commun ", impliquant contribution et
indemnisation de la part de la societe tout entière. Si, aujourd'hui,
il paraît normal et juste de fournir une assistance psychologique -
et, dans certains cas, des indemnisations - aux personnes qui ont ete
melees ou qui ont simplement assiste a une catastrophe ou a une action
violente, et qui en sont restees bouleversees, les auteurs nous font
observer qu'il n'en a pas toujours ete ainsi. Lors de la Première
Guerre mondiale, les soldats traumatises qui abandonnaient le front,
incapables de supporter la tension continuelle et les tueries dans
les tranchees, se voyaient traites de lâches et, comme deserteurs,
souvent executes. De meme, dans les annees 1970, le refus d'un ouvrier
d'usine de reprendre son travail, après avoir echappe a un accident,
etait considere comme suspect et pouvait etre sanctionne par un
licenciement. Durant ces trente dernières annees, la posture morale
et inquisitoriale envers la personne traumatisee s'est transformee,
via l'enucleation du stress post-traumatique, en une ethique du droit
de l'homme a l'integrite psychique, outre celle physique, tandis
que des filières professionnelles et specialisees sont apparues,
afin de la defendre. Cette configuration nouvelle peut introduire des
inegalites et des effets pervers, dissimule et conditionne probablement
les sujets, mais peut etre utilisee de facon autonome par les victimes
elles-memes. Pour reprendre les auteurs, il s'agit de " denaturaliser
le traumatisme et re-politiser les victimes. "
Dans la genealogie du traumatisme, comme nous l'entendons aujourd'hui,
les auteurs voient s'entrelacer deux categories de processus :
la première a trait precisement a l'histoire de la medecine et des
groupes d'interet qui, de la fin du 19ème siècle a nos jours, ont
elabore diverses definitions du traumatisme ; la seconde concerne la
mutation dans l'anthropologie des sentiments et des valeurs, dans le
sens d'une sensibilite croissante a la souffrance d'autrui.
L'originalite du livre, qui s'intègre dans un champ d'etudes desormais
très riche, est justement de voir a l'~\uvre a la fois l'histoire de
la medecine et l'anthropologie des sentiments. Au plan conceptuel,
l'ouvrage comporte deux references principales. La première est
reprise de Foucault et concerne le rapport entre gouvernementalite
et developpement du sujet. La genealogie du traumatisme est decrite,
redefinissant a chaque fois les conditions de sa veridiction : "
Il ne s'agit pas de savoir si une personne qui a fait l'experience
d'un evenement dramatique, ou qui a ete expose a son spectacle,
souffre ou non d'un etat de stress post-traumatique, et si elle
est, par consequent, eventuellement en droit de recevoir des soins
psychologiques et des aides financières. [...] Il s'agit de comprendre
le mouvement a travers lequel ce qui suscitait un soupcon (qui etait
souvent objet d'examen), devient aujourd'hui une preuve, ou bien,
ce a travers quoi le faux est devenu le vrai " (p. 16). L'autre pôle
de reference est le concept d'economie morale, introduit a l'origine
par Edward P. Thompson dans le domaine historique pour expliquer le
sentiment de legitimite lors des revoltes du pain au 18ème siècle, a
savoir la certitude, partagee par une communaute a un moment determine,
sur ce qui est juste (1).
Le premier chapitre, " D'une verite a l'autre ", repère les episodes
a travers lesquels, de 1880 a 1980, l'experience individuelle
consistant a revivre dans la souffrance des evenements dramatiques,
lue initialement comme une hysterie ou une nevrose, cesse d'etre un
flechissement du sujet et commence a etre pensee comme un mecanisme
psychique. En l'espace d'un siècle, le paradigme " reactions de
personnes normales dans des conditions normales " devient donc celui de
" reactions de personnes normales dans des conditions dramatiquement
anormales ". Le comportement moral envers le sujet, dominant dans la
première moitie du 20ème siècle, est ainsi relegue pour se concentrer
sur l'evenement vecu et declencheur, a la lumière d'une conception de
l'humanite modelee par l'elaboration de la memoire de la Shoah. Il
ne s'agit pas toutefois d'un passage lineaire ; l'interpretation du
malaise obeit plutôt a des temps et des modalites diverses, selon
les contextes.
Du point de vue de l'elaboration medicale, l'ouvrage parcourt a nouveau
les recherches de Charcot sur l'hysterie et les developpements qu'y
apporteront Freud et Janet. En meme temps, avec le developpement
des chemins de fer et les premiers accidents spectaculaires, dans
les trente dernières annees du 19ème siècle l'attention portee
aux traumatismes s'accroît. L'interet a nier les traumatismes non
organiques et a minimiser les dommages subis est ainsi soutenu par
la presence des compagnies d'assurances, tenues d'indemniser les
victimes. L'application de la loi francaise de 1898 sur les accidents
du travail, qui prevoit un dedommagement pour les victimes, suscite
la meme dynamique reductrice. Les medecins inventent le terme
ironique de sinistrose, etat pathologique qui guerit, une fois
obtenue l'indemnisation. La tension entre valeurs de la nation,
interets et resistances, qui se joue autour de la credibilite de
la nevrose traumatique, deviendra extreme avec la Première Guerre
mondiale, durant laquelle le nombre et l'importance des flechissements
psychiques parmi les militaires atteindra de grands Etats et des
nations mal prepares. Dans les annees 20, profitant aussi d'une
reflexion nouvelle sur les nevroses de guerre, la psychanalyse penètre
dans les pratiques psychiatriques. Si la reaction nevrotique a la
violence trouve son origine dans l'inconscient, comme le soutiennent
Freud et ses disciples, les pratiques physiques punitives ne peuvent
avoir un effet de resolution. Le traumatisme, qui se manifeste face
a un evenement dramatique, est originel, propre a l'individu en tant
que tel ; il ne s'agit ni d'une fiction, ni d'une faute, et seul "
l'aveu de soi representera l'issue obligee du recit traumatique "
(p. 101).
Un passage significatif se produit avec l'experience de la Shoah. Les
travaux de Bettelheim sur son experience personnelle dans les camps de
concentration influencent profondement la psychiatrie americaine. La
condition de survivant, son sentiment de culpabilite et son temoignage
deviennent progressivement " le lieu d'un savoir specifique, savoir
sur le sujet et ses limites, sur les autres qui n'ont pas resiste a
l'epreuve, sur l'homme en general et sur la societe humaine " (p.
113). Reprenant ainsi la double genealogie qui constitue l'originalite
de ce livre, du point de vue de l'histoire de la medecine, le lien
entre experience individuelle et collective fait un pas en avant
significatif, a partir des travaux de Sigmund Freud sur les nevroses
de guerre, dans les annees 20. En revanche, du point de vue de la
culture morale, c'est avec la publication des memoires des survivants
de la Shoah qu'est lance " un pont entre la culture et le psychisme
[...] L'evenement collectif fournit la matière du traumatisme qui va
s'inscrire dans l'experience individuelle ; de meme, la souffrance
individuelle vient temoigner de la dimension traumatique du drame
collectif " (p. 34).
Dans les annees qui suivent, tout d'abord aux Etats-Unis, puis
en France, de nombreuses nouveautes deviennent evidentes : la
densification du reseau associatif des victimes, leur prise de
parole directe, investie en soi d'une autorite morale, la couverture
mediatique et la prise en charge publique du sujet. L'element
decisif est toutefois la convergence entre medecins et victimes,
deux groupes dont les interets demeuraient jusqu'alors opposes. La
troisième edition, en 1980, du Diagnostic and Statistical Manual
of Mental Disorders [Manuel diagnostic et statistique des troubles
mentaux] introduit le stress post-traumatique parmi les affections
mentales : " Au regard de la nevrose traumatique le renversement est
complet. Il n'est plus besoin de chercher une personnalite fragile,
puisque les symptômes sont la reaction normale - au sens statistique -
a l'evenement " (p. 120).
Ce processus - par ailleurs non sans incertitudes, ni contradictions -
est interne a la classe medico-psychiatrique, mais va etre influence
et contraint par l'histoire sociale de deux groupes totalement
exterieurs a la medecine : les feministes et les veterans de la
guerre du Vietnam. L'ouvrage reconstitue l'environnement et les
conditions sociales dans lesquelles, dans les Etats-Unis des annees
60, mûrit le premier feminisme a partir de la description - mères
fecondes, femmes au foyer, epouses et amantes parfaites, opprimees
par une angoisse sans nom - qu'en donne Betty Friedan dans The
Feminine Mystique [La Mystique de la feminite] (1963). Les premières
sorties publiques, qui mettent en pièces cette bonne conscience,
ont trait a l'ambivalence du mouvement envers la pensee freudienne,
la denonciation de la maltraitance infantile a caractère sexuel,
la revelation des traumatismes subis. Les pediatres sont alors ceux
qui apportent une confirmation et une legitimite a ces denonciations,
revelant l'existence de marques de coups et d'antecedents de fractures
sur les enfants.
L'autre convergence est celle qui reunit les veterans de la guerre du
Vietnam, leurs proches, leurs associations et les medecins militaires,
qui avaient veille a leur rehabilitation et a leur reinsertion. Grâce
a cette alliance, l'etat d'alteration mentale des veterans est
reconnu comme post-traumatique : il s'agit d'individus normaux qui
ont vecu des situations d'une violence inouïe et qui en sont restes
traumatises. Les memes atrocites perpetrees par certains d'entre
eux sont interpretees comme une preuve du traumatisme subi ; meme
celui qui a commis une violence extreme doit etre pris en charge,
autant que la victime. Au milieu des annees 80, aux Etats-Unis, le
traumatisme entre dans l'espace public et devient un terme courant,
independant de sa definition clinique. N'importe qui peut porter en
soi la trace d'un traumatisme et est invite(e) a le manifester et a
en prendre conscience.
Les chapitres suivants presentent une ethnographie du traumatisme
en France a travers trois cas exemplaires qui mettent en relief
l'ambiguïte des significations du traumatisme, les inegalites dans
son application concrète et les modalites par lesquelles celle-ci
interagit avec la subjectivite des victimes.
Le premier cas concerne la naissance, avec dix ans de retard par
rapport aux Etats-Unis, de la " victimologie psychiatrique " qui, dans
une optique de reparation, s'active en soutien aux victimes lors de
catastrophes environnementales, des desastres naturels aux explosions
de centrales nucleaires, jusqu'aux attentats terroristes. En premisse,
la reconnaissance du droit des victimes a indemnisation, non pas
sous le registre de la compassion ou a titre individuel, mais comme "
reparation publique et collective [...] dans laquelle l'Etat a sa part
de responsabilite et qui engage la solidarite nationale " (p. 168).
Dans le cas francais, la convergence de victimes et de medecins,
qui fut si importante aux Etats-Unis, est lente et difficile. La
victimologie commence a s'affirmer en marge de la profession, dans la
psychiatrie militaire et judiciaire, et s'observe dans les expertises
de criminologie où l'attention se deplace de la predisposition
masochiste de la victime (la question penible du terrain favorisant)
a la marque laissee par la violence. Il s'agit d'un changement
fondamental pour les femmes concernees dans des cas de viol.
L'expertise, qui etablit les traces du traumatisme et qui le reconnaît
publiquement, commence en outre a etre consideree comme un instrument
effectif de guerison, car elle interrompt les effets involutifs du
traumatisme et permet d'entamer la cicatrisation.
En 2001, cette mutation est devenue naturelle. Lors de l'explosion
de l'usine chimique AZL de Toulouse, dix jours après l'attentat des
tours jumelles, en depit des morts, du grand nombre de blesses et
des enormes dommages materiels, le premier appel du maire est pour
un soutien psychologique a de la population. La reconnaissance du
traumatisme, de la part de l'opinion publique, est immediate ; plus
encore, dans une espèce de fièvre communicative, tous s'improvisent
professionnels de l'ecoute : " Le traumatisme s'affranchit de ses
origines medicales et devient le referent d'un classement nouveau des
faits, dans lequel chacun, ou presque, peut s'approprier une parcelle
de verite pour la mobiliser en fonction de sa logique propre " (p.
196). Concrètement, pourtant, cette participation s'applique a une
ville marquee par des inegalites sociales : les malades d'un hôpital
psychiatrique voisin de l'usine et les ouvriers eux-memes s'avèrent
etre les plus touches, mais aussi les moins indemnises. Dans ce cas
aussi, les assurances jouent un rôle important : la solution collective
d'indemnisation adoptee renforce la sensibilite au traumatisme comme
un fait en tant que tel, mais etouffe la subjectivite ou les epreuves
individuelles. Entres dans une negociation dans le cadre du droit du
travail, les travailleurs de l'AZL obtiennent un dedommagement lie
a leurs contrats, mais demeurent exclus des benefices collectifs.
Le second cas a trait a l'emergence d'une psychiatrie humanitaire
dans les zones frappees par des catastrophes ou des conflits.
L'intervention medicale humanitaire de type traditionnel voyait
l'arrivee immediate des " urgentistes " : chirurgiens, anesthesistes,
techniciens de la reanimation ; les psychologues arrivaient parmi
les derniers, une fois passee l'urgence et le danger. Dans les
interventions les plus recentes, au contraire, les psychologues sont
presents, en tant qu'observateurs, temoins et therapeutes, dans le
deroulement des evenements.
Une analyse particulière concerne la Palestine, " la mission la plus
emblematique, sinon la plus exemplaire, de la psychiatrie humanitaire
" (p. 279) et, par excellence, un lieu de travail sur le traumatisme
et le temoignage. La presence des psychiatres, lors de l'eclatement
de la seconde intifada, est naturelle : les Palestiniens semblent
desormais auto-suffisants du point de vue medical, mais le niveau
de frustration et de desespoir est très eleve. Les techniques
psychologiques adoptees sont celles relatives au traumatisme,
l'animation de " groupes de parole " et la verbalisation des
traumatismes, mais l'activite principale, l'une des rares possibles,
est celle du temoignage. L'imperatif de temoigner de manière efficace,
mais dans un contexte dans lequel de nombreux sujets externes sont
presents et rivalisent pour avoir une visibilite, incite a reduire
une realite complexe a un " pur elan affectif ", lequel traduit
des histoires diverses en une meme souffrance, forcant meme dans la
simplification le cas clinique. L'equivalence des victimes, qui est
de règle dans l'intervention humanitaire, devient dans le cas de la
Palestine problematique, au regard de la disproportion entre les deux
parties. Un dernier risque de cette approche est, comme nous l'avons
vu, l'effacement de la subjectivite dans une situation où les victimes
se sentent surtout des heros. Une image du caractère inseparable de
ces deux aspects, sur lequel le livre insiste, est celle d'enfants
palestiniens qui, durant la journee, combattent les blindes israeliens
en jetant des pierres et qui vivent dans un risque constant avec un
courage insense, mais qui, durant la nuit, reaffirment leur enfance,
l'angoisse et le traumatisme de l'existence diurne, en faisant pipi
au lit. La presentation de soi comme victimes et la multiplication du
regard de compassion des autres ont des effets retour, differents pour
chacun, sur les personnes qui vivent la violence, mais qui peuvent
aussi utiliser a leurs propres fins cette situation.
Le dernier chapitre montre la naissance et l'evolution de la
psycho-traumatologie de l'exil, en tant qu'evolution de l'assistance
psychiatrique aux immigres. Avec les annees 80, alors que l'immigration
liee au travail est reduite au minimum, le nombre et la variete des
provenances et des histoires des demandeurs d'asile s'accroissent
; dans l'activite des associations d'aide aux immigres, surgit le
problème d'une intervention particulière pour ceux qui ont ete soumis
a la torture ou victimes de la violence. La specialisation va de pair
avec une mutation des associations : le volontariat cède le pas au
professionnalisme et les contributions publiques sont devenues la
principale forme de financement, en sorte qu'au plan financier et
fonctionnel, les associations ont acquis un rôle quasi institutionnel.
Entre-temps, les politiques publiques restrictives sur les nouvelles
entrees (en moyenne, 15 % seulement des demandes sont acceptees)
recourent a une selection sevère et le travail des instances
d'evaluation devient plus ardu et embarrassant. Les associations,
mises sous pression par les avocats, les demandeurs d'asile et les
tribunaux eux-memes pour produire des attestations, se retrouvent
devoir ajouter a la tâche de protection et a celle, originelle,
de militants, celle, nouvelle, d'evaluateurs.
A partir de 2000, les expertises commencent a citer le stress
post-traumatique : " le traumatisme est entre dans la preuve de
veridiction de l'asile " (p. 328). Il ne s'agit plus tant de verifier
la congruence des cicatrices avec le recit des persecutions subies,
que de reconnaître le stress, puisque l'existence du traumatisme
reside dans l'episode vecu (le stress est la marque du traumatisme),
independamment du fait d'avoir subi des tortures. En theorie,
cela respecte l'objectif originel du droit d'asile : prevenir
les persecutions, au lieu de " primer " les cicatrices. En outre,
il retient les caractères de la violence contemporaine, le plus
souvent psychologique ou qui ne laisse que des marques temporaires
sur le corps, comme dans le cas des viols. L'utilisation du stress
post-traumatique fait neanmoins ecran entre d'une part l'evenement
et son contexte, et d'autre part le sujet et le sens qu'il donne
a cette situation (p. 412). Comme dans le cas de l'intervention en
Palestine, ce ne sont pas les victimes qui parlent d'elles-memes,
mais des experts qui parlent pour eux, en les depersonnalisant et en
les arrachant a leur histoire. De plus, concrètement, la necessite
d'une expertise confirmant les affirmations du demandeur d'asile a un
effet negatif au plan therapeutique, car elle jette un discredit sur
sa bonne foi. De par sa nature, en outre, le stress post-traumatique
ne permet de traiter que les personnes qui ne souffraient pas deja de
problèmes psychiques et aboutit ainsi a negliger les plus faibles. Or
les victimes ne sont pas des objets passifs, elles peuvent reaffirmer
leur subjectivite propre et utiliser de manière opportune, comme un
instrument de resistance, le traumatisme. Dans ce cas, neanmoins,
elles sortent de la relation de soin. Certains demandeurs d'asile,
par exemple, une fois obtenu leur attestation, qui de toute manière
garantit un permis de sejour temporaire, abandonnent ou n'entament
meme pas la therapie.
Il est difficile, en particulier pour le lecteur non specialiste, de
s'affranchir d'une posture d'evaluation et de ne pas hesiter dans son
approche pour ou contre le traumatisme (et du stress post-traumatique,
qui en est l'expression nosographique concrète), au fur et a mesure
que l'on avance dans les argumentaires et les exemples. La n'est pas
le but de l'ouvrage, mais plutôt de remettre le traumatisme sur pied,
a savoir dans ses determinations historiques et ses effets concrets, y
compris les ruses et les re-appropriations qu'en font les victimes. Le
traumatisme " n'est ni une metaphysique, ni une construction sociale
", mais le resultat de conflits, de contraintes et d'actes de liberte,
et comporte un ensemble de procedures qui s'appliquent a des situations
concrètes, deja stratifiees par des rapports de pouvoir et qui seront
ulterieurement modifiees par les procedures du traumatisme.
Cette genealogie des conflits ne suffit pas a en expliquer les effets
; il existe un sentiment collectif de ce qui est juste, l'economie
morale, qui parfois l'anticipe et le guide, parfois le suit. Ce n'est
pas un hasard si, comme on le lit en plusieurs endroits, l'efficacite
du traumatisme est independante de la reconnaissance clinique d'un
stress post-traumatique, etant donne que son langage exprime l'angoisse
de notre epoque. La sollicitude envers la victime parle donc de nous,
depend de notre capacite d'identification, de partager un univers
psychique commun. Ce n'est pas un hasard si la medecine humanitaire,
quel que soit son engagement, a echoue en Afrique (p.
272-273), car " le traumatisme choisit ses victimes " parmi
lesquelles nous pouvons nous identifier, l'Afrique demeurant le lieu
de l'alterite. Pour les memes motifs, dans le desastre de Toulouse,
le manteau du traumatisme laisse au dehors les malades de l'hôpital
psychiatrique, invisibles et irrepresentables, ainsi que les ouvriers
en lutte.
Les conclusions renvoient tous les cas analyses a une perspective
morale, laquelle intègre l'ouvrage dans une recherche que Fassin
coordonne depuis plusieurs annees, sur les modalites par lesquelles
des configurations diverses et successives des droits de l'homme (vues
de l'exterieur, de ce qui est considere comme intolerable) produisent
une subjectivite (2). Il s'agit d'un livre qui est veritablement au
carrefour de plusieurs disciplines : la sociologie, la psychiatrie,
l'histoire, l'anthropologie, la philosophie et, peut-etre surtout,
l'ethique ; vu l'objet et surtout l'angle d'attaque choisi, il eût
ete difficile d'agir autrement. L'on y decouvre plusieurs pistes
stimulantes, de la methodologique au rapport entre construction
et realite en medecine, a celle, non thematisee mais toujours
sous-jacente, des mutations de l'Etat-providence, chacune d'elles
pouvant servir de fil conducteur pour une relecture ; en temoigne la
diversite des recensions etablies par divers specialistes tels que
des psychiatres, des historiens et des anthropologues. La cle morale
et l'engagement militant sur l'actualite me semble la plus fidèle.
Notes
1. Didier Fassin, " Les economies morales revisitees ", in Annales HSS,
6, 2009, p. 1237-66. Pour Thompson (" The Moral Economy of the English
Crowd in the Eighteenth Century ", in Past and Present, 1, 1971,
p. 76-136), il s'agissait d'introduire l'anthropologie dans l'histoire,
" en attribuant au 'pauvre' les memes competences sociales reconnues au
'primitif', la capacite de produire normes, droits et obligations "
(p. 1242). In L'empire du traumatisme, voir p. 407 et suiv.
2. Par exemple, Didier Fassin et Patrice Bourdelais, Les constructions
de l'intolerable. Etudes d'anthropologie et d'histoire sur les
frontières de l'espace moral, Paris : La Decouverte, 2005, qui contient
aussi une etude de Richard Rechtman (" Du traumatisme a la victime. Une
construction psychiatrique de l'intolerable "). Le projet " Morals. A
Research Project in Social Sciences - Economies morales contemporaines
", conduit en parallèle par l'Ecole des Hautes Etudes de Paris et
l'Institute for Advanced Studies de Princeton, va aussi dans ce sens.
[Serenella Pegna enseigne les sciences politiques et sociales a
l'universite de Pise.]
Source : http://www.unive.it/nqcontent.cfm?a_id=147210 Traduction de
l'italien : © Georges Festa - 02.2013.
Avec l'aimable autorisation de Bruna Bianchi, redactrice en chef de
Deportate, esuli, profughe (universite Ca' Foscari, Venise).
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies