Libération, France
17 févr 2013
Arménie, terre d'évictions
REPORTAGE De l'achat de voix aux pressions, le chef de l'Etat sortant
a usé de tous les moyens en vue de la présidentielle d'aujourd'hui.
Par VERONIKA DORMAN Envoyée spéciale à Erevan
Une tentative d'assassinat contre un candidat, un autre en grève de la
faim et, au final, un scrutin présidentiel, aujourd'hui, joué d'avance
au profit du président sortant, Serge Sarkissian, du Parti
républicain. «Pour la première fois de l'histoire de l'Arménie
postsoviétique, il n'y a absolument aucun doute sur les résultats,
reconnaît d'emblée Sergey Minasyan, politologue à l'Institut du
Caucase d'Erevan. Ce scrutin n'est concurrentiel que formellement. En
réalité, le candidat du pouvoir n'a absolument aucun rival sérieux.»
Sarkissian a effectivement fait campagne dans un vide politique
puisque ses plus sérieux concurrents ont abandonné la course, à la fin
de l'année dernière. Selon Andrei Arachev, de l'Institut des études
orientales à Moscou, les candidats de l'opposition, Gagik Tsarukian
(Arménie prospère) et Levon Ter Petrossian (Congrès national arménien)
se sont retirés pour des raisons différentes, mais essentiellement
parce que le pouvoir leur a fait comprendre que leurs chances de
gagner étaient nulles.
Soulèvement. En 2008, l'Arménie avait vécu un soulèvement suite à un
scrutin jugé frauduleux. Levon Ter-Petrossian, le premier président de
l'Arménie postsoviétique, s'était vu refuser un second tour contre
Serge Sarkissian, alors Premier ministre et candidat du pouvoir, alors
qu'il avait rassemblé le nombre de voix nécessaires. Il avait mobilisé
des dizaines de milliers de manifestants, qui n'avaient pas quitté la
rue pendant dix jours. Les autorités avaient fini par faire fusiller
la foule, tuant dix personnes. «Le pouvoir a tiré les leçons de 2008
et a fait en sorte de contrôler totalement le processus politique»,
analyse l'expert.
Pour défier la machine du pouvoir, le Congrès national arménien et
Arménie prospère avaient décidé cette fois d'unir leurs forces dans la
course présidentielle autour d'un candidat unique. Mais en vain.
«Quand nous avons échoué à former un front commun, nous avons pris la
très mauvaise décision de ne pas participer aux élections, admet le
président de la fraction parlementaire du Congrès national, Levon
Zourabian. Mais c'était un moindre mal. Il n'y avait pas de meilleure
alternative.»
Pour justifier sa défection, l'opposition invoque le refus de
participer à un simulacre d'élections démocratiques. «Elle boycotte
ces élections car elle ne veut pas partir avec une longueur de
retard», explique l'analyste politique David Petrossian, qui décrit le
principal outil de falsification utilisé par le pouvoir dans toutes
les élections : de 500 000 à 700 000 électeurs inscrits sur les listes
électorales ne résident pas en Arménie et n'ont légalement pas le
droit de voter. Néanmoins, ces voix finissent toujours par gonfler les
scores du pouvoir. «Pour un pays de 1,1 million d'électeurs réels,
c'est énorme, continue Petrossian. Cela annule toute chance pour toute
réelle concurrence.»
Le pouvoir utilise également ses ressources administratives. Plusieurs
méthodes sont énumérées par les critiques. Le «carrousel» : on fait
circuler des groupes de gens de bureau en bureau pour les faire voter
plusieurs fois. Le pot-de-vin ou l'achat du vote, «souvent une
proposition que l'on ne peut pas refuser, surtout en milieu rural
pauvre», note Petrossian. Et la simple pression, via ses supérieurs à
l'école à l'armée, et dans toute administration. «Le pouvoir joue sur
le besoin et la pauvreté des gens, ou alors sur leur sentiment de
peur», est convaincue Ana Chakhnazarian, 27 ans, une militante de
l'opposition qui ira en observatrice dans un bureau de vote. «Ils font
du porte-à-porte dans les villages, et sont venus proposer 10 000
drams [18,4 euros] à mon père pour qu'il vote "comme il faut"»,
s'indigne la jeune femme, en rappelant que plus de 30% de la
population vit avec moins de deux euros par jour.
A quelques pas de là, au pied de l'Académie des sciences, sous une
tente de fortune, le candidat Andreas Ghukasyan en est à son 27e jour
de grève de la faim. «Depuis l'indépendance, le principe d'égalité des
droits ne s'est pas affirmé dans notre société. C'est une oligarchie,
le pouvoir est aux mains d'un groupe qui se place au-dessus des lois
et contrôle, sans partage, les ressources politiques et économiques du
pays», explique le politologue.
Balle. Il n'est pas le seul outsider à faire parler de lui : Paruyr
Hayrikyan, 63 ans, a, lui, reçu une balle à l'épaule, le 31 janvier,
lors d'une tentative d'assassinat. Les experts sont convaincus que les
taux de participation seront bas, vu l'absence d'alternative. Le
pouvoir pourrait même, cette fois-ci, se payer des élections plutôt
honnêtes. Mais ce serait compter sans l'ascension du candidat Raffi
Hovanessian, qui a fait une campagne fulgurante. Il serait même favori
dans les grandes villes. Contestant les pronostics des fatalistes,
Hovanessian est convaincu que l'Arménie est à l'orée d'une «révolution
électorale».
http://www.liberation.fr/monde/2013/02/17/armenie-terre-d-evictions_882537
17 févr 2013
Arménie, terre d'évictions
REPORTAGE De l'achat de voix aux pressions, le chef de l'Etat sortant
a usé de tous les moyens en vue de la présidentielle d'aujourd'hui.
Par VERONIKA DORMAN Envoyée spéciale à Erevan
Une tentative d'assassinat contre un candidat, un autre en grève de la
faim et, au final, un scrutin présidentiel, aujourd'hui, joué d'avance
au profit du président sortant, Serge Sarkissian, du Parti
républicain. «Pour la première fois de l'histoire de l'Arménie
postsoviétique, il n'y a absolument aucun doute sur les résultats,
reconnaît d'emblée Sergey Minasyan, politologue à l'Institut du
Caucase d'Erevan. Ce scrutin n'est concurrentiel que formellement. En
réalité, le candidat du pouvoir n'a absolument aucun rival sérieux.»
Sarkissian a effectivement fait campagne dans un vide politique
puisque ses plus sérieux concurrents ont abandonné la course, à la fin
de l'année dernière. Selon Andrei Arachev, de l'Institut des études
orientales à Moscou, les candidats de l'opposition, Gagik Tsarukian
(Arménie prospère) et Levon Ter Petrossian (Congrès national arménien)
se sont retirés pour des raisons différentes, mais essentiellement
parce que le pouvoir leur a fait comprendre que leurs chances de
gagner étaient nulles.
Soulèvement. En 2008, l'Arménie avait vécu un soulèvement suite à un
scrutin jugé frauduleux. Levon Ter-Petrossian, le premier président de
l'Arménie postsoviétique, s'était vu refuser un second tour contre
Serge Sarkissian, alors Premier ministre et candidat du pouvoir, alors
qu'il avait rassemblé le nombre de voix nécessaires. Il avait mobilisé
des dizaines de milliers de manifestants, qui n'avaient pas quitté la
rue pendant dix jours. Les autorités avaient fini par faire fusiller
la foule, tuant dix personnes. «Le pouvoir a tiré les leçons de 2008
et a fait en sorte de contrôler totalement le processus politique»,
analyse l'expert.
Pour défier la machine du pouvoir, le Congrès national arménien et
Arménie prospère avaient décidé cette fois d'unir leurs forces dans la
course présidentielle autour d'un candidat unique. Mais en vain.
«Quand nous avons échoué à former un front commun, nous avons pris la
très mauvaise décision de ne pas participer aux élections, admet le
président de la fraction parlementaire du Congrès national, Levon
Zourabian. Mais c'était un moindre mal. Il n'y avait pas de meilleure
alternative.»
Pour justifier sa défection, l'opposition invoque le refus de
participer à un simulacre d'élections démocratiques. «Elle boycotte
ces élections car elle ne veut pas partir avec une longueur de
retard», explique l'analyste politique David Petrossian, qui décrit le
principal outil de falsification utilisé par le pouvoir dans toutes
les élections : de 500 000 à 700 000 électeurs inscrits sur les listes
électorales ne résident pas en Arménie et n'ont légalement pas le
droit de voter. Néanmoins, ces voix finissent toujours par gonfler les
scores du pouvoir. «Pour un pays de 1,1 million d'électeurs réels,
c'est énorme, continue Petrossian. Cela annule toute chance pour toute
réelle concurrence.»
Le pouvoir utilise également ses ressources administratives. Plusieurs
méthodes sont énumérées par les critiques. Le «carrousel» : on fait
circuler des groupes de gens de bureau en bureau pour les faire voter
plusieurs fois. Le pot-de-vin ou l'achat du vote, «souvent une
proposition que l'on ne peut pas refuser, surtout en milieu rural
pauvre», note Petrossian. Et la simple pression, via ses supérieurs à
l'école à l'armée, et dans toute administration. «Le pouvoir joue sur
le besoin et la pauvreté des gens, ou alors sur leur sentiment de
peur», est convaincue Ana Chakhnazarian, 27 ans, une militante de
l'opposition qui ira en observatrice dans un bureau de vote. «Ils font
du porte-à-porte dans les villages, et sont venus proposer 10 000
drams [18,4 euros] à mon père pour qu'il vote "comme il faut"»,
s'indigne la jeune femme, en rappelant que plus de 30% de la
population vit avec moins de deux euros par jour.
A quelques pas de là, au pied de l'Académie des sciences, sous une
tente de fortune, le candidat Andreas Ghukasyan en est à son 27e jour
de grève de la faim. «Depuis l'indépendance, le principe d'égalité des
droits ne s'est pas affirmé dans notre société. C'est une oligarchie,
le pouvoir est aux mains d'un groupe qui se place au-dessus des lois
et contrôle, sans partage, les ressources politiques et économiques du
pays», explique le politologue.
Balle. Il n'est pas le seul outsider à faire parler de lui : Paruyr
Hayrikyan, 63 ans, a, lui, reçu une balle à l'épaule, le 31 janvier,
lors d'une tentative d'assassinat. Les experts sont convaincus que les
taux de participation seront bas, vu l'absence d'alternative. Le
pouvoir pourrait même, cette fois-ci, se payer des élections plutôt
honnêtes. Mais ce serait compter sans l'ascension du candidat Raffi
Hovanessian, qui a fait une campagne fulgurante. Il serait même favori
dans les grandes villes. Contestant les pronostics des fatalistes,
Hovanessian est convaincu que l'Arménie est à l'orée d'une «révolution
électorale».
http://www.liberation.fr/monde/2013/02/17/armenie-terre-d-evictions_882537