RACISME ET NATIONALISME EN TURQUIE
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=70727
Publié le : 23-01-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le 10 novembre 2012,
AyÅ~_e Gunaysu, féministe et militante turque des Droits de l'Homme,
a participé a Wroclaw (Pologne), en compagnie de Talin Suciyan
(Allemagne), a une table-ronde intitulée Â" Témoigner après les
témoignages. Histoire du négationnisme Â". Organisée sous l'égide
de l'Institut Grotowski, la réunion-débat était modérée par
l'historien Ara Sarafian (Grande-Bretagne). Le discours qu'AyÅ~_e
Gunaysu y a prononcé a été publié sur le site de The Armenian
Weekly le 2 janvier 2013 sous le titre: Â" Mon opinion sur la Turquie
post-génocidaire. Â" Ce texte en anglais a déja fait l'objet de
traductions francaises mais le Collectif VAN a choisi de prendre son
temps afin de proposer une traduction aboutie. Il rend hommage au
témoignage lucide, fort, et courageux de la militante turque AyÅ~_e
Gunaysu. Cette dernière n'hésite pas a critiquer le racisme et le
nationalisme en Turquie, mais va au-dela et reconnaît l'aveuglement
des organisations anti-fascistes auxquelles elle a adhéré a partir
des années 75 : Â" Nous n'avons jamais ouvert les yeux sur le fait
que les Turcs racistes pouvaient eux aussi incarner le fascisme et
refléter ainsi l'essence raciste de l'Etat turc, cette prolongation
de l'Empire ottoman génocidaire. Â"
Légende : AyÅ~_e Gunaysu, féministe et militante turque des droits
de l'homme.
AyÅ~_e Gunaysu : mon opinion sur la Turquie post-génocidaire
Armenian Weekly
2 janvier 2013
AyÅ~_e Gunaysu
Je remercie l'Institut Grotowski pour son invitation et sa généreuse
hospitalité. Je vous remercie aussi, cher public, d'être venu nous
écouter. Je me sens honorée d'être ici en votre compagnie.
Je suis par ma naissance une Turque musulmane. C'est-a-dire que je
suis une descendante des auteurs du génocide des Arméniens, des
Assyriens et des Grecs de l'Empire Ottoman. Je ne suis ni historienne,
ni universitaire, ni écrivain, je suis juste une militante des Droits
de l'Homme. Je ne peux donc que vous faire partager mes sentiments
et mon opinion sur la Turquie post-génocidaire.
A présent, je vous demande de vous imaginer que je suis une Allemande,
que je viens d'Allemagne.
Mais imaginez que l'Allemagne n'a pas été vaincue a l'issue de la
Seconde Guerre mondiale, qu'elle a au contraire été victorieuse et
n'a donc pas été prise en flagrant délit pour les crimes qu'elle a
commis : le monde n'a ainsi jamais eu la possibilité de visionner les
séquences filmées montrant les chambres a gaz et les amoncellements
de cadavres.
Imaginez aussi que l'Allemagne a usé de toute sa technologie et de
sa puissance industrielle pour couvrir ces faits et nier l'Holocauste.
Imaginez que la Shoah est niée de manière officielle, publique,
sociale et culturelle, niée dans tous les sens du terme.
Bien entendu, ce déni ne consiste pas seulement a dire Â" non,
cela n'est jamais arrivé. Â" Imaginez que tout l'appareil d'Etat et
la vie sociale du pays s'organisent autour de cela. Que les manuels
scolaires, les médias grand public, les milieux universitaires, la
société civile, internet, tous disent la même chose, essayant de
justifier l'extermination des Juifs et des autres catégories. Qu'ils
disent que c'était justifié, que c'était inévitable, que c'était
pour la survie de leur Nation. De plus, qu'ils disent que ce ne sont
pas eux qui ont massacré les Juifs mais exactement l'inverse.
Imaginez que les musées, les encyclopédies, et les expositions en
Allemagne relaient ces mensonges. Et, chose encore plus terrible,
que presque tous les Allemands croient fermement en la version de
leur gouvernement, et ne doutent jamais de ce qu'on leur dit.
Imaginez que les Juifs restés en Allemagne soient la cible des
racistes allemands et que les discours haineux envers les Juifs y
soient monnaie courante.
Que serait l'Europe aujourd'hui avec une Allemagne pareille et une
telle négation de la Shoah? Que serait la Pologne ? Y aurait-il un
Institut Grotowski ?
Je vous ai demandé d'imaginer cela afin de réfléchir une fois
de plus a la facon dont la négation d'un génocide peut changer la
vie elle-même.
Dans pareil scenario, la réalité objective ne veut rien dire. Rien
du tout. La réalité objective ne compte absolument pas. Ce qui
détermine la vie n'est autre que la réalité subjective, c'est-a-dire
ce que les gens pensent sincèrement.
C'est exactement le cas en Turquie pour tout ce qui concerne les
Arméniens et le génocide arménien. Voila la Turquie d'où je viens.
La reconnaissance, la repentance, l'humilité et le fait de ressentir
de la honte, voila ce qui fait de nous des êtres humains. Sans cela,
un peuple, un pays, est susceptible de commettre de nouveaux crimes,
de normaliser la violence, de transformer, en fait, la violence en
mode de vie. Ce qui est le cas en Turquie. En l'absence de pareilles
émotions, il n'y a pas de possibilité qu'advienne une forme de
catharsis, de repentance, que l'on puisse se laver de sa culpabilité.
C'est bien ce qui prévaut en Turquie depuis le génocide. Les
gouvernements successifs ont commis des crimes et continuent a en
commettre.
A présent, quelques mots me concernant. J'espère que mon histoire
va vous permettre de mieux appréhender la réalité turque. J'étais
une militante marxiste-léniniste, une communiste, membre secret du
Parti communiste de Turquie, qui était illégal entre 1970 et 1985.
Nous étions des anti-impérialistes convaincus, surtout opposés
a l'impérialisme américain. Pour nous, la Turquie était victime
de l'oppression et de l'exploitation impérialistes. C'est pour cela
qu'une de nos priorités était l'indépendance nationale. En d'autres
termes, le mal était nécessairement hors de notre pays. Nous ne
voyions pas le mal a l'intérieur même de nos frontières. L'ennemi
était un ennemi lointain ; il était ainsi beaucoup plus facile
et confortable pour nous de maudire cet ennemi-la et de crier des
slogans contre lui plutôt que de combattre le mal présent la,
juste a côté de nous. Malgré notre internationalisme affiché,
nous étions assurément des nationalistes sans le savoir.
Nous nous définissions comme anti-impérialistes et anticapitalistes,
nous croyions en la lutte des classes, mais ne devînmes antifascistes
qu'une fois que les bandes paramilitaires ultranationalistes, soutenues
par le gouvernement, commencèrent a la fin des années 70 a nous tuer
dans la rue, dans nos maisons, dans nos usines et dans les écoles.
Pour nous le fascisme était un mouvement anti-communiste. Nous n'avons
jamais ouvert les yeux sur le fait que les Turcs racistes pouvaient
eux aussi incarner le fascisme et refléter ainsi l'essence raciste
de l'Etat turc, cette prolongation de l'Empire ottoman génocidaire.
Oh oui, nous, la Gauche turque, étions sans nul doute, avec aplomb
et véhémence, antiracistes.
Mais de quel racisme s'agissait-il ? Du racisme aux Etats-Unis et en
Afrique du Sud, pays fort éloignés de nous. Notre propre pays n'avait
aucun rapport avec le racisme ! Nous étions complètement aveugles
a l'environnement raciste dans lequel nous-mêmes évoluions. Tout
était pourtant devant nos yeux et nous ne le voyions pas : la
négation du génocide, le discours haineux contre les Arméniens
et plus généralement les non-musulmans, la discrimination, la
représentation des non-musulmans en traîtres potentiels. Nous
étions comme des poissons nageant dans un océan de racisme sans en
avoir la moindre conscience.
Notre aveuglement était si grand que nous n'avions même pas l'idée
de faire campagne contre le Â" serment Â" de type nazi que les enfants
devaient prêter en chantant chaque matin dans les écoles. Des
générations d'enfants commencaient (et commencent toujours) chaque
matin leur journée de cours avec ce Â" serment Â", collectivement
chanté a tue-tête, qui affirme que nous sommes fiers d'être turcs
et que nous sommes prêts a sacrifier notre propre existence pour
assurer la pérennité de l'identité turque. Et ce chaque matin
et en compagnie d'une poignée de camarades de classe non-Turcs et
non-musulmans : des Juifs, des Grecs et des Kurdes !
Cela a duré des décennies entières. Aucun de nos altruistes
camarades Â" internationalistes Â" et marxistes-léninistes, moi y
compris, n'a jamais lancé de campagne contre cette pratique scolaire
de type nazi.
OK, nous étions Â" internationalistes Â". Mais de quel type
d'internationalisme s'agissait-il ?
Nous étions prêts a sacrifier nos vies pour les guerres
d'indépendance en Afrique et en Asie. Nous chantions des chants
révolutionnaires latino-américains, nous apprenions leurs slogans
par cÅ"ur, versions des larmes pour l'Angola. Mais nous ignorions
ce qui se déroulait sous nos propres yeux. Nous ne savions rien
et ne disions rien sur les Arméniens, les Grecs et les Assyriens,
ces petites communautés, ces enfants des victimes du génocide,
condamnés a vivre dans un environnement raciste. Nous ne savions
rien non plus des Kurdes vivant dans les provinces kurdes, soumis a
une législation différente, a un état d'urgence permanent.
Nous connaissions sur le bout des doigts l'histoire du parti communiste
soviétique, les détails de la lutte de Trotski contre Staline,
l'histoire de la lutte des Vietnamiens contre les Américains, mais
nous ne connaissions rien de la véritable histoire de notre propre
pays. Mais pour quelles raisons ?
A cause d'une désinformation efficace et de la manipulation opérée
par l'idéologie fondatrice et les mythes fondateurs de la République
turque. L'histoire a été réécrite de manière complètement
trompeuse par les autorités kémalistes. N'entrons pas dans les
détails, car cela prendrait trop de temps.
Qu'advint-il de la Turquie après 1915 ? La Turquie ne
connut ni la paix, ni une véritable démocratie, ni un réel
développement. L'Arménie occidentale, jadis développée et urbaine,
avec ses universités, ses théâtres, sa riche vie culturelle,
devint une terre aride, arrosée par le sang et les larmes. Les
révoltes kurdes se succédèrent, et furent réprimées dans des
bains de sang et avec des déplacements forcés de population.
Les interventions militaires se succédèrent aussi. Des dizaines
de milliers de personnes furent emprisonnées, torturées avec des
méthodes inimaginables, beaucoup moururent en prison et 36 furent
exécutées.
Malgré une restauration formelle des institutions démocratiques,
la Constitution en vigueur aujourd'hui est essentiellement une
Constitution adoptée sous un régime militaire.
Une guerre est actuellement en cours dans le Sud-Est de la Turquie,
soit en Arménie occidentale historique et au Kurdistan. On estime
que 50 000 personnes sont mortes, essentiellement des Kurdes. Sont
emprisonnés actuellement 10 000 militants kurdes des Droits de
l'Homme, des employés municipaux, des responsables politiques,
et des citoyens engagés dans un combat totalement pacifique. Une
grève de la faim a grande échelle est aussi en cours.
La négation d'un génocide représente la destruction de toute valeur
collective, de toute éthique, de tout sens de justice, en un mot,
le cÅ"ur et l'esprit de toute une Nation.
Il se peut qu'on vous dise que les choses sont en train de changer
en Turquie concernant ce qu'on appelle la Â" question Â" arménienne.
Certes, mais très lentement, très irrégulièrement et de manière
très décevante.
Merci de m'avoir écoutée.
Traduction : F.S. pour le Collectif VAN - 23 janvier 2013 - 07:00 -
www.collectifvan.org
AyÅ~_e Gunaysu est une traductrice professionnelle, défenseur des
droits humains, et féministe. Depuis 1995, elle est membre de l'IHD,
l'Association turque de défense des Droits de l'Homme (branche
d'Istanbul), et a été rédactrice dans un quotidien pro-kurde de
2005 a 2007. Depuis 2008, elle écrit une chronique bimensuelle en
anglais, intitulée Â"Lettres d'Istanbul Â", pour The Armenian Weekly.
Retour a la rubrique
Source/Lien : Armenian Weekly
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=70727
Publié le : 23-01-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le 10 novembre 2012,
AyÅ~_e Gunaysu, féministe et militante turque des Droits de l'Homme,
a participé a Wroclaw (Pologne), en compagnie de Talin Suciyan
(Allemagne), a une table-ronde intitulée Â" Témoigner après les
témoignages. Histoire du négationnisme Â". Organisée sous l'égide
de l'Institut Grotowski, la réunion-débat était modérée par
l'historien Ara Sarafian (Grande-Bretagne). Le discours qu'AyÅ~_e
Gunaysu y a prononcé a été publié sur le site de The Armenian
Weekly le 2 janvier 2013 sous le titre: Â" Mon opinion sur la Turquie
post-génocidaire. Â" Ce texte en anglais a déja fait l'objet de
traductions francaises mais le Collectif VAN a choisi de prendre son
temps afin de proposer une traduction aboutie. Il rend hommage au
témoignage lucide, fort, et courageux de la militante turque AyÅ~_e
Gunaysu. Cette dernière n'hésite pas a critiquer le racisme et le
nationalisme en Turquie, mais va au-dela et reconnaît l'aveuglement
des organisations anti-fascistes auxquelles elle a adhéré a partir
des années 75 : Â" Nous n'avons jamais ouvert les yeux sur le fait
que les Turcs racistes pouvaient eux aussi incarner le fascisme et
refléter ainsi l'essence raciste de l'Etat turc, cette prolongation
de l'Empire ottoman génocidaire. Â"
Légende : AyÅ~_e Gunaysu, féministe et militante turque des droits
de l'homme.
AyÅ~_e Gunaysu : mon opinion sur la Turquie post-génocidaire
Armenian Weekly
2 janvier 2013
AyÅ~_e Gunaysu
Je remercie l'Institut Grotowski pour son invitation et sa généreuse
hospitalité. Je vous remercie aussi, cher public, d'être venu nous
écouter. Je me sens honorée d'être ici en votre compagnie.
Je suis par ma naissance une Turque musulmane. C'est-a-dire que je
suis une descendante des auteurs du génocide des Arméniens, des
Assyriens et des Grecs de l'Empire Ottoman. Je ne suis ni historienne,
ni universitaire, ni écrivain, je suis juste une militante des Droits
de l'Homme. Je ne peux donc que vous faire partager mes sentiments
et mon opinion sur la Turquie post-génocidaire.
A présent, je vous demande de vous imaginer que je suis une Allemande,
que je viens d'Allemagne.
Mais imaginez que l'Allemagne n'a pas été vaincue a l'issue de la
Seconde Guerre mondiale, qu'elle a au contraire été victorieuse et
n'a donc pas été prise en flagrant délit pour les crimes qu'elle a
commis : le monde n'a ainsi jamais eu la possibilité de visionner les
séquences filmées montrant les chambres a gaz et les amoncellements
de cadavres.
Imaginez aussi que l'Allemagne a usé de toute sa technologie et de
sa puissance industrielle pour couvrir ces faits et nier l'Holocauste.
Imaginez que la Shoah est niée de manière officielle, publique,
sociale et culturelle, niée dans tous les sens du terme.
Bien entendu, ce déni ne consiste pas seulement a dire Â" non,
cela n'est jamais arrivé. Â" Imaginez que tout l'appareil d'Etat et
la vie sociale du pays s'organisent autour de cela. Que les manuels
scolaires, les médias grand public, les milieux universitaires, la
société civile, internet, tous disent la même chose, essayant de
justifier l'extermination des Juifs et des autres catégories. Qu'ils
disent que c'était justifié, que c'était inévitable, que c'était
pour la survie de leur Nation. De plus, qu'ils disent que ce ne sont
pas eux qui ont massacré les Juifs mais exactement l'inverse.
Imaginez que les musées, les encyclopédies, et les expositions en
Allemagne relaient ces mensonges. Et, chose encore plus terrible,
que presque tous les Allemands croient fermement en la version de
leur gouvernement, et ne doutent jamais de ce qu'on leur dit.
Imaginez que les Juifs restés en Allemagne soient la cible des
racistes allemands et que les discours haineux envers les Juifs y
soient monnaie courante.
Que serait l'Europe aujourd'hui avec une Allemagne pareille et une
telle négation de la Shoah? Que serait la Pologne ? Y aurait-il un
Institut Grotowski ?
Je vous ai demandé d'imaginer cela afin de réfléchir une fois
de plus a la facon dont la négation d'un génocide peut changer la
vie elle-même.
Dans pareil scenario, la réalité objective ne veut rien dire. Rien
du tout. La réalité objective ne compte absolument pas. Ce qui
détermine la vie n'est autre que la réalité subjective, c'est-a-dire
ce que les gens pensent sincèrement.
C'est exactement le cas en Turquie pour tout ce qui concerne les
Arméniens et le génocide arménien. Voila la Turquie d'où je viens.
La reconnaissance, la repentance, l'humilité et le fait de ressentir
de la honte, voila ce qui fait de nous des êtres humains. Sans cela,
un peuple, un pays, est susceptible de commettre de nouveaux crimes,
de normaliser la violence, de transformer, en fait, la violence en
mode de vie. Ce qui est le cas en Turquie. En l'absence de pareilles
émotions, il n'y a pas de possibilité qu'advienne une forme de
catharsis, de repentance, que l'on puisse se laver de sa culpabilité.
C'est bien ce qui prévaut en Turquie depuis le génocide. Les
gouvernements successifs ont commis des crimes et continuent a en
commettre.
A présent, quelques mots me concernant. J'espère que mon histoire
va vous permettre de mieux appréhender la réalité turque. J'étais
une militante marxiste-léniniste, une communiste, membre secret du
Parti communiste de Turquie, qui était illégal entre 1970 et 1985.
Nous étions des anti-impérialistes convaincus, surtout opposés
a l'impérialisme américain. Pour nous, la Turquie était victime
de l'oppression et de l'exploitation impérialistes. C'est pour cela
qu'une de nos priorités était l'indépendance nationale. En d'autres
termes, le mal était nécessairement hors de notre pays. Nous ne
voyions pas le mal a l'intérieur même de nos frontières. L'ennemi
était un ennemi lointain ; il était ainsi beaucoup plus facile
et confortable pour nous de maudire cet ennemi-la et de crier des
slogans contre lui plutôt que de combattre le mal présent la,
juste a côté de nous. Malgré notre internationalisme affiché,
nous étions assurément des nationalistes sans le savoir.
Nous nous définissions comme anti-impérialistes et anticapitalistes,
nous croyions en la lutte des classes, mais ne devînmes antifascistes
qu'une fois que les bandes paramilitaires ultranationalistes, soutenues
par le gouvernement, commencèrent a la fin des années 70 a nous tuer
dans la rue, dans nos maisons, dans nos usines et dans les écoles.
Pour nous le fascisme était un mouvement anti-communiste. Nous n'avons
jamais ouvert les yeux sur le fait que les Turcs racistes pouvaient
eux aussi incarner le fascisme et refléter ainsi l'essence raciste
de l'Etat turc, cette prolongation de l'Empire ottoman génocidaire.
Oh oui, nous, la Gauche turque, étions sans nul doute, avec aplomb
et véhémence, antiracistes.
Mais de quel racisme s'agissait-il ? Du racisme aux Etats-Unis et en
Afrique du Sud, pays fort éloignés de nous. Notre propre pays n'avait
aucun rapport avec le racisme ! Nous étions complètement aveugles
a l'environnement raciste dans lequel nous-mêmes évoluions. Tout
était pourtant devant nos yeux et nous ne le voyions pas : la
négation du génocide, le discours haineux contre les Arméniens
et plus généralement les non-musulmans, la discrimination, la
représentation des non-musulmans en traîtres potentiels. Nous
étions comme des poissons nageant dans un océan de racisme sans en
avoir la moindre conscience.
Notre aveuglement était si grand que nous n'avions même pas l'idée
de faire campagne contre le Â" serment Â" de type nazi que les enfants
devaient prêter en chantant chaque matin dans les écoles. Des
générations d'enfants commencaient (et commencent toujours) chaque
matin leur journée de cours avec ce Â" serment Â", collectivement
chanté a tue-tête, qui affirme que nous sommes fiers d'être turcs
et que nous sommes prêts a sacrifier notre propre existence pour
assurer la pérennité de l'identité turque. Et ce chaque matin
et en compagnie d'une poignée de camarades de classe non-Turcs et
non-musulmans : des Juifs, des Grecs et des Kurdes !
Cela a duré des décennies entières. Aucun de nos altruistes
camarades Â" internationalistes Â" et marxistes-léninistes, moi y
compris, n'a jamais lancé de campagne contre cette pratique scolaire
de type nazi.
OK, nous étions Â" internationalistes Â". Mais de quel type
d'internationalisme s'agissait-il ?
Nous étions prêts a sacrifier nos vies pour les guerres
d'indépendance en Afrique et en Asie. Nous chantions des chants
révolutionnaires latino-américains, nous apprenions leurs slogans
par cÅ"ur, versions des larmes pour l'Angola. Mais nous ignorions
ce qui se déroulait sous nos propres yeux. Nous ne savions rien
et ne disions rien sur les Arméniens, les Grecs et les Assyriens,
ces petites communautés, ces enfants des victimes du génocide,
condamnés a vivre dans un environnement raciste. Nous ne savions
rien non plus des Kurdes vivant dans les provinces kurdes, soumis a
une législation différente, a un état d'urgence permanent.
Nous connaissions sur le bout des doigts l'histoire du parti communiste
soviétique, les détails de la lutte de Trotski contre Staline,
l'histoire de la lutte des Vietnamiens contre les Américains, mais
nous ne connaissions rien de la véritable histoire de notre propre
pays. Mais pour quelles raisons ?
A cause d'une désinformation efficace et de la manipulation opérée
par l'idéologie fondatrice et les mythes fondateurs de la République
turque. L'histoire a été réécrite de manière complètement
trompeuse par les autorités kémalistes. N'entrons pas dans les
détails, car cela prendrait trop de temps.
Qu'advint-il de la Turquie après 1915 ? La Turquie ne
connut ni la paix, ni une véritable démocratie, ni un réel
développement. L'Arménie occidentale, jadis développée et urbaine,
avec ses universités, ses théâtres, sa riche vie culturelle,
devint une terre aride, arrosée par le sang et les larmes. Les
révoltes kurdes se succédèrent, et furent réprimées dans des
bains de sang et avec des déplacements forcés de population.
Les interventions militaires se succédèrent aussi. Des dizaines
de milliers de personnes furent emprisonnées, torturées avec des
méthodes inimaginables, beaucoup moururent en prison et 36 furent
exécutées.
Malgré une restauration formelle des institutions démocratiques,
la Constitution en vigueur aujourd'hui est essentiellement une
Constitution adoptée sous un régime militaire.
Une guerre est actuellement en cours dans le Sud-Est de la Turquie,
soit en Arménie occidentale historique et au Kurdistan. On estime
que 50 000 personnes sont mortes, essentiellement des Kurdes. Sont
emprisonnés actuellement 10 000 militants kurdes des Droits de
l'Homme, des employés municipaux, des responsables politiques,
et des citoyens engagés dans un combat totalement pacifique. Une
grève de la faim a grande échelle est aussi en cours.
La négation d'un génocide représente la destruction de toute valeur
collective, de toute éthique, de tout sens de justice, en un mot,
le cÅ"ur et l'esprit de toute une Nation.
Il se peut qu'on vous dise que les choses sont en train de changer
en Turquie concernant ce qu'on appelle la Â" question Â" arménienne.
Certes, mais très lentement, très irrégulièrement et de manière
très décevante.
Merci de m'avoir écoutée.
Traduction : F.S. pour le Collectif VAN - 23 janvier 2013 - 07:00 -
www.collectifvan.org
AyÅ~_e Gunaysu est une traductrice professionnelle, défenseur des
droits humains, et féministe. Depuis 1995, elle est membre de l'IHD,
l'Association turque de défense des Droits de l'Homme (branche
d'Istanbul), et a été rédactrice dans un quotidien pro-kurde de
2005 a 2007. Depuis 2008, elle écrit une chronique bimensuelle en
anglais, intitulée Â"Lettres d'Istanbul Â", pour The Armenian Weekly.
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