U.E : DEMOCRATISATION DE LA TURQUIE OU " TURQUIFICATION " DE L'EUROPE ?
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=70879
Publie le : 29-01-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - " Si la Turquie entrait
dans l'Union [europeenne], elle disposerait d'un levier redoutable
: le mandat d'arret europeen (MAE). Sur ce point mon opinion
est faite : la Turquie, dans l'etat actuel des choses, ne doit
pas entrer dans l'Union - si tant est que la question soit encore
d'actualite. Voici dix ou quinze ans nous etions nombreux a penser que
si la Turquie entrait dans l'Union, cela accelererait le processus
de sa democratisation. Il faut retourner la question maintenant,
et d'urgence : car les gouvernements europeens et l'Europe elle-meme
sont dans un processus de droitisation. C'est donc le contraire qui
risque de se passer : si la Turquie entrait dans l'Europe, il y aurait
grand danger que celle-ci, sur le plan des pratiques policières et
juridiques, ne se 'turquifie'." Cette analyse sans concession du
specialiste de la Turquie, Etienne Copeaux, fait suite au procès
inique de Pinar Selek a Istanbul, où la sociologue turque - exilee
a Strasbourg - a ete condamnee in absentia a perpetuite. Precisons
a nos lecteurs que le terme de " turquification " de l'Europe n'a
pas ici la connotation que certains a droite et a l'extreme-droite,
voudraient lui donner. Il s'agit - et du moins c'est comme cela que
nous le comprenons, l'analysons et le disons depuis 2004 - d'une "
fascisation a la turque " de nos democraties. Un fait d'autant plus
preoccupant a l'heure où " les gouvernements europeens et l'Europe
elle-meme sont dans un processus de droitisation ". Le Collectif VAN
vous propose cet article publie sur le site susam-sokak.fr, le blog
d'Etienne Copeaux, le 25 janvier 2013.
susam-sokak.fr
Vendredi 25 janvier 2013 [dernière modification : samedi 26 janvier
2013, 11h]
Après le procès du 24 janvier 2013
Toute forme de complaisance a l'egard de la Turquie doit etre bannie
desormais. Le regime politique se rapproche rapidement de celui de
la Russie de Poutine. Après la rafle d'avocats la semaine passee,
nous avons assiste hier 24 janvier 2013 a un procès stalinien.
Les lois et les codes importent peu. Ils existent pour la vitrine,
seulement pour dire au reste du monde : " La Turquie est un Etat de
droit ". C'est une assertion aussi grossière que les sempiternelles
proclamations selon lesquelles les Turcs sont les champions de la
tolerance.
Je rappelle, comme le fait avec insistance Yasemin Oz, avocate de Pinar
Selek, qu'il n'existe aucune preuve de sa participation a un attentat
; qu'elle a ete arretee quelques jours après l'explosion du Marche
egyptien en 1998, mais que la police ne lui a pose aucune question,
meme durant les seances de torture, sur ce pretendu " attentat " :
elle avait etait arretee pour une autre raison. Le rapport qui est
joint au dossier, aujourd'hui, est commandite par l'Etat et aucun
veritable expert ni chimiste n'y a collabore : c'est un ensemble
d'assertions gratuites.
Pinar a ete acquittee trois fois, en dernier lieu le 9 fevrier 2011.
Ce jugement a ete casse deux jours plus tard par la cour supreme. Le
tribunal local a rejete cette mesure de la Cour supreme. Nouveau
coup de theâtre, en novembre 2012, ce meme tribunal local rejette son
propre jugement, admet que l'acquittement ne vaut plus, et requiert a
nouveau la prison a perpetuite : c'est tout simplement impossible dans
le droit turc, un tribunal ne pouvant annuler son propre jugement. Le
president du tribunal qui avait demande le respect de l'acquittement
etait alors en conge pour maladie. Quelques jours après la decision du
22 novembre, il a declare dans le quotidien Vatan qu'a son retour de
conge il allait reprendre les choses en main, laissant penser qu'il
considerait toujours Pinar Selek comme acquittee.
Hier 24 janvier 2013, ce meme personnage est a nouveau president
du tribunal, il revient sur ses propres declarations de novembre,
et considère Pinar comme condamnee ! Qui donc est alle lui tirer les
oreilles pendant son conge-maladie ?
Il faut se representer la scène. Nous avons l'habitude des grands
procès avec des plaidoiries et requisitoires fracassants, des effets
de manches, de la grande rhetorique et des jures passionnes par leur
mission. Nous avons l'habitude de representations hollywoodiennes
de la justice, avec des debats enflammes. Ici, point. Le president
du tribunal, avec a ses côtes le procureur (qui ne dit rien) et les
assesseurs dont l'un avait fait fonction de president le 22 novembre,
sont des personnages qui font de la peine, en realite. Je n'ai jamais
observe qu'ils regardent leurs interlocuteurs en face. Ils parlent
a voix basse, comme au confessionnal. Ils ont des micros devant eux
mais ne les utilisent pas. Personne ne peut les entendre, sauf les
avocats du premier rang, et encore. Ils font de la peine car toute leur
attitude exprime un ennui phenomenal. Ils jouent avec la vie des gens
et cela les ennuie. Ils parlent de facon monocorde, très lentement,
en regardant leur ecran d'ordinateur, comme s'ils allaient s'endormir.
Ils n'ont pas de convictions, meme pas dans le sens de la repression
: ils font leur travail de fonctionnaires ; en parlant a mi-voix,
ils pensent a leur carrière ; ils ne veulent pas etre mutes dans une
sous-prefecture de province et pour cela ils appliquent les directives.
Aucun signe sur leur visage n'indique qu'ils ecoutent les avocats. La
presence d'un public nombreux, la presence d'une cinquantaine d'avocats
en robe - dont deux francais et le celèbre avocat aveugle Esber
Yagmurdereli, qui a ete comme Pinar victime d'un terrible acharnement
judiciaire - venus soutenir leurs confrères de la defense, leur semble
indifferente. " Nous aurions pu etre dix mille, a dit le soir Yasemin
Oz, cela n'aurait rien change : ils sont commissionnes par l'Etat ".
Essayez de vous representer une cour d'assises mais sans jury :
l'image est plutôt celle d'un tribunal militaire. L'absence de jury,
c'est -a-dire d'une instance tierce, independante en principe de
l'accusation et de la defense, fait que l'affrontement est direct
entre celles-ci : les avocats ne cherchent pas a convaincre des jures,
mais le president du tribunal. Celui-ci n'est pas, comme en France, un
arbitre. Dès lors, les avocats, lorsque la tension monte, sont amenes
a prendre le president a partie, a l'invectiver, poliment certes,
mais c'est un duel. Comment imaginer alors que le president et les
juges ne soient pas piques au vif, ne soient pas amenes a camper sur
leurs positions, bref a ne pas perdre la face devant leurs collègues,
devant les avocats, devant leurs superieurs surtout ?
Chaque fois que j'ai assiste a une audience, j'ai senti dès le debut
que la partie etait perdue pour la defense. Ce 24 janvier, les avocats
avaient en face d'eux un tribunal qui s'etait dejuge le 22 novembre,
et qui en sortant de la legalite avait annule sa propre decision. Deux
mois plus tard, pouvait-on s'attendre a ce que ce meme tribunal se
dejuge une seconde fois, que ces juges admettent en public : " Bon,
nous avons fait une erreur, mille excuses, nous allons reparer cela et
acquitter definitivement l'accusee " ? Ce ne sont pas seulement des
fonctions et des institutions qui s'affrontent, mais des personnes,
des etres humains, qui ont leurs sentiments, leurs ambitions, leur
affect, et leur fierte.
Pas de jury, donc : les avocats cherchent toute la matinee a convaincre
ces fonctionnaires, et c'est peine perdue. La position de la defense
est très ferme : Pinar Selek est innocente, les expertises l'ont
demontre, il n'y a pas a revenir sur l'acquittement. En consequence
ils refusent de plaider sur le fond. Toute la plaidoirie porte sur la
forme et la procedure, et notamment la violation du code de procedure
criminelle en novembre.
L'imbroglio juridique qui a ete cree depuis 2011 est tel qu'il est
impossible a un auditeur etranger de suivre les demonstrations de la
defense. Mais des amis turcs nous disent la meme chose. Et des avocats
eux-memes nous le confessent pendant les poses. Dans son intervention
au cours de la seance de l'après-midi, Yasemin Oz a très clairement
pose le problème : en substance, elle a declare aux juges qu'on ne
sait plus où en en est : lorsqu'il est question de l'acquittement,
est-ce en première ou en dernière instance ? A quel acquittement
se refère-t-on, prononce a quelle date ? Tout cela est dans un flou
juridique... qui tourne au chaos en fin de seance.
Un element du procès est nouveau et peut-etre capital pour la suite :
au procès de Pinar Selek a ete joint le cas d'un autre accuse, Masallah
Yagan, detenu pour appartenance a un " mouvement " [terroriste]. Il
comparaissait entre deux gendarmes mais n'a pas ete sollicite avant
la fin de l'audience. Le president lui ayant donne la parole, il a
refuse de s'exprimer, parce que, a-t-il dit, la decision etant deja
prise il etait inutile de se defendre, et que de toute manière il
reclamait le droit de ses defendre " dans sa langue maternelle " [le
kurde]. Que signifie cet episode ? Probablement qu'on veut impliquer
plus encore Pinar Selek dans la question kurde, fabriquer des elements
de preuve de sa pretendue implication.
L'accusation mettrait-elle en place une nouvelle strategie ?
Le jugement lui-meme n'a surpris personne, la peine a meme ete
aggravee par une demande d'arrestation immediate, ce qui signifie
que Pinar ne peut plus remettre les pieds en Turquie. En outre,
il est probable que la Turquie fera une demande d'extradition. La
seule issue pour Pinar est maintenant la demande d'asile politique
[Nota CVAN : depuis que cet article est paru, Pinar Selek, exilee a
Strasbourg, a fait etat d'une autre option].
Ce triste episode a galvanise les soutiens de Pinar. La defense va
faire appel et le combat juridique va durer encore des annees ;
en attendant l'issue, il faut faire pression pour que la France
l'accueille [Nota CVAN : le fait que Pinar Selek a decide avec
ses avocats de se pourvoir en cassation ne change rien a l'analyse
ci-dessous]. Il faut sonner l'alarme sur les moyens dont la Turquie
dispose deja pour etendre sa repression hors de son territoire :
il s'agit de la fameuse decision-cadre de l'UE (2002) comportant la
liste des organisations considerees comme terroristes 1, decision
par laquelle les Etats-membres sont tenus d'engager une repression
sevère des mouvements vises sur leur territoire.
Il s'agit aussi des accords de cooperation policière franco-turcs
signes par Claude Gueant et Ibrahim Sahin en octobre 2011, qui non
seulement n'ont pas ete desavoues par le gouvernement " socialiste "
et sont toujours valables mais dont le texte, inchange, a ete presente
en projet de loi a la presidence de l'Assemblee par Laurent Fabius,
le 1er août 2012. L'adoption de ce projet de loi par les deputes et
les senateurs, sous un gouvernement PS, serait un scandale absolu.
Enfin, soyons conscients que si la Turquie entrait dans l'Union, elle
disposerait d'un levier redoutable : le mandat d'arret europeen (MAE)
dont a pâti recemment la militante basque Aurore Martin, livree par la
police francaise a la police espagnole. Sur ce point mon opinion est
faite : la Turquie, dans l'etat actuel des choses, ne doit pas entrer
dans l'Union - si tant est que la question soit encore d'actualite.
Voici dix ou quinze ans nous etions nombreux a penser que si la
Turquie entrait dans l'Union, cela accelererait le processus de sa
democratisation. Il faut retourner la question maintenant, et d'urgence
: car les gouvernements europeens et l'Europe elle-meme sont dans un
processus de droitisation. C'est donc le contraire qui risque de se
passer : si la Turquie entrait dans l'Europe, il y aurait grand danger
que celle-ci, sur le plan des pratiques policières et juridiques,
ne se " turquifie ".
Aussi dans la mobilisation pour Pinar Selek et toutes les autres
victimes turques et kurdes de la repression, nous devons penser,
nous autres citoyens de l'Union europeenne, que nous nous mobilisons
pour nous-memes, dans notre propre interet et celui de la democratie
dans nos pays et au sein de l'Union.
Lire aussi :
Le Collectif VAN soutient la sociologue turque Pinar Selek
Retour a la rubrique
Source/Lien : susam-sokak.fr
From: Baghdasarian
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=70879
Publie le : 29-01-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - " Si la Turquie entrait
dans l'Union [europeenne], elle disposerait d'un levier redoutable
: le mandat d'arret europeen (MAE). Sur ce point mon opinion
est faite : la Turquie, dans l'etat actuel des choses, ne doit
pas entrer dans l'Union - si tant est que la question soit encore
d'actualite. Voici dix ou quinze ans nous etions nombreux a penser que
si la Turquie entrait dans l'Union, cela accelererait le processus
de sa democratisation. Il faut retourner la question maintenant,
et d'urgence : car les gouvernements europeens et l'Europe elle-meme
sont dans un processus de droitisation. C'est donc le contraire qui
risque de se passer : si la Turquie entrait dans l'Europe, il y aurait
grand danger que celle-ci, sur le plan des pratiques policières et
juridiques, ne se 'turquifie'." Cette analyse sans concession du
specialiste de la Turquie, Etienne Copeaux, fait suite au procès
inique de Pinar Selek a Istanbul, où la sociologue turque - exilee
a Strasbourg - a ete condamnee in absentia a perpetuite. Precisons
a nos lecteurs que le terme de " turquification " de l'Europe n'a
pas ici la connotation que certains a droite et a l'extreme-droite,
voudraient lui donner. Il s'agit - et du moins c'est comme cela que
nous le comprenons, l'analysons et le disons depuis 2004 - d'une "
fascisation a la turque " de nos democraties. Un fait d'autant plus
preoccupant a l'heure où " les gouvernements europeens et l'Europe
elle-meme sont dans un processus de droitisation ". Le Collectif VAN
vous propose cet article publie sur le site susam-sokak.fr, le blog
d'Etienne Copeaux, le 25 janvier 2013.
susam-sokak.fr
Vendredi 25 janvier 2013 [dernière modification : samedi 26 janvier
2013, 11h]
Après le procès du 24 janvier 2013
Toute forme de complaisance a l'egard de la Turquie doit etre bannie
desormais. Le regime politique se rapproche rapidement de celui de
la Russie de Poutine. Après la rafle d'avocats la semaine passee,
nous avons assiste hier 24 janvier 2013 a un procès stalinien.
Les lois et les codes importent peu. Ils existent pour la vitrine,
seulement pour dire au reste du monde : " La Turquie est un Etat de
droit ". C'est une assertion aussi grossière que les sempiternelles
proclamations selon lesquelles les Turcs sont les champions de la
tolerance.
Je rappelle, comme le fait avec insistance Yasemin Oz, avocate de Pinar
Selek, qu'il n'existe aucune preuve de sa participation a un attentat
; qu'elle a ete arretee quelques jours après l'explosion du Marche
egyptien en 1998, mais que la police ne lui a pose aucune question,
meme durant les seances de torture, sur ce pretendu " attentat " :
elle avait etait arretee pour une autre raison. Le rapport qui est
joint au dossier, aujourd'hui, est commandite par l'Etat et aucun
veritable expert ni chimiste n'y a collabore : c'est un ensemble
d'assertions gratuites.
Pinar a ete acquittee trois fois, en dernier lieu le 9 fevrier 2011.
Ce jugement a ete casse deux jours plus tard par la cour supreme. Le
tribunal local a rejete cette mesure de la Cour supreme. Nouveau
coup de theâtre, en novembre 2012, ce meme tribunal local rejette son
propre jugement, admet que l'acquittement ne vaut plus, et requiert a
nouveau la prison a perpetuite : c'est tout simplement impossible dans
le droit turc, un tribunal ne pouvant annuler son propre jugement. Le
president du tribunal qui avait demande le respect de l'acquittement
etait alors en conge pour maladie. Quelques jours après la decision du
22 novembre, il a declare dans le quotidien Vatan qu'a son retour de
conge il allait reprendre les choses en main, laissant penser qu'il
considerait toujours Pinar Selek comme acquittee.
Hier 24 janvier 2013, ce meme personnage est a nouveau president
du tribunal, il revient sur ses propres declarations de novembre,
et considère Pinar comme condamnee ! Qui donc est alle lui tirer les
oreilles pendant son conge-maladie ?
Il faut se representer la scène. Nous avons l'habitude des grands
procès avec des plaidoiries et requisitoires fracassants, des effets
de manches, de la grande rhetorique et des jures passionnes par leur
mission. Nous avons l'habitude de representations hollywoodiennes
de la justice, avec des debats enflammes. Ici, point. Le president
du tribunal, avec a ses côtes le procureur (qui ne dit rien) et les
assesseurs dont l'un avait fait fonction de president le 22 novembre,
sont des personnages qui font de la peine, en realite. Je n'ai jamais
observe qu'ils regardent leurs interlocuteurs en face. Ils parlent
a voix basse, comme au confessionnal. Ils ont des micros devant eux
mais ne les utilisent pas. Personne ne peut les entendre, sauf les
avocats du premier rang, et encore. Ils font de la peine car toute leur
attitude exprime un ennui phenomenal. Ils jouent avec la vie des gens
et cela les ennuie. Ils parlent de facon monocorde, très lentement,
en regardant leur ecran d'ordinateur, comme s'ils allaient s'endormir.
Ils n'ont pas de convictions, meme pas dans le sens de la repression
: ils font leur travail de fonctionnaires ; en parlant a mi-voix,
ils pensent a leur carrière ; ils ne veulent pas etre mutes dans une
sous-prefecture de province et pour cela ils appliquent les directives.
Aucun signe sur leur visage n'indique qu'ils ecoutent les avocats. La
presence d'un public nombreux, la presence d'une cinquantaine d'avocats
en robe - dont deux francais et le celèbre avocat aveugle Esber
Yagmurdereli, qui a ete comme Pinar victime d'un terrible acharnement
judiciaire - venus soutenir leurs confrères de la defense, leur semble
indifferente. " Nous aurions pu etre dix mille, a dit le soir Yasemin
Oz, cela n'aurait rien change : ils sont commissionnes par l'Etat ".
Essayez de vous representer une cour d'assises mais sans jury :
l'image est plutôt celle d'un tribunal militaire. L'absence de jury,
c'est -a-dire d'une instance tierce, independante en principe de
l'accusation et de la defense, fait que l'affrontement est direct
entre celles-ci : les avocats ne cherchent pas a convaincre des jures,
mais le president du tribunal. Celui-ci n'est pas, comme en France, un
arbitre. Dès lors, les avocats, lorsque la tension monte, sont amenes
a prendre le president a partie, a l'invectiver, poliment certes,
mais c'est un duel. Comment imaginer alors que le president et les
juges ne soient pas piques au vif, ne soient pas amenes a camper sur
leurs positions, bref a ne pas perdre la face devant leurs collègues,
devant les avocats, devant leurs superieurs surtout ?
Chaque fois que j'ai assiste a une audience, j'ai senti dès le debut
que la partie etait perdue pour la defense. Ce 24 janvier, les avocats
avaient en face d'eux un tribunal qui s'etait dejuge le 22 novembre,
et qui en sortant de la legalite avait annule sa propre decision. Deux
mois plus tard, pouvait-on s'attendre a ce que ce meme tribunal se
dejuge une seconde fois, que ces juges admettent en public : " Bon,
nous avons fait une erreur, mille excuses, nous allons reparer cela et
acquitter definitivement l'accusee " ? Ce ne sont pas seulement des
fonctions et des institutions qui s'affrontent, mais des personnes,
des etres humains, qui ont leurs sentiments, leurs ambitions, leur
affect, et leur fierte.
Pas de jury, donc : les avocats cherchent toute la matinee a convaincre
ces fonctionnaires, et c'est peine perdue. La position de la defense
est très ferme : Pinar Selek est innocente, les expertises l'ont
demontre, il n'y a pas a revenir sur l'acquittement. En consequence
ils refusent de plaider sur le fond. Toute la plaidoirie porte sur la
forme et la procedure, et notamment la violation du code de procedure
criminelle en novembre.
L'imbroglio juridique qui a ete cree depuis 2011 est tel qu'il est
impossible a un auditeur etranger de suivre les demonstrations de la
defense. Mais des amis turcs nous disent la meme chose. Et des avocats
eux-memes nous le confessent pendant les poses. Dans son intervention
au cours de la seance de l'après-midi, Yasemin Oz a très clairement
pose le problème : en substance, elle a declare aux juges qu'on ne
sait plus où en en est : lorsqu'il est question de l'acquittement,
est-ce en première ou en dernière instance ? A quel acquittement
se refère-t-on, prononce a quelle date ? Tout cela est dans un flou
juridique... qui tourne au chaos en fin de seance.
Un element du procès est nouveau et peut-etre capital pour la suite :
au procès de Pinar Selek a ete joint le cas d'un autre accuse, Masallah
Yagan, detenu pour appartenance a un " mouvement " [terroriste]. Il
comparaissait entre deux gendarmes mais n'a pas ete sollicite avant
la fin de l'audience. Le president lui ayant donne la parole, il a
refuse de s'exprimer, parce que, a-t-il dit, la decision etant deja
prise il etait inutile de se defendre, et que de toute manière il
reclamait le droit de ses defendre " dans sa langue maternelle " [le
kurde]. Que signifie cet episode ? Probablement qu'on veut impliquer
plus encore Pinar Selek dans la question kurde, fabriquer des elements
de preuve de sa pretendue implication.
L'accusation mettrait-elle en place une nouvelle strategie ?
Le jugement lui-meme n'a surpris personne, la peine a meme ete
aggravee par une demande d'arrestation immediate, ce qui signifie
que Pinar ne peut plus remettre les pieds en Turquie. En outre,
il est probable que la Turquie fera une demande d'extradition. La
seule issue pour Pinar est maintenant la demande d'asile politique
[Nota CVAN : depuis que cet article est paru, Pinar Selek, exilee a
Strasbourg, a fait etat d'une autre option].
Ce triste episode a galvanise les soutiens de Pinar. La defense va
faire appel et le combat juridique va durer encore des annees ;
en attendant l'issue, il faut faire pression pour que la France
l'accueille [Nota CVAN : le fait que Pinar Selek a decide avec
ses avocats de se pourvoir en cassation ne change rien a l'analyse
ci-dessous]. Il faut sonner l'alarme sur les moyens dont la Turquie
dispose deja pour etendre sa repression hors de son territoire :
il s'agit de la fameuse decision-cadre de l'UE (2002) comportant la
liste des organisations considerees comme terroristes 1, decision
par laquelle les Etats-membres sont tenus d'engager une repression
sevère des mouvements vises sur leur territoire.
Il s'agit aussi des accords de cooperation policière franco-turcs
signes par Claude Gueant et Ibrahim Sahin en octobre 2011, qui non
seulement n'ont pas ete desavoues par le gouvernement " socialiste "
et sont toujours valables mais dont le texte, inchange, a ete presente
en projet de loi a la presidence de l'Assemblee par Laurent Fabius,
le 1er août 2012. L'adoption de ce projet de loi par les deputes et
les senateurs, sous un gouvernement PS, serait un scandale absolu.
Enfin, soyons conscients que si la Turquie entrait dans l'Union, elle
disposerait d'un levier redoutable : le mandat d'arret europeen (MAE)
dont a pâti recemment la militante basque Aurore Martin, livree par la
police francaise a la police espagnole. Sur ce point mon opinion est
faite : la Turquie, dans l'etat actuel des choses, ne doit pas entrer
dans l'Union - si tant est que la question soit encore d'actualite.
Voici dix ou quinze ans nous etions nombreux a penser que si la
Turquie entrait dans l'Union, cela accelererait le processus de sa
democratisation. Il faut retourner la question maintenant, et d'urgence
: car les gouvernements europeens et l'Europe elle-meme sont dans un
processus de droitisation. C'est donc le contraire qui risque de se
passer : si la Turquie entrait dans l'Europe, il y aurait grand danger
que celle-ci, sur le plan des pratiques policières et juridiques,
ne se " turquifie ".
Aussi dans la mobilisation pour Pinar Selek et toutes les autres
victimes turques et kurdes de la repression, nous devons penser,
nous autres citoyens de l'Union europeenne, que nous nous mobilisons
pour nous-memes, dans notre propre interet et celui de la democratie
dans nos pays et au sein de l'Union.
Lire aussi :
Le Collectif VAN soutient la sociologue turque Pinar Selek
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