revue de presse
La Turquie à la sauce ottomane
Tout est parti d'un énième projet de construction. Au bord de la place
Taksim, à l'emplacement du parc Gezi, point de départ du mouvement de
contestation contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, les
autorités veulent rebtir à l'identique une ancienne caserne de
l'artillerie ottomane édifiée à la fin XIXe siècle et rasée en 1940.
Un édifice baroque avec des dômes en forme de bulbes. `Nous allons
reconstruire l'Histoire`, a lancé le premier ministre Erdogan pour
promouvoir ce projet très contesté.
Fondé en 1299 par le chef d'une tribu turque, l'empire, qui a été
dirigé par 36 sultans jusqu'à l'avènement de la république, en 1923, a
fait régner l'ordre ottoman sur la région durant plus de six siècles.
A partir du XVIe siècle, le sultan jouit aussi du titre de calife, et
donc de successeur du prophète de l'islam. A son apogée, l'empire
englobait toute la péninsule Arabique et le Proche-Orient, dont les
lieux saints de l'islam et Jérusalem, le Maghreb jusqu'à l'Algérie,
les Balkans, et parvenait aux portes de Vienne, assiégée en 1529 par
Soliman le Magnifique.
ERDOGAN LE SULTAN
Les symboles glorieux de l'Empire ottoman sont de plus en plus
fréquemment invoqués par M. Erdogan. Le premier ministre
islamo-conservateur, au pouvoir depuis dix ans, est critiqué par ses
détracteurs pour ses penchants `ottomanistes`, au point d'être
régulièrement comparé à un sultan. A l'image de cette caserne décriée,
la nostalgie ottomane a pris la forme d'une véritable mode
architecturale dans une ville d'Istanbul en pleine transformation.
Une tendance qui produit des répliques en parpaings et en béton des
merveilles de Mimar Sinan, le grand architecte du XVIe siècle. `On a
de nombreux exemples, enrage Edhem Eldem, historien spécialiste de
l'Empire ottoman à l'université du Bosphore. Le projet de mosquée
géante qui doit être édifiée sur la colline de Camlica, selon les
voeux du premier ministre, montre une incapacité à penser une mosquée
nouvelle. On est emprisonnés dans le classicisme, avec des résultats
parfois épouvantables.`
Recep Tayyip Erdogan a ainsi inauguré en 2012 une copie de la fameuse
mosquée Solimaniye, btie au XVIe siècle pour Soliman le Magnifique.
L'édifice a été érigé au bord de l'autoroute qui file vers Ankara,
entre deux centres commerciaux et des tours de bureaux. `Il y a dans
cette démarche le désir de btir, comme les Ottomans, une mosquée pour
marquer physiquement la ville, poursuit Edhem Eldem. Mais c'est une
architecture de très mauvais goût, imbibée d'idéologie et de
populisme.`
LA SPLENDEUR DES `YALIS`
A une trentaine de kilomètres de la place Taksim s'achève la
construction de résidences privées `de luxe`. Les `Palais d'Istanbul`
- c'est le nom de la cité - proposent des appartements de trois ou
quatre pièces calqués sur les plus beaux palais du XIXe siècle.
Pour une clientèle plus fortunée, mais dans le même esprit, l'hôtel
Les Ottomans prétend recréer sur les rives du Bosphore le luxe et la
splendeur des yali, ces maisons anciennes en bois qui bordent le
détroit. `Un décor chargé d'orientalisme, destiné à l'amusement des
nantis et des touristes`, résume M. Eldem.
Sous l'action du gouvernement de M. Erdogan, l'histoire ottomane, qui
avait semblé passer au second plan avec l'avènement de la république
et de Mustafa Kemal en 1923, resurgit de plus belle dans l'espace
public et dans l'idéologie nationale.Un mouvement de retour déjà
enclenché sous la présidence de Turgut Özal, président conservateur au
pouvoir de 1989 à 1993.
Pour l'anniversaire de la conquête de Constantinople en 1453 - ou sa
chute, selon le point de vue que l'on adopte -, le premier ministre a
inauguré le chantier du troisième pont sur le Bosphore. Un pont
baptisé Yavuz-Sultan-Selim, du nom de Selim Ier, le sultan conquérant
(1512-1520) qui fut le responsable du massacre de dizaines de milliers
d'Alévis.
`On puise toujours dans le panier des grands hommes ottomans, souligne
M. Eldem. Le deuxième pont porte déjà le nom du sultan Mehmet le
Conquérant.` Quelques heures après la cérémonie du pont
Yavuz-Sultan-Selim, dans le fief d'Erdogan, à Kasimpacha, un quartier
populaire du centre de la ville, des députés du parti au pouvoir
inauguraient un stade de ok, le tir à l'arc traditionnel pratiqué par
les Ottomans jusqu'à la moitié du XIXe siècle et remis au goût du
jour. La lutte `à l'huile` - les lutteurs, en culotte de peau de
buffle, s'enduisent le corps d'huile d'olive -, pratiquée comme le
faisaient les soldats ottomans il y a six siècles, garde également une
grande popularité dans toute l'Anatolie.
`ON RECRÉE UN PASSÉ`
Le plus bel exemple de cette instrumentalisation de l'histoire
triomphante de l'Empire ottoman par le gouvernement de Recep Tayyip
Erdogan reste le `musée de la Conquête`, Panorama 1453, installé au
pied des murailles de Constantin, à l'endroit précis où le sultan
enfonça la défense de Constantinople. Un musée `soviétique`, selon
Ilber Ortayli, historien de l'Empire ottoman à l'université
Galatasaray d'Istanbul et ancien directeur du palais de Topkapi. `On
recrée un passé coupé de toute historicité`, juge pour sa part Edhem
Eldem.
`Le but est de marquer l'espace, de dire qu'Istanbul est nôtre à
partir de 1453, et donc de rejeter tout ce qui précède, de nous couper
des autres, les Byzantins. C'est un `nous` réinventé à la sauce
nationaliste turque`, affirme Edhem Eldem. Dans une représentation
panoramique de la bataille, peinte sous le dôme à 360°, le sultan
Mehmet arbore ainsi un blason ottoman qui n'existait pas à l'époque -
il a été créé pour le sultan Abdülhamid, à la fin du XIXe siècle !
Selon M. Eldem, le `néo-ottomanisme` supposé de la mouvance islamiste
turque ne serait finalement qu'une `reconstruction à rebours, imposant
à l'empire des références républicaines`. La volonté de replacer la
Turquie dans une continuité historique acceptable. Le mythe d'un `ge
d'or`, d'une grandeur ottomane dans un empire prospère, a sans doute
inspiré la diplomatie du ministre des affaires étrangères, Ahmet
Davutoglu, considéré comme l'architecte d'une `diplomatie
néo-ottomane`.
La nostalgie ottomane se heurte à une limite de taille. `Il n'y a
aucune sympathie en Turquie pour l'ancienne famille impériale, il n'y
a pas de parti monarchiste`, note l'historien Ilber Ortayli. La
dynastie des Osmanoglu, qui compte plusieurs dizaines de membres
descendants des monarques, a été dépossédée de ses biens à la chute du
dernier sultan, Mehmet VI, en 1922. Une partie de ses héritiers est
revenue s'installer en Turquie. En 2006, la télévision d'Etat avait
consacré un documentaire à l'exil de la famille, présenté au palais de
Dolmabahçe, résidence des derniers sultans. Mais la réhabilitation des
Ottomans n'est pas à l'ordre du jour.
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 20.06.2013
Par Guillaume Perrier
dimanche 30 juin 2013,
Stéphane ©armenews.com
La Turquie à la sauce ottomane
Tout est parti d'un énième projet de construction. Au bord de la place
Taksim, à l'emplacement du parc Gezi, point de départ du mouvement de
contestation contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, les
autorités veulent rebtir à l'identique une ancienne caserne de
l'artillerie ottomane édifiée à la fin XIXe siècle et rasée en 1940.
Un édifice baroque avec des dômes en forme de bulbes. `Nous allons
reconstruire l'Histoire`, a lancé le premier ministre Erdogan pour
promouvoir ce projet très contesté.
Fondé en 1299 par le chef d'une tribu turque, l'empire, qui a été
dirigé par 36 sultans jusqu'à l'avènement de la république, en 1923, a
fait régner l'ordre ottoman sur la région durant plus de six siècles.
A partir du XVIe siècle, le sultan jouit aussi du titre de calife, et
donc de successeur du prophète de l'islam. A son apogée, l'empire
englobait toute la péninsule Arabique et le Proche-Orient, dont les
lieux saints de l'islam et Jérusalem, le Maghreb jusqu'à l'Algérie,
les Balkans, et parvenait aux portes de Vienne, assiégée en 1529 par
Soliman le Magnifique.
ERDOGAN LE SULTAN
Les symboles glorieux de l'Empire ottoman sont de plus en plus
fréquemment invoqués par M. Erdogan. Le premier ministre
islamo-conservateur, au pouvoir depuis dix ans, est critiqué par ses
détracteurs pour ses penchants `ottomanistes`, au point d'être
régulièrement comparé à un sultan. A l'image de cette caserne décriée,
la nostalgie ottomane a pris la forme d'une véritable mode
architecturale dans une ville d'Istanbul en pleine transformation.
Une tendance qui produit des répliques en parpaings et en béton des
merveilles de Mimar Sinan, le grand architecte du XVIe siècle. `On a
de nombreux exemples, enrage Edhem Eldem, historien spécialiste de
l'Empire ottoman à l'université du Bosphore. Le projet de mosquée
géante qui doit être édifiée sur la colline de Camlica, selon les
voeux du premier ministre, montre une incapacité à penser une mosquée
nouvelle. On est emprisonnés dans le classicisme, avec des résultats
parfois épouvantables.`
Recep Tayyip Erdogan a ainsi inauguré en 2012 une copie de la fameuse
mosquée Solimaniye, btie au XVIe siècle pour Soliman le Magnifique.
L'édifice a été érigé au bord de l'autoroute qui file vers Ankara,
entre deux centres commerciaux et des tours de bureaux. `Il y a dans
cette démarche le désir de btir, comme les Ottomans, une mosquée pour
marquer physiquement la ville, poursuit Edhem Eldem. Mais c'est une
architecture de très mauvais goût, imbibée d'idéologie et de
populisme.`
LA SPLENDEUR DES `YALIS`
A une trentaine de kilomètres de la place Taksim s'achève la
construction de résidences privées `de luxe`. Les `Palais d'Istanbul`
- c'est le nom de la cité - proposent des appartements de trois ou
quatre pièces calqués sur les plus beaux palais du XIXe siècle.
Pour une clientèle plus fortunée, mais dans le même esprit, l'hôtel
Les Ottomans prétend recréer sur les rives du Bosphore le luxe et la
splendeur des yali, ces maisons anciennes en bois qui bordent le
détroit. `Un décor chargé d'orientalisme, destiné à l'amusement des
nantis et des touristes`, résume M. Eldem.
Sous l'action du gouvernement de M. Erdogan, l'histoire ottomane, qui
avait semblé passer au second plan avec l'avènement de la république
et de Mustafa Kemal en 1923, resurgit de plus belle dans l'espace
public et dans l'idéologie nationale.Un mouvement de retour déjà
enclenché sous la présidence de Turgut Özal, président conservateur au
pouvoir de 1989 à 1993.
Pour l'anniversaire de la conquête de Constantinople en 1453 - ou sa
chute, selon le point de vue que l'on adopte -, le premier ministre a
inauguré le chantier du troisième pont sur le Bosphore. Un pont
baptisé Yavuz-Sultan-Selim, du nom de Selim Ier, le sultan conquérant
(1512-1520) qui fut le responsable du massacre de dizaines de milliers
d'Alévis.
`On puise toujours dans le panier des grands hommes ottomans, souligne
M. Eldem. Le deuxième pont porte déjà le nom du sultan Mehmet le
Conquérant.` Quelques heures après la cérémonie du pont
Yavuz-Sultan-Selim, dans le fief d'Erdogan, à Kasimpacha, un quartier
populaire du centre de la ville, des députés du parti au pouvoir
inauguraient un stade de ok, le tir à l'arc traditionnel pratiqué par
les Ottomans jusqu'à la moitié du XIXe siècle et remis au goût du
jour. La lutte `à l'huile` - les lutteurs, en culotte de peau de
buffle, s'enduisent le corps d'huile d'olive -, pratiquée comme le
faisaient les soldats ottomans il y a six siècles, garde également une
grande popularité dans toute l'Anatolie.
`ON RECRÉE UN PASSÉ`
Le plus bel exemple de cette instrumentalisation de l'histoire
triomphante de l'Empire ottoman par le gouvernement de Recep Tayyip
Erdogan reste le `musée de la Conquête`, Panorama 1453, installé au
pied des murailles de Constantin, à l'endroit précis où le sultan
enfonça la défense de Constantinople. Un musée `soviétique`, selon
Ilber Ortayli, historien de l'Empire ottoman à l'université
Galatasaray d'Istanbul et ancien directeur du palais de Topkapi. `On
recrée un passé coupé de toute historicité`, juge pour sa part Edhem
Eldem.
`Le but est de marquer l'espace, de dire qu'Istanbul est nôtre à
partir de 1453, et donc de rejeter tout ce qui précède, de nous couper
des autres, les Byzantins. C'est un `nous` réinventé à la sauce
nationaliste turque`, affirme Edhem Eldem. Dans une représentation
panoramique de la bataille, peinte sous le dôme à 360°, le sultan
Mehmet arbore ainsi un blason ottoman qui n'existait pas à l'époque -
il a été créé pour le sultan Abdülhamid, à la fin du XIXe siècle !
Selon M. Eldem, le `néo-ottomanisme` supposé de la mouvance islamiste
turque ne serait finalement qu'une `reconstruction à rebours, imposant
à l'empire des références républicaines`. La volonté de replacer la
Turquie dans une continuité historique acceptable. Le mythe d'un `ge
d'or`, d'une grandeur ottomane dans un empire prospère, a sans doute
inspiré la diplomatie du ministre des affaires étrangères, Ahmet
Davutoglu, considéré comme l'architecte d'une `diplomatie
néo-ottomane`.
La nostalgie ottomane se heurte à une limite de taille. `Il n'y a
aucune sympathie en Turquie pour l'ancienne famille impériale, il n'y
a pas de parti monarchiste`, note l'historien Ilber Ortayli. La
dynastie des Osmanoglu, qui compte plusieurs dizaines de membres
descendants des monarques, a été dépossédée de ses biens à la chute du
dernier sultan, Mehmet VI, en 1922. Une partie de ses héritiers est
revenue s'installer en Turquie. En 2006, la télévision d'Etat avait
consacré un documentaire à l'exil de la famille, présenté au palais de
Dolmabahçe, résidence des derniers sultans. Mais la réhabilitation des
Ottomans n'est pas à l'ordre du jour.
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 20.06.2013
Par Guillaume Perrier
dimanche 30 juin 2013,
Stéphane ©armenews.com