GéNOCIDE ARMéNIEN - LE DéNI APRèS LE DéNI
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Publié le : 03-07-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais
d'Henry C. Theriault publié sur le site The Armenian Weekly, mise
en ligne sur le site Armenian Trends - Mes Arménies le 1 juillet 2013.
Armenian Trends - Mes Arménies
1er juillet 2013
Légende photo : Mémorial du Génocide arménien, Tsitsernakaberd,
Erevan (Arménie), 2010 © http://fr.wikipedia.org
Henry Theriault - Le déni après le déni / Post-Denial Denial
par Henry Theriault
The Armenian Weekly (Watertown, MA), 30.04.2012
[En 2012, l'on pourrait se demander quel pourrait être l'intérêt
de s'engager a nouveau dans le déni. Les meilleurs travaux sur le
génocide arménien vont bien au-dela, s'intéressant a la question
des réparations ; aux dimensions du génocide liées au genre,
y compris la violence sexuelle et l'esclavage des femmes et des
jeunes filles arméniennes ; a l'attention portée aux micro- et
méso-niveaux de perpétration, en particulier le rôle complexe et
varié du régional (1) ; et a l'élargissement de la théorisation
du processus génocidaire, incluant les Assyriens et les Grecs (2).]
Pourquoi le déni perdure-t-il, en dépit de tout ? Est-ce simplement
l'entêtement atavique d'une partie des institutions politiques et
militaires de la Turquie ? Est-ce un préjugé largement répandu
dans la population turque, en particulier sa composante extérieure
croissante en Amérique du Nord et en Europe, un préjugé qui
perdure jusque dans les milieux progressistes et en dépit du poids
de la rhétorique contraire ? Est-ce une réaffirmation de la haine
génocidaire, une dérision des victimes, un refus de renoncer a la
sensation de pouvoir et de domination, émanant du fait de savoir
que votre groupe détient un pouvoir absolu de vie et de mort, non
seulement sur un ensemble d'individus, mais sur des populations
entières et anciennes ? Les partisans du déni, en particulier
certains universitaires aux Etats-Unis, se sont-ils enfermés dans
une position intenable, compromis si profondément dans leur plaidoyer
public en faveur d'une attaque odieuse et hypocrite contre des droits
humains et la pudeur la plus élémentaire, au point que leur unique
espoir d'auto-préservation psychologique, matérielle et statutaire
réside dans la préservation du mensonge ? Est-ce la version étatique
génocidaire rebattue de la cupidité et de l'égoïsme collectif,
qui soumet l'ensemble des relations humaines et des responsabilités
sociales a un instinct de pur profit, a savoir le refus de concéder un
seul iota des immenses profits matériels acquis grâce au génocide
en termes de terres et de richesses, lequel perdure aujourd'hui
comme fondement de la croissance de l'économie turque ? Le déni
est-il simplement devenu une habitude, que ceux qui l'encouragent
sont précisément trop rigides et trop paresseux pour y mettre fin,
une croyance pseudo-religieuse donnant sens a un monde complexe et
changeant, dénué de pensées et de défis significatifs, ou même
une addiction comportant ses charmes spécifiques, autodestructeurs
? Ou bien ses fournisseurs, ses perpétrateurs, ont-ils appris des
Arméniens eux-mêmes, qui eussent pu facilement renoncer, a tout
moment, durant ces 89 années écoulées, et cesser de combattre bec et
ongles pour préserver une identité maudite, n'apportant ni espoir,
ni réconfort a ceux qui en sont marqués, que le refus d'accepter
l'inévitable dévalorise et taille en pièce l'inévitable ?
Quoi qu'il en soit, s'engager dans le déni en 2012 représente une
corvée mortifère pour l'intelligence et l'âme, un détournement
du véritable travail intellectuel et politique qui attend ces
Arméniens et ces Turcs en quête d'un nouveau monde partagé, dans
lequel le processus génocidaire ottomano-turc ferait l'objet d'un
processus réparateur qui restaurerait, fÃ"t-ce silencieusement,
la viabilité a long terme de ses groupes victimes et s'assurerait
que les enseignements de ce génocide ont été compris, s'agissant,
par exemple, du trafic contemporain de femmes et d'enfants en vue
d'esclavage sexuel et autre, et de l'épidémie globale de violence a
l'encontre des femmes. Nous avons encore affaire au déni en 2012. Mais
je suppose que d'aucuns continuent de soutenir catégoriquement que
la Terre est plate, que les cigarettes ne provoquent pas le cancer,
que le climat terrestre ne se réchauffe pas du fait de la pollution
humaine, et que les dinosaures sont un mythe ou n'ont vécu qu'après
la création de la Terre, voici 6 000 ans.
Si les formidables ressources matérielles - bénéfice de
l'expropriation massive de richesses, du fait du génocide - que la
Turquie et ses alliés, au plan politique et industriel, sont en mesure
de déployer en faveur du déni, signifient que l'effort doit être
élargi indéfiniment sur de multiples fronts, y compris en termes
de relations publiques / groupes de pression et monde universitaire,
compte tenu de la fracture grandissante au sujet du déni en Turquie,
couplée au l'audace croissante d'Etats tels que la France, refusant
de céder a un chantage politique et économique, les procédures
judiciaires sont devenues le lieu privilégié d'arrière-garde des
négationnistes. Le paradoxe, naturellement, n'échappe pas a ceux
qui remarquent que le gouvernement turc et ses alliés continuent
de seriner avec insistance ce non-sens selon lequel le génocide
arménien ne devrait pas être un problème politique ou moral, mais
laissé entièrement aux historiens, au même moment historique,
précisément, où certains partisans des positions négationnistes
extraient le sujet du champ universitaire pour l'inscrire carrément
dans le système judiciaire via des procès visant a promouvoir les
enseignements de matériaux négationnistes discrédités sur des
sites internet et a empêcher les publications et les Â" recherches Â"
négationnistes d'être précisément étiquetées comme telles. Ce
n'est pas l'efficacité de cette dimension nouvelle de la campagne
menée contre la vérité et l'apaisement qui devrait nous inciter a
réfléchir, car son seul succès n'est que le résultat de l'ineptie
politique et de la lâcheté morale du Southern Poverty Law Center qui,
au lieu de mesurer la portée et les conséquences de ses déclarations
publiques approximatives sur Guenter Lewy, s'est contenté de diffamer
encore le groupe victime de génocide en abandonnant entièrement son
combat contre le déni, allant même jusqu'a encourager et féliciter
Lewy, afin d'éviter un procès.
Dans le pire des cas, la ligne minimale de résistance est toujours de
sacrifier ou de nuire a nouveau aux victimes. La tentative d'imposer le
relativisme a ce sujet, d'exiger que Â" l'autre versant de l'histoire
Â" soit juridiquement accolé au véritable versant de l'histoire,
en sorte que celui-ci ne puisse jamais être énoncé sans son pendant
et vampirisant parasite, devrait attirer notre attention.
Ce nouveau juridisme comporte un parallèle essentiel, qui n'a
pas encore été commenté, même par les contributeurs les plus
sophistiqués au débat sur le génocide arménien. Il y a dix ans, les
très rares parmi nous a être présents dans le débat public sur le
génocide arménien, qui insistaient sur le fait que les réparations,
et non le déni, constituaient la question centrale, faisaient l'objet
d'une exclusion au sein de l'opinion et d'un rejet dans les milieux
universitaires, où nos travaux étaient recus et pas simplement
ignorés. Nous avons continué a faire valoir nos arguments et, l'un
après l'autre, des universitaires, des responsables religieux et des
Arméniens, ainsi que beaucoup de gens en dehors de la communauté
arménienne, dont des législateurs américains, ont changé de point
de vue ou commencé a reconnaître l'importance des réparations,
la où ils ne les prenaient pas en considération auparavant. Or,
si l'on doit retenir une seule chose d'Etienne Balibar (3), c'est que
chaque pas en avant, en particulier au regard de l'oppression, conduit
très souvent plus a de nouvelles formes voilées de ces mêmes forces
oppressives élémentaires qu'a un dépassement significatif de cette
oppression. Il en va de même avec l'attention nouvelle portée aux
réparations, qui se répète parmi ceux - jusque dans la communauté
arménienne - qui reconnaissent dans le génocide arménien (y compris
certains qui n'utilisent pas le terme, mais reconnaissent l'expression
indéterminée Â" ce qui a infligé de grands dommages aux Arméniens
Â") une dichotomie structurelle émergente qui reflète la tension
entre la vérité et le déni en tant que tel. Le problème n'est pas
fonction d'une falsification opposée a la vérité, car le déni n'a
jamais concerné la vérité et la fausseté, mais concerne le pouvoir
et la prévention de la rectification des effets et du bilan éthique
du génocide. Ceux qui s'imaginent que l'établissement de la vérité
est l'alpha et l'oméga de la défense des droits de l'homme pour les
victimes du génocide arménien méconnaissent totalement ce qui est en
jeu dans chaque cas de génocide, peut-être parce qu'ils confondent
l'objectif putatif de la recherche universitaire (la production
de Â" vérité Â") avec le terrain politique et éthique complexe,
dans lequel cette recherche s'inscrit a juste titre. Le déni peut
être abandonné au point précis où certaines modalités nouvelles
de résistance peuvent être engagées de manière plus efficace,
au regard des succès ou des échecs en cours du déni.
Même s'il est vrai que le déni, en tant que campagne politique
conduite par l'Etat, cesserait avec la fin de la possibilité de toute
réparation matérielle ou symbolique (et comme le paragraphe liminaire
le laisse entendre, tel ne peut être le cas), cela ne signifie pas que
la fin du déni ne puisse advenir que de cette manière. La tension
au cÅ"ur du déni peut se transformer en un autre débat ou combat,
lequel sera des plus efficace, du fait de l'accent mis sur la fin du
déni comme clé pour résoudre le génocide arménien.
L'engagement en faveur du déni, décrit dans le paragraphe
introductif, suggère un profond enracinement psychosocial, qui va
au dela de l'opportunisme. La victoire de l'Etat turc a été de
structurer l'identité nationale turque en tant que telle, de deux
manières clé.
Premièrement, il a obligé l'identité collective a occuper une
place centrale dans l'identité personnelle de chaque individu -
en expliquant les manifestations plus étranges et foncièrement
paradoxales de celle-ci, comme l'élection de Kemal Ataturk comme le
plus grand homme, toutes catégories, lors d'un sondage du magazine
Time au tournant du siècle - et, deuxièmement, il a rendu cette
identité fragile et rigide. Les élites turques ont conduit le
développement d'une identité nationale, qui est (délibérément ?)
incertaine, tout en rendant le bien-être individuel dépendant de
l'estime de soi au niveau national, afin de lier les individus a
l'Etat, considéré comme seul en mesure de défendre cette identité
nationale. Le déni est une des méthodes utilisées pour préserver
ce complexe psychosocial face a la défense politique visant a
corriger le dommage (a son stade le plus primitif, une simple
recherche par le groupe victime visant a obtenir une acceptation
a grande échelle de la vérité), mais il s'agit seulement d'une
méthode, et non d'un problème fondamental, en ce sens que les
théories sur la race biologique constituent une forme de racisme,
mais ne sont pas essentielles au racisme, un racisme générique
existant a un niveau plus profond et alimentant toute une variété
de formes. De nouvelles formes de racisme émergent, même si l'on
peut modifier Balibar en soutenant que les formes anciennes ne se
contentent pas de disparaître, mais qu'au fil du temps, d'autres
formes de racisme s'agrègent sans cesse et deviennent des options,
qui imposent un contexte global et même hermétiquement fermé,
dans lequel, quelles que soient les résistances et les réalités
rencontrées, il existe toujours une autre manière pour le racisme
de fonctionner, qui n'est pas sensible a cette résistance - ou aux
engagements éthiques particuliers de tel ou tel individu. Si l'on peut
observer une progression des formes dans le temps, il ne s'agit pas
d'une histoire linéaire, mais additive, une trajectoire historique
cumulative, dans laquelle aucune méthode d'oppression, couronnée
de succès dans le passé, n'est jamais véritablement abandonnée.
Existe-t-il une tension nouvelle, une forme nouvelle, outre le déni ?
Nous observons en fait la troisième émergence du genre. La première
s'est manifestée dans la tension quant a savoir si le terme Â"
génocide Â" doit être utilisé pour décrire les Â" événements
de 1915. Â" Pour ces Turcs et autres, aux yeux de qui la négation
des faits au titre du massacre a grande échelle des Arméniens, avec
le soutien du gouvernement, grossièrement disproportionnée a toute
cause putative, est devenue intenable au plan intellectuel et moral -
méritant en cela quelque crédit - mais qui ne peuvent affronter
toute la réalité de l'histoire, une position de compromis s'est
transformée en reconnaissance de la violence contre les Arméniens -
sinon sa nature pleinement systématique - couplée a l'affirmation
selon laquelle le mot Â" génocide Â" ne saurait s'appliquer a cette
violence. Entre autres motifs figure l'idée erronée selon laquelle
le concept de génocide n'émergea qu'après le génocide arménien,
en sorte qu'il serait essentialiste au plan historique de l'appliquer
Â" rétroactivement Â" (ignorant commodément ce que chacun sait,
a savoir qu'en forgeant le terme en 1943, tout en créant le concept,
dix ans plus tôt au moins, RaphaÃ"l Lemkin avait tout a fait en tête
le génocide des chrétiens dans l'empire ottoman comme exemple majeur)
; la vulgate postmoderne selon laquelle un terme unificateur tel que
Â" génocide Â" supprime les détails complexes et polyvalents des
Â" événements [noter le pluriel fracturant] de 1915 Â" ; et que,
quelle que soit la précision du terme au plan technique, son usage
aliénerait l'ensemble de la population turque en outrageant sa
sensibilité, présentant certains de ses prédécesseurs au sein
de la nation comme des génocidaires. J'ai exposé, avec d'autres,
les sophismes et la mentalité impériale qui sous-tendent ce genre
d'approches, et l'espace manque ici pour les revisiter. L'élément
pertinent est plutôt le changement que représente cette évolution
d'un déni catégorique vers une interprétation déformée. Comme
le déni est devenu intenable pour les individus et, dans un certaine
mesure, pour la Turquie en général, une action d'arrière-garde en
a résulté, laquelle préserve le refus d'admettre le génocide en
admettant la violence a un niveau inférieur.
Chez certains Turcs, un second changement a accompagné ou suivi
le refus terminologique. La ligne de faille réside ici entre un ou
plusieurs éléments : 1) reconnaissance, dialogue réglant le conflit
ou excuses, et 2) un processus authentique de réparations. Le déni
peut être éludé et même le génocide admis, tant que l'étape
qui suit immédiatement est le règlement des tensions entre Turcs et
Arméniens et un dépassement du problème du génocide. Mon prochain
article a paraître dans l'édition spéciale de The Armenian Weekly
sur les réparations aborde en détail plusieurs aspects de cette
question ; ce qu'il importe de noter ici est la facon avec laquelle
ce changement délaisse du jour au lendemain déni ou mauvaise
interprétation, tout en s'opposant a un règlement sincère et
respectueux du problème du génocide arménien.
Or même cette dichotomie n'est pas stable, et certains de ses
partisans ont encore reculé, acceptant que des réparations puissent
être mises en Å"uvre. L'ultime ligne de faille passe donc par la
notion même de Â" réparation Â", ce qui a longtemps été proposé
comme réparation collective étant complaisamment déformé en
réparation individuelle. Cette dichotomie est présente parmi les
Arméniens, qui engagent les souffrances et les pertes matérielles
de membres directs de leurs familles - en détenant parfois des
titres de propriété - en même temps qu'ils le sont par des pertes
communes en termes de terres, d'institutions, de viabilité culturelle,
d'identité, etc. Ces deux formes de réparations concernent certains
dommages actuels du génocide, mais c'est la réparation collective
qui est incommensurablement plus significative et nécessaire
pour la viabilité a long terme de l'identité et du fait national
arménien. Une fois de plus, la question du pourquoi est recouverte
ailleurs, par exemple dans le rapport préliminaire du Groupe d'Etude
sur les Réparations au titre du Génocide arménien (4). Le point
clé est ici que les réparations individuelles ne concernent même
pas le génocide en tant que tel. Elles remédient a des spoliations
spécifiques en termes d'entreprises, de terres, etc., exactement
comme elles le feraient si ces spoliations avaient résulté de vols,
de fraudes ou d'autres formes de criminalité individuelle. Des
réparations individuelles ne constituent pas des réparations au
titre du génocide, mais de certaines pertes individuelles. Si,
en réalité, chacune de ces pertes fait partie de l'impact global
du génocide, considérer les pertes comme individuelles dissout la
réalité du génocide en tant que tel (5).
De cette manière, le fait de regrouper réparations individuelles
et collectives entraîne une confusion conceptuelle, qui constitue la
marque de fabrique du déni dans ses formes les plus avancées. Si le
déni explicite débute sous la forme d'un désaveu conflictuel des
réalités de l'histoire et de leur véritable définition, il devient
ensuite non seulement une démonstration de force contre l'ensemble de
la population du (des) groupe(s) victime(s) (6) et du (des) groupe(s)
perpétrateur(s) (voir plus haut), mais aussi une méthode visant
a les brouiller en dehors des groupes victime et perpétrateur. La
fonction du déni, par dela les sensations de domination (sadiques ou
impériales) qu'il procure a ses pourvoyeurs, a l'intérieur comme a
l'extérieur de la population turque, réside dans le conditionnement
de la population dans son ensemble, afin que celle-ci éprouve une
confusion intellectuelle, a la simple mention du génocide arménien.
La victoire des négationnistes a été de présenter la production de
cette confusion comme l'action de la réflexion critique scientifique,
censée surmonter ce genre de confusion (7). La plus évidente est la
méthode du doute critique de Descartes, par laquelle il soumet des
catégories de croyances, jusqu'aux faits mathématiques tels que 2 + 3
= 5, a plusieurs mises en doute philosophiques quant a leur certitude.
La méthode de Descartes est, bien sÃ"r, le point de départ d'une
puissante progression philosophique, dans laquelle Descartes accumule
des strates entières de certitude. Or les négationnistes s'arrêtent
a la fin de la première Méditation et prennent par erreur la Â"
pensée critique Â" pour la simple introduction du doute logique,
concernant toutes les affirmations de fait. Ils n'arrivent pas a
comprendre que le processus cartésien de mise en doute critique, de
démolition des systèmes de croyance, constitue le prélude et n'a de
valeur qu'en tant que support d'un projet constructif, beaucoup plus
riche, de production de savoir. En déconnectant la phase négative
ou destructrice du projet de Descartes de celle constructive, les
négationnistes peuvent s'inscrire dans l'héritage de la pensée
critique cartésienne, sans pour autant la suivre dans sa portée
logique. Autrement dit, ils se contentent de soulever des doutes
logiques, typiquement dénués de raison, contre toute revendication
factuelle, pour confortée qu'elle soit, et en restent la.
Ce faux cartésianisme possède un semblant de vie. S'il peut être
utilisé - et il le sera probablement indéfiniment -, il devient au
fil du temps de moins en moins efficace, a mesure que l'information
sur le génocide arménien devient de plus en plus largement diffusée
et accessible. La base factuelle devenue plus assurée et assumée,
la population en général devient de moins en moins vulnérable aux
tentatives visant a l'abuser, via un détournement manipulateur des
principes de la pensée critique. Le doute relatif aux faits empiriques
dépend, a un niveau significatif, de l'ignorance du caractère
exhaustif et de la cohérence interne des faits empiriques concernés.
Mais depuis les années 1990 et les travaux de Norman Itzkowitz (8),
une nouvelle approche de la confusion est manifeste. Itzkowitz
fut l'un des premiers a explorer une vulgate négationniste
relativiste postmoderne, laquelle dissout l'ensemble des faits
historiques matériels dans des discours purement linguistiques,
tous de statut égal, car étant également des constructions. Les
Arméniens ont leur discours et les Turcs le leur. La Â" vérité Â"
disparaît au sein d'une ambiguïté multiforme, tandis que tous
les débats sur la violence de masse se réduisent au présent a
un conflit militaire réciproque et, dans le passé, a un conflit
rhétorique réciproque. Si tout cela résonne de tendances moindres de
postmodernisme, la chose simplifie a l'extrême et grossièrement les
visions complexes de la relation entre texte/langage et matérialité,
caractéristiques de figures telles que Foucault et Deleuze. Qui
plus est, dans son usage relativisant du concept de l'Â" autre Â" -
autre terme représentatif du discours postmoderne, mais qui trouve
en fait son origine dans le premier et politiquement non équivoque
existentialisme de de Beauvoir et Fanon - signifiant n'importe
quelle différence affirmée entre des groupes, il perd de vue
l'aspect central de la notion en tant que question de rapports de
pouvoir : l'Â" autre Â" est, en réalité, cette population que le
dominant exclut, rabaisse, etc. Or, dans le discours actuel sur les
relations arméno-turques, le terme s'applique dans les deux sens,
comme si les Arméniens étaient en position d'exclure ou de rabaisser
l'Etat et la société turque, d'une manière qui comporte des effets
démontrables ou qui aborde, même partiellement, l'impact dévastateur
de l'altérisation des Arméniens par les Turcs.
Il en va de même du Â" traumatisme, Â" qui devient un terme vague
et vide, lorsqu'il émane de la plume de nombre d'intervenants sur
les relations turco-arméniennes. A la suite d'Itzkowitz et de son
co-auteur Vamik Volkan, le mot Â" traumatisme Â" a été vidé de
son véritable sens clinique, en tant que réaction psychologique
spécifique, profonde, a des événements destructeurs, accompagné
de graves symptômes psychologiques, pouvant compromettre le
fonctionnement de base du patient, comprenant des éléments tels que
l'hypervigilance physique et mentale, des réminiscences, des attaques
de panique, et ainsi de suite. Dans le discours sur le génocide et,
en particulier, les relations perpétrateur-victime, le terme est
détourné pour désigner une aversion ou un malaise persistant
au regard de certains aspects de la réalité ou de relations
intercommunautaires, jugées déplaisantes et contraires a ses propres
intérêts. La dissolution du sens du traumatisme sape son importance
et sa réserve cliniques aux yeux de ceux qui en ont véritablement
souffert, en s'opposant a ceux qui pourraient se sentir blessés,
car ne constituant plus un empire dominant ou estimant désagréable
de faire face a des aspects négatifs de leur passé et a la manière
avec laquelle ce passé affecte la situation actuelle (9).
La philosophie postmoderne vise non pas a bâtir un système,
mais plutôt a couper court aux exigences d'unité, d'essence et
autres. En ce sens, elle peut apparaître comme une version avancée
de ce même premier mouvement destructeur de Descartes, et est souvent
considérée ainsi, par Halil Berktay, par exemple (10). Mais, en
s'opposant aux versions légères et popularisées qui en dérivent et
se répandent dans la culture universitaire et populaire contemporaine,
le postmodernisme politique comporte, via la déstabilisation qu'il
opère d'éléments clé de la modernité, des tentatives visant
a se colleter aux résultats de ce processus destructeur et, sinon
bâtir des systèmes de substitution, élaborer des moyens de vivre
une existence ayant un sens. La confusion conceptuelle, introduite
par des applications décontextualisées du postmodernisme, est plus
difficile a contrer que la perversion du doute cartésien, car la lutte
incertaine pour surmonter la perte de la possibilité de l'unité, de
l'essence, etc., est inhérente a l'entreprise postmoderne. A mesure
que son cadre conceptuel réducteur se retranche dans l'approche
universitaire du conflit, de la violence et de l'oppression, elle
devient un instrument puissant, car elle dévalorise la possibilité de
la vérité (il n'existe aucune Â" vérité, Â" seulement des discours,
chacun aussi valide que le suivant), en sorte que la défaite de ce
type de déni ne conduit automatiquement nulle part, ne signifie
rien. Ce détournement est une forme de méta-déni, qui empêche
même la possibilité d'établir la véracité d'un génocide.
Il met fin au déni direct ou explicite, précisément parce qu'il le
rend superflu. En prenant le contrôle du contexte mental au moyen
duquel les victimes pensent, il remporte la bataille, quel que soit
le mode d'analyse qu'elles utilisent.
Et cela risque d'être le cas, de même, concernant les réparations. A
mesure que le terme est élargi pour désigner n'importe quelle
disposition, prise par un élément d'un groupe perpétrateur,
de satisfaction matérielle en faveur du groupe victime, le lien
entre ce qui est accordé et le dommage réel provoqué par le
génocide est obscurci et brouillé. La question est considérée
du point de vue du statu quo actuel et de sa projection a venir,
dans laquelle aucune réparation ne sera mise en Å"uvre. Vu sous cet
angle, toute disposition est une étape positive. Si la question est
considérée, en ayant pleinement conscience des dommages a grande
échelle, impactant toujours le groupe victime, dont sa possibilité
même de viabilité a long terme comme entité cohérente, le lien
entre dommage profond et remède nécessaire a grande échelle est
néanmoins évident. Si, durant ces dernières décennies, le cadre
même via lequel les événements du génocide étaient engagés a
ébranlé une véritable compréhension de ces mêmes événements,
aujourd'hui le cadre même, a travers lequel le règlement ultime de
la Â" Question arménienne Â" est examiné, est menacé d'un travail
de sape similaire.
Ce qui précède donne a penser que la dichotomie courante entre déni
et non-déni est trompeuse. Comme le déni lui-même a été pensé
comme tel, cette discrète déchirure binaire dualiste (11) est admise
sans approche critique. Ce qui s'est traduit par une catégorisation
exclusive soit/ou des individus traitant du génocide arménien -
et pareillement d'autres génocides - comme des négationnistes
ou non. Or le déni et la vérité sont les pôles d'un continuum,
et les points de vue évoqués plus haut représentent différents
points de ce continuum.
L'accent mis sur l'alternative soit/ou signifie que certains chercheurs
responsables, qui tentent de comprendre les problèmes en jeu,
ont été ramenés dans la catégorie des négationnistes, alors
que d'autres chercheurs, exposant des points de vue problématiques
qui s'écartent de la gamme des définitions précises possibles du
génocide, ont été rangés dans la catégorie de la vérité et
que les problèmes sont ainsi a l'abri de la critique. De peur que
cette approche ne soit vue comme exonérant chacune des positions
résistantes, évoquées dans cet article, rappelons que l'évitement
du terme génocide demeure éloigné du pôle positif. Qui plus est,
le continuum déni-vérité lui-même ouvre la voie a un continuum
cognitif corrélé entre impunité pleine et entière pour le génocide
et réparation pleine et entière. Si la vérité est le maximum
qui puisse être obtenu en termes de connaissance du génocide,
une réparation pleine et entière est le maximum qui puisse être
réalisé au regard du génocide en tant que tel.
Les modèles reconnaissance/dialogue/excuses et les modèles de
réparations individuelles, s'ils ne se situent pas a l'extrémité
de l'impunité au titre du génocide, demeurent éloignés du pôle
plein et entier des réparations.
Notes
1. Voir, en particulier, Ugur Umit Ungör, Â"
Confiscation and Colonization : The Young Turk Seizure
of Armenian Property, Â" The Armenian Weekly, April
2011, p. 6-13 - traduction francaise, parue le 18.06.2011 in
http://armeniantrends.blogspot.fr/2011/06/genocide-armenien-confiscation-et.html
[Georges Festa].
2. Hannibal Travis, Â" On the Original Understanding of Genocide, Â"
Genocide Studies and Prevention 7, 1 (April 2012), p. 30-55 a 31.
3. In Â" Is There a 'Neo-Racism' ? in Balibar et Immanuel Wallerstein,
éd., Race, Nation, Class : Ambiguous Identities, trad. anglaise de
Chris Turner (Londres : Verson, 1991), p. 17-28, Balibar soutient
que la défaite des idéologies racistes fondées sur la biologie n'a
pas mis fin au racisme, mais que le racisme en tant que tel a muté
vers une/de nouvelle(s) forme(s) non susceptibles de critiques visant
légitimement le racisme biologique. De fait, même le terme Â" race
Â" semble avoir été abandonné, tandis que des codes tels que Â"
immigrés Â" rendent acceptable un traitement qui, s'il était fondé
en termes explicitement raciaux, ne serait pas toléré. Le résultat
reste des plus nocif pour les victimes de racisme, mais la forme que
revêt leur oppression diffère des formes antérieures.
4. Les membres de ce groupe sont Alfred de Zayas, Jermaine McCalpin,
Ara Papian, et moi-même.
5. Comme je l'ai rappelé dans mon essai Â" Reparational Efforts
for Lost Armenian Properties, Â", présenté lors du colloque Â" The
Armenian Genocide : From Recognition to Compensation, Â" Catholicossat
Arménien de Cilicie, Antélias (Liban), 23-25 février 2012, le
25 février.
6. Voir Israel W. Charny, Â" A Contribution to the Psychology of Denial
of Genocide, Â" in Â" Genocide and Human Rights : Lessons from the
Armenian Experience, n° spécial du Journal of Armenian Studies 4 :
1-2 (1992), p. 28-306.
7. Voir Theriault, Â" Against the Grain : Critical Reflections on
the State and Future of Genocide Scholarship, Â" Genocide Studies
and Prevention 7, 1 (April 2012), p. 123-144 a 133.
8. Sur l'analyse par Itzkowitz des méthodes de déni, évoqués ici,
voir Theriault, Â" Universal Social Theory and the Denial of Genocide
: Norman Itzkowitz Revisited, Â" Journal of Genocide Research 3, 2
(2001), p. 241-56.
9. L'analyse présentée dans ce paragraphe et le précédent reprend
Theriault, Â" Against the Grain, Â" p. 129-132 [cf. supra note 7].
10. Voir Theriault, Â" Post-Genocide Imperial Domination, Â" in Â"
Controversy and Debate Â", encart spécial sur le génocide arménien
de The Armenian Weekly, April 24, 2007, p. 6-8.
11. Voir Ane Waters, Â" Language Matters : Nondiscrete Nonbinary
Dualism, Â" in American Indian Thought : Philosophical Essays (Malden,
MA : Blackwell, 2004), p. 97-115.
[Docteur en philosophie (1999) de l'université du Massachusetts,
spécialisé en philosophie sociale et politique, Henry C. Theriault
est professeur, titulaire de la chaire de philosophie au Worcester
State College, où il enseigne depuis 1998. Co-rédacteur en chef de
la revue Genocide Studies and Prevention depuis 2007, ses recherches
portent sur les approches philosophiques des questions génocidaires,
en particulier la négation du génocide, la justice a long terme,
et le rôle de la violence contre les femmes dans un génocide. Il
intervient régulièrement comme conférencier aux Etats-Unis et
a l'étranger.] __________
Source :
http://www.armenianweekly.com/2012/04/30/theriault-post-denial-denial/
Traduction : © Georges Festa - 06.2013.
Avec l'aimable autorisation de Khatchig Mouradian, rédacteur en chef
de The Armenian Weekly.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Arménies
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=74076
Publié le : 03-07-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais
d'Henry C. Theriault publié sur le site The Armenian Weekly, mise
en ligne sur le site Armenian Trends - Mes Arménies le 1 juillet 2013.
Armenian Trends - Mes Arménies
1er juillet 2013
Légende photo : Mémorial du Génocide arménien, Tsitsernakaberd,
Erevan (Arménie), 2010 © http://fr.wikipedia.org
Henry Theriault - Le déni après le déni / Post-Denial Denial
par Henry Theriault
The Armenian Weekly (Watertown, MA), 30.04.2012
[En 2012, l'on pourrait se demander quel pourrait être l'intérêt
de s'engager a nouveau dans le déni. Les meilleurs travaux sur le
génocide arménien vont bien au-dela, s'intéressant a la question
des réparations ; aux dimensions du génocide liées au genre,
y compris la violence sexuelle et l'esclavage des femmes et des
jeunes filles arméniennes ; a l'attention portée aux micro- et
méso-niveaux de perpétration, en particulier le rôle complexe et
varié du régional (1) ; et a l'élargissement de la théorisation
du processus génocidaire, incluant les Assyriens et les Grecs (2).]
Pourquoi le déni perdure-t-il, en dépit de tout ? Est-ce simplement
l'entêtement atavique d'une partie des institutions politiques et
militaires de la Turquie ? Est-ce un préjugé largement répandu
dans la population turque, en particulier sa composante extérieure
croissante en Amérique du Nord et en Europe, un préjugé qui
perdure jusque dans les milieux progressistes et en dépit du poids
de la rhétorique contraire ? Est-ce une réaffirmation de la haine
génocidaire, une dérision des victimes, un refus de renoncer a la
sensation de pouvoir et de domination, émanant du fait de savoir
que votre groupe détient un pouvoir absolu de vie et de mort, non
seulement sur un ensemble d'individus, mais sur des populations
entières et anciennes ? Les partisans du déni, en particulier
certains universitaires aux Etats-Unis, se sont-ils enfermés dans
une position intenable, compromis si profondément dans leur plaidoyer
public en faveur d'une attaque odieuse et hypocrite contre des droits
humains et la pudeur la plus élémentaire, au point que leur unique
espoir d'auto-préservation psychologique, matérielle et statutaire
réside dans la préservation du mensonge ? Est-ce la version étatique
génocidaire rebattue de la cupidité et de l'égoïsme collectif,
qui soumet l'ensemble des relations humaines et des responsabilités
sociales a un instinct de pur profit, a savoir le refus de concéder un
seul iota des immenses profits matériels acquis grâce au génocide
en termes de terres et de richesses, lequel perdure aujourd'hui
comme fondement de la croissance de l'économie turque ? Le déni
est-il simplement devenu une habitude, que ceux qui l'encouragent
sont précisément trop rigides et trop paresseux pour y mettre fin,
une croyance pseudo-religieuse donnant sens a un monde complexe et
changeant, dénué de pensées et de défis significatifs, ou même
une addiction comportant ses charmes spécifiques, autodestructeurs
? Ou bien ses fournisseurs, ses perpétrateurs, ont-ils appris des
Arméniens eux-mêmes, qui eussent pu facilement renoncer, a tout
moment, durant ces 89 années écoulées, et cesser de combattre bec et
ongles pour préserver une identité maudite, n'apportant ni espoir,
ni réconfort a ceux qui en sont marqués, que le refus d'accepter
l'inévitable dévalorise et taille en pièce l'inévitable ?
Quoi qu'il en soit, s'engager dans le déni en 2012 représente une
corvée mortifère pour l'intelligence et l'âme, un détournement
du véritable travail intellectuel et politique qui attend ces
Arméniens et ces Turcs en quête d'un nouveau monde partagé, dans
lequel le processus génocidaire ottomano-turc ferait l'objet d'un
processus réparateur qui restaurerait, fÃ"t-ce silencieusement,
la viabilité a long terme de ses groupes victimes et s'assurerait
que les enseignements de ce génocide ont été compris, s'agissant,
par exemple, du trafic contemporain de femmes et d'enfants en vue
d'esclavage sexuel et autre, et de l'épidémie globale de violence a
l'encontre des femmes. Nous avons encore affaire au déni en 2012. Mais
je suppose que d'aucuns continuent de soutenir catégoriquement que
la Terre est plate, que les cigarettes ne provoquent pas le cancer,
que le climat terrestre ne se réchauffe pas du fait de la pollution
humaine, et que les dinosaures sont un mythe ou n'ont vécu qu'après
la création de la Terre, voici 6 000 ans.
Si les formidables ressources matérielles - bénéfice de
l'expropriation massive de richesses, du fait du génocide - que la
Turquie et ses alliés, au plan politique et industriel, sont en mesure
de déployer en faveur du déni, signifient que l'effort doit être
élargi indéfiniment sur de multiples fronts, y compris en termes
de relations publiques / groupes de pression et monde universitaire,
compte tenu de la fracture grandissante au sujet du déni en Turquie,
couplée au l'audace croissante d'Etats tels que la France, refusant
de céder a un chantage politique et économique, les procédures
judiciaires sont devenues le lieu privilégié d'arrière-garde des
négationnistes. Le paradoxe, naturellement, n'échappe pas a ceux
qui remarquent que le gouvernement turc et ses alliés continuent
de seriner avec insistance ce non-sens selon lequel le génocide
arménien ne devrait pas être un problème politique ou moral, mais
laissé entièrement aux historiens, au même moment historique,
précisément, où certains partisans des positions négationnistes
extraient le sujet du champ universitaire pour l'inscrire carrément
dans le système judiciaire via des procès visant a promouvoir les
enseignements de matériaux négationnistes discrédités sur des
sites internet et a empêcher les publications et les Â" recherches Â"
négationnistes d'être précisément étiquetées comme telles. Ce
n'est pas l'efficacité de cette dimension nouvelle de la campagne
menée contre la vérité et l'apaisement qui devrait nous inciter a
réfléchir, car son seul succès n'est que le résultat de l'ineptie
politique et de la lâcheté morale du Southern Poverty Law Center qui,
au lieu de mesurer la portée et les conséquences de ses déclarations
publiques approximatives sur Guenter Lewy, s'est contenté de diffamer
encore le groupe victime de génocide en abandonnant entièrement son
combat contre le déni, allant même jusqu'a encourager et féliciter
Lewy, afin d'éviter un procès.
Dans le pire des cas, la ligne minimale de résistance est toujours de
sacrifier ou de nuire a nouveau aux victimes. La tentative d'imposer le
relativisme a ce sujet, d'exiger que Â" l'autre versant de l'histoire
Â" soit juridiquement accolé au véritable versant de l'histoire,
en sorte que celui-ci ne puisse jamais être énoncé sans son pendant
et vampirisant parasite, devrait attirer notre attention.
Ce nouveau juridisme comporte un parallèle essentiel, qui n'a
pas encore été commenté, même par les contributeurs les plus
sophistiqués au débat sur le génocide arménien. Il y a dix ans, les
très rares parmi nous a être présents dans le débat public sur le
génocide arménien, qui insistaient sur le fait que les réparations,
et non le déni, constituaient la question centrale, faisaient l'objet
d'une exclusion au sein de l'opinion et d'un rejet dans les milieux
universitaires, où nos travaux étaient recus et pas simplement
ignorés. Nous avons continué a faire valoir nos arguments et, l'un
après l'autre, des universitaires, des responsables religieux et des
Arméniens, ainsi que beaucoup de gens en dehors de la communauté
arménienne, dont des législateurs américains, ont changé de point
de vue ou commencé a reconnaître l'importance des réparations,
la où ils ne les prenaient pas en considération auparavant. Or,
si l'on doit retenir une seule chose d'Etienne Balibar (3), c'est que
chaque pas en avant, en particulier au regard de l'oppression, conduit
très souvent plus a de nouvelles formes voilées de ces mêmes forces
oppressives élémentaires qu'a un dépassement significatif de cette
oppression. Il en va de même avec l'attention nouvelle portée aux
réparations, qui se répète parmi ceux - jusque dans la communauté
arménienne - qui reconnaissent dans le génocide arménien (y compris
certains qui n'utilisent pas le terme, mais reconnaissent l'expression
indéterminée Â" ce qui a infligé de grands dommages aux Arméniens
Â") une dichotomie structurelle émergente qui reflète la tension
entre la vérité et le déni en tant que tel. Le problème n'est pas
fonction d'une falsification opposée a la vérité, car le déni n'a
jamais concerné la vérité et la fausseté, mais concerne le pouvoir
et la prévention de la rectification des effets et du bilan éthique
du génocide. Ceux qui s'imaginent que l'établissement de la vérité
est l'alpha et l'oméga de la défense des droits de l'homme pour les
victimes du génocide arménien méconnaissent totalement ce qui est en
jeu dans chaque cas de génocide, peut-être parce qu'ils confondent
l'objectif putatif de la recherche universitaire (la production
de Â" vérité Â") avec le terrain politique et éthique complexe,
dans lequel cette recherche s'inscrit a juste titre. Le déni peut
être abandonné au point précis où certaines modalités nouvelles
de résistance peuvent être engagées de manière plus efficace,
au regard des succès ou des échecs en cours du déni.
Même s'il est vrai que le déni, en tant que campagne politique
conduite par l'Etat, cesserait avec la fin de la possibilité de toute
réparation matérielle ou symbolique (et comme le paragraphe liminaire
le laisse entendre, tel ne peut être le cas), cela ne signifie pas que
la fin du déni ne puisse advenir que de cette manière. La tension
au cÅ"ur du déni peut se transformer en un autre débat ou combat,
lequel sera des plus efficace, du fait de l'accent mis sur la fin du
déni comme clé pour résoudre le génocide arménien.
L'engagement en faveur du déni, décrit dans le paragraphe
introductif, suggère un profond enracinement psychosocial, qui va
au dela de l'opportunisme. La victoire de l'Etat turc a été de
structurer l'identité nationale turque en tant que telle, de deux
manières clé.
Premièrement, il a obligé l'identité collective a occuper une
place centrale dans l'identité personnelle de chaque individu -
en expliquant les manifestations plus étranges et foncièrement
paradoxales de celle-ci, comme l'élection de Kemal Ataturk comme le
plus grand homme, toutes catégories, lors d'un sondage du magazine
Time au tournant du siècle - et, deuxièmement, il a rendu cette
identité fragile et rigide. Les élites turques ont conduit le
développement d'une identité nationale, qui est (délibérément ?)
incertaine, tout en rendant le bien-être individuel dépendant de
l'estime de soi au niveau national, afin de lier les individus a
l'Etat, considéré comme seul en mesure de défendre cette identité
nationale. Le déni est une des méthodes utilisées pour préserver
ce complexe psychosocial face a la défense politique visant a
corriger le dommage (a son stade le plus primitif, une simple
recherche par le groupe victime visant a obtenir une acceptation
a grande échelle de la vérité), mais il s'agit seulement d'une
méthode, et non d'un problème fondamental, en ce sens que les
théories sur la race biologique constituent une forme de racisme,
mais ne sont pas essentielles au racisme, un racisme générique
existant a un niveau plus profond et alimentant toute une variété
de formes. De nouvelles formes de racisme émergent, même si l'on
peut modifier Balibar en soutenant que les formes anciennes ne se
contentent pas de disparaître, mais qu'au fil du temps, d'autres
formes de racisme s'agrègent sans cesse et deviennent des options,
qui imposent un contexte global et même hermétiquement fermé,
dans lequel, quelles que soient les résistances et les réalités
rencontrées, il existe toujours une autre manière pour le racisme
de fonctionner, qui n'est pas sensible a cette résistance - ou aux
engagements éthiques particuliers de tel ou tel individu. Si l'on peut
observer une progression des formes dans le temps, il ne s'agit pas
d'une histoire linéaire, mais additive, une trajectoire historique
cumulative, dans laquelle aucune méthode d'oppression, couronnée
de succès dans le passé, n'est jamais véritablement abandonnée.
Existe-t-il une tension nouvelle, une forme nouvelle, outre le déni ?
Nous observons en fait la troisième émergence du genre. La première
s'est manifestée dans la tension quant a savoir si le terme Â"
génocide Â" doit être utilisé pour décrire les Â" événements
de 1915. Â" Pour ces Turcs et autres, aux yeux de qui la négation
des faits au titre du massacre a grande échelle des Arméniens, avec
le soutien du gouvernement, grossièrement disproportionnée a toute
cause putative, est devenue intenable au plan intellectuel et moral -
méritant en cela quelque crédit - mais qui ne peuvent affronter
toute la réalité de l'histoire, une position de compromis s'est
transformée en reconnaissance de la violence contre les Arméniens -
sinon sa nature pleinement systématique - couplée a l'affirmation
selon laquelle le mot Â" génocide Â" ne saurait s'appliquer a cette
violence. Entre autres motifs figure l'idée erronée selon laquelle
le concept de génocide n'émergea qu'après le génocide arménien,
en sorte qu'il serait essentialiste au plan historique de l'appliquer
Â" rétroactivement Â" (ignorant commodément ce que chacun sait,
a savoir qu'en forgeant le terme en 1943, tout en créant le concept,
dix ans plus tôt au moins, RaphaÃ"l Lemkin avait tout a fait en tête
le génocide des chrétiens dans l'empire ottoman comme exemple majeur)
; la vulgate postmoderne selon laquelle un terme unificateur tel que
Â" génocide Â" supprime les détails complexes et polyvalents des
Â" événements [noter le pluriel fracturant] de 1915 Â" ; et que,
quelle que soit la précision du terme au plan technique, son usage
aliénerait l'ensemble de la population turque en outrageant sa
sensibilité, présentant certains de ses prédécesseurs au sein
de la nation comme des génocidaires. J'ai exposé, avec d'autres,
les sophismes et la mentalité impériale qui sous-tendent ce genre
d'approches, et l'espace manque ici pour les revisiter. L'élément
pertinent est plutôt le changement que représente cette évolution
d'un déni catégorique vers une interprétation déformée. Comme
le déni est devenu intenable pour les individus et, dans un certaine
mesure, pour la Turquie en général, une action d'arrière-garde en
a résulté, laquelle préserve le refus d'admettre le génocide en
admettant la violence a un niveau inférieur.
Chez certains Turcs, un second changement a accompagné ou suivi
le refus terminologique. La ligne de faille réside ici entre un ou
plusieurs éléments : 1) reconnaissance, dialogue réglant le conflit
ou excuses, et 2) un processus authentique de réparations. Le déni
peut être éludé et même le génocide admis, tant que l'étape
qui suit immédiatement est le règlement des tensions entre Turcs et
Arméniens et un dépassement du problème du génocide. Mon prochain
article a paraître dans l'édition spéciale de The Armenian Weekly
sur les réparations aborde en détail plusieurs aspects de cette
question ; ce qu'il importe de noter ici est la facon avec laquelle
ce changement délaisse du jour au lendemain déni ou mauvaise
interprétation, tout en s'opposant a un règlement sincère et
respectueux du problème du génocide arménien.
Or même cette dichotomie n'est pas stable, et certains de ses
partisans ont encore reculé, acceptant que des réparations puissent
être mises en Å"uvre. L'ultime ligne de faille passe donc par la
notion même de Â" réparation Â", ce qui a longtemps été proposé
comme réparation collective étant complaisamment déformé en
réparation individuelle. Cette dichotomie est présente parmi les
Arméniens, qui engagent les souffrances et les pertes matérielles
de membres directs de leurs familles - en détenant parfois des
titres de propriété - en même temps qu'ils le sont par des pertes
communes en termes de terres, d'institutions, de viabilité culturelle,
d'identité, etc. Ces deux formes de réparations concernent certains
dommages actuels du génocide, mais c'est la réparation collective
qui est incommensurablement plus significative et nécessaire
pour la viabilité a long terme de l'identité et du fait national
arménien. Une fois de plus, la question du pourquoi est recouverte
ailleurs, par exemple dans le rapport préliminaire du Groupe d'Etude
sur les Réparations au titre du Génocide arménien (4). Le point
clé est ici que les réparations individuelles ne concernent même
pas le génocide en tant que tel. Elles remédient a des spoliations
spécifiques en termes d'entreprises, de terres, etc., exactement
comme elles le feraient si ces spoliations avaient résulté de vols,
de fraudes ou d'autres formes de criminalité individuelle. Des
réparations individuelles ne constituent pas des réparations au
titre du génocide, mais de certaines pertes individuelles. Si,
en réalité, chacune de ces pertes fait partie de l'impact global
du génocide, considérer les pertes comme individuelles dissout la
réalité du génocide en tant que tel (5).
De cette manière, le fait de regrouper réparations individuelles
et collectives entraîne une confusion conceptuelle, qui constitue la
marque de fabrique du déni dans ses formes les plus avancées. Si le
déni explicite débute sous la forme d'un désaveu conflictuel des
réalités de l'histoire et de leur véritable définition, il devient
ensuite non seulement une démonstration de force contre l'ensemble de
la population du (des) groupe(s) victime(s) (6) et du (des) groupe(s)
perpétrateur(s) (voir plus haut), mais aussi une méthode visant
a les brouiller en dehors des groupes victime et perpétrateur. La
fonction du déni, par dela les sensations de domination (sadiques ou
impériales) qu'il procure a ses pourvoyeurs, a l'intérieur comme a
l'extérieur de la population turque, réside dans le conditionnement
de la population dans son ensemble, afin que celle-ci éprouve une
confusion intellectuelle, a la simple mention du génocide arménien.
La victoire des négationnistes a été de présenter la production de
cette confusion comme l'action de la réflexion critique scientifique,
censée surmonter ce genre de confusion (7). La plus évidente est la
méthode du doute critique de Descartes, par laquelle il soumet des
catégories de croyances, jusqu'aux faits mathématiques tels que 2 + 3
= 5, a plusieurs mises en doute philosophiques quant a leur certitude.
La méthode de Descartes est, bien sÃ"r, le point de départ d'une
puissante progression philosophique, dans laquelle Descartes accumule
des strates entières de certitude. Or les négationnistes s'arrêtent
a la fin de la première Méditation et prennent par erreur la Â"
pensée critique Â" pour la simple introduction du doute logique,
concernant toutes les affirmations de fait. Ils n'arrivent pas a
comprendre que le processus cartésien de mise en doute critique, de
démolition des systèmes de croyance, constitue le prélude et n'a de
valeur qu'en tant que support d'un projet constructif, beaucoup plus
riche, de production de savoir. En déconnectant la phase négative
ou destructrice du projet de Descartes de celle constructive, les
négationnistes peuvent s'inscrire dans l'héritage de la pensée
critique cartésienne, sans pour autant la suivre dans sa portée
logique. Autrement dit, ils se contentent de soulever des doutes
logiques, typiquement dénués de raison, contre toute revendication
factuelle, pour confortée qu'elle soit, et en restent la.
Ce faux cartésianisme possède un semblant de vie. S'il peut être
utilisé - et il le sera probablement indéfiniment -, il devient au
fil du temps de moins en moins efficace, a mesure que l'information
sur le génocide arménien devient de plus en plus largement diffusée
et accessible. La base factuelle devenue plus assurée et assumée,
la population en général devient de moins en moins vulnérable aux
tentatives visant a l'abuser, via un détournement manipulateur des
principes de la pensée critique. Le doute relatif aux faits empiriques
dépend, a un niveau significatif, de l'ignorance du caractère
exhaustif et de la cohérence interne des faits empiriques concernés.
Mais depuis les années 1990 et les travaux de Norman Itzkowitz (8),
une nouvelle approche de la confusion est manifeste. Itzkowitz
fut l'un des premiers a explorer une vulgate négationniste
relativiste postmoderne, laquelle dissout l'ensemble des faits
historiques matériels dans des discours purement linguistiques,
tous de statut égal, car étant également des constructions. Les
Arméniens ont leur discours et les Turcs le leur. La Â" vérité Â"
disparaît au sein d'une ambiguïté multiforme, tandis que tous
les débats sur la violence de masse se réduisent au présent a
un conflit militaire réciproque et, dans le passé, a un conflit
rhétorique réciproque. Si tout cela résonne de tendances moindres de
postmodernisme, la chose simplifie a l'extrême et grossièrement les
visions complexes de la relation entre texte/langage et matérialité,
caractéristiques de figures telles que Foucault et Deleuze. Qui
plus est, dans son usage relativisant du concept de l'Â" autre Â" -
autre terme représentatif du discours postmoderne, mais qui trouve
en fait son origine dans le premier et politiquement non équivoque
existentialisme de de Beauvoir et Fanon - signifiant n'importe
quelle différence affirmée entre des groupes, il perd de vue
l'aspect central de la notion en tant que question de rapports de
pouvoir : l'Â" autre Â" est, en réalité, cette population que le
dominant exclut, rabaisse, etc. Or, dans le discours actuel sur les
relations arméno-turques, le terme s'applique dans les deux sens,
comme si les Arméniens étaient en position d'exclure ou de rabaisser
l'Etat et la société turque, d'une manière qui comporte des effets
démontrables ou qui aborde, même partiellement, l'impact dévastateur
de l'altérisation des Arméniens par les Turcs.
Il en va de même du Â" traumatisme, Â" qui devient un terme vague
et vide, lorsqu'il émane de la plume de nombre d'intervenants sur
les relations turco-arméniennes. A la suite d'Itzkowitz et de son
co-auteur Vamik Volkan, le mot Â" traumatisme Â" a été vidé de
son véritable sens clinique, en tant que réaction psychologique
spécifique, profonde, a des événements destructeurs, accompagné
de graves symptômes psychologiques, pouvant compromettre le
fonctionnement de base du patient, comprenant des éléments tels que
l'hypervigilance physique et mentale, des réminiscences, des attaques
de panique, et ainsi de suite. Dans le discours sur le génocide et,
en particulier, les relations perpétrateur-victime, le terme est
détourné pour désigner une aversion ou un malaise persistant
au regard de certains aspects de la réalité ou de relations
intercommunautaires, jugées déplaisantes et contraires a ses propres
intérêts. La dissolution du sens du traumatisme sape son importance
et sa réserve cliniques aux yeux de ceux qui en ont véritablement
souffert, en s'opposant a ceux qui pourraient se sentir blessés,
car ne constituant plus un empire dominant ou estimant désagréable
de faire face a des aspects négatifs de leur passé et a la manière
avec laquelle ce passé affecte la situation actuelle (9).
La philosophie postmoderne vise non pas a bâtir un système,
mais plutôt a couper court aux exigences d'unité, d'essence et
autres. En ce sens, elle peut apparaître comme une version avancée
de ce même premier mouvement destructeur de Descartes, et est souvent
considérée ainsi, par Halil Berktay, par exemple (10). Mais, en
s'opposant aux versions légères et popularisées qui en dérivent et
se répandent dans la culture universitaire et populaire contemporaine,
le postmodernisme politique comporte, via la déstabilisation qu'il
opère d'éléments clé de la modernité, des tentatives visant
a se colleter aux résultats de ce processus destructeur et, sinon
bâtir des systèmes de substitution, élaborer des moyens de vivre
une existence ayant un sens. La confusion conceptuelle, introduite
par des applications décontextualisées du postmodernisme, est plus
difficile a contrer que la perversion du doute cartésien, car la lutte
incertaine pour surmonter la perte de la possibilité de l'unité, de
l'essence, etc., est inhérente a l'entreprise postmoderne. A mesure
que son cadre conceptuel réducteur se retranche dans l'approche
universitaire du conflit, de la violence et de l'oppression, elle
devient un instrument puissant, car elle dévalorise la possibilité de
la vérité (il n'existe aucune Â" vérité, Â" seulement des discours,
chacun aussi valide que le suivant), en sorte que la défaite de ce
type de déni ne conduit automatiquement nulle part, ne signifie
rien. Ce détournement est une forme de méta-déni, qui empêche
même la possibilité d'établir la véracité d'un génocide.
Il met fin au déni direct ou explicite, précisément parce qu'il le
rend superflu. En prenant le contrôle du contexte mental au moyen
duquel les victimes pensent, il remporte la bataille, quel que soit
le mode d'analyse qu'elles utilisent.
Et cela risque d'être le cas, de même, concernant les réparations. A
mesure que le terme est élargi pour désigner n'importe quelle
disposition, prise par un élément d'un groupe perpétrateur,
de satisfaction matérielle en faveur du groupe victime, le lien
entre ce qui est accordé et le dommage réel provoqué par le
génocide est obscurci et brouillé. La question est considérée
du point de vue du statu quo actuel et de sa projection a venir,
dans laquelle aucune réparation ne sera mise en Å"uvre. Vu sous cet
angle, toute disposition est une étape positive. Si la question est
considérée, en ayant pleinement conscience des dommages a grande
échelle, impactant toujours le groupe victime, dont sa possibilité
même de viabilité a long terme comme entité cohérente, le lien
entre dommage profond et remède nécessaire a grande échelle est
néanmoins évident. Si, durant ces dernières décennies, le cadre
même via lequel les événements du génocide étaient engagés a
ébranlé une véritable compréhension de ces mêmes événements,
aujourd'hui le cadre même, a travers lequel le règlement ultime de
la Â" Question arménienne Â" est examiné, est menacé d'un travail
de sape similaire.
Ce qui précède donne a penser que la dichotomie courante entre déni
et non-déni est trompeuse. Comme le déni lui-même a été pensé
comme tel, cette discrète déchirure binaire dualiste (11) est admise
sans approche critique. Ce qui s'est traduit par une catégorisation
exclusive soit/ou des individus traitant du génocide arménien -
et pareillement d'autres génocides - comme des négationnistes
ou non. Or le déni et la vérité sont les pôles d'un continuum,
et les points de vue évoqués plus haut représentent différents
points de ce continuum.
L'accent mis sur l'alternative soit/ou signifie que certains chercheurs
responsables, qui tentent de comprendre les problèmes en jeu,
ont été ramenés dans la catégorie des négationnistes, alors
que d'autres chercheurs, exposant des points de vue problématiques
qui s'écartent de la gamme des définitions précises possibles du
génocide, ont été rangés dans la catégorie de la vérité et
que les problèmes sont ainsi a l'abri de la critique. De peur que
cette approche ne soit vue comme exonérant chacune des positions
résistantes, évoquées dans cet article, rappelons que l'évitement
du terme génocide demeure éloigné du pôle positif. Qui plus est,
le continuum déni-vérité lui-même ouvre la voie a un continuum
cognitif corrélé entre impunité pleine et entière pour le génocide
et réparation pleine et entière. Si la vérité est le maximum
qui puisse être obtenu en termes de connaissance du génocide,
une réparation pleine et entière est le maximum qui puisse être
réalisé au regard du génocide en tant que tel.
Les modèles reconnaissance/dialogue/excuses et les modèles de
réparations individuelles, s'ils ne se situent pas a l'extrémité
de l'impunité au titre du génocide, demeurent éloignés du pôle
plein et entier des réparations.
Notes
1. Voir, en particulier, Ugur Umit Ungör, Â"
Confiscation and Colonization : The Young Turk Seizure
of Armenian Property, Â" The Armenian Weekly, April
2011, p. 6-13 - traduction francaise, parue le 18.06.2011 in
http://armeniantrends.blogspot.fr/2011/06/genocide-armenien-confiscation-et.html
[Georges Festa].
2. Hannibal Travis, Â" On the Original Understanding of Genocide, Â"
Genocide Studies and Prevention 7, 1 (April 2012), p. 30-55 a 31.
3. In Â" Is There a 'Neo-Racism' ? in Balibar et Immanuel Wallerstein,
éd., Race, Nation, Class : Ambiguous Identities, trad. anglaise de
Chris Turner (Londres : Verson, 1991), p. 17-28, Balibar soutient
que la défaite des idéologies racistes fondées sur la biologie n'a
pas mis fin au racisme, mais que le racisme en tant que tel a muté
vers une/de nouvelle(s) forme(s) non susceptibles de critiques visant
légitimement le racisme biologique. De fait, même le terme Â" race
Â" semble avoir été abandonné, tandis que des codes tels que Â"
immigrés Â" rendent acceptable un traitement qui, s'il était fondé
en termes explicitement raciaux, ne serait pas toléré. Le résultat
reste des plus nocif pour les victimes de racisme, mais la forme que
revêt leur oppression diffère des formes antérieures.
4. Les membres de ce groupe sont Alfred de Zayas, Jermaine McCalpin,
Ara Papian, et moi-même.
5. Comme je l'ai rappelé dans mon essai Â" Reparational Efforts
for Lost Armenian Properties, Â", présenté lors du colloque Â" The
Armenian Genocide : From Recognition to Compensation, Â" Catholicossat
Arménien de Cilicie, Antélias (Liban), 23-25 février 2012, le
25 février.
6. Voir Israel W. Charny, Â" A Contribution to the Psychology of Denial
of Genocide, Â" in Â" Genocide and Human Rights : Lessons from the
Armenian Experience, n° spécial du Journal of Armenian Studies 4 :
1-2 (1992), p. 28-306.
7. Voir Theriault, Â" Against the Grain : Critical Reflections on
the State and Future of Genocide Scholarship, Â" Genocide Studies
and Prevention 7, 1 (April 2012), p. 123-144 a 133.
8. Sur l'analyse par Itzkowitz des méthodes de déni, évoqués ici,
voir Theriault, Â" Universal Social Theory and the Denial of Genocide
: Norman Itzkowitz Revisited, Â" Journal of Genocide Research 3, 2
(2001), p. 241-56.
9. L'analyse présentée dans ce paragraphe et le précédent reprend
Theriault, Â" Against the Grain, Â" p. 129-132 [cf. supra note 7].
10. Voir Theriault, Â" Post-Genocide Imperial Domination, Â" in Â"
Controversy and Debate Â", encart spécial sur le génocide arménien
de The Armenian Weekly, April 24, 2007, p. 6-8.
11. Voir Ane Waters, Â" Language Matters : Nondiscrete Nonbinary
Dualism, Â" in American Indian Thought : Philosophical Essays (Malden,
MA : Blackwell, 2004), p. 97-115.
[Docteur en philosophie (1999) de l'université du Massachusetts,
spécialisé en philosophie sociale et politique, Henry C. Theriault
est professeur, titulaire de la chaire de philosophie au Worcester
State College, où il enseigne depuis 1998. Co-rédacteur en chef de
la revue Genocide Studies and Prevention depuis 2007, ses recherches
portent sur les approches philosophiques des questions génocidaires,
en particulier la négation du génocide, la justice a long terme,
et le rôle de la violence contre les femmes dans un génocide. Il
intervient régulièrement comme conférencier aux Etats-Unis et
a l'étranger.] __________
Source :
http://www.armenianweekly.com/2012/04/30/theriault-post-denial-denial/
Traduction : © Georges Festa - 06.2013.
Avec l'aimable autorisation de Khatchig Mouradian, rédacteur en chef
de The Armenian Weekly.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Arménies