REVUE DE PRESSE
Turquie, le passé en otage
Héritage kémaliste contre mémoire ottomane, l'histoire se trouve au
centre du bras de fer sur le parc Gezi, comme de la plupart des
conflits contemporains en Turquie. Un passé dont la lecture critique
commence à peine, avec des résultats parfois surprenants
Genre : Histoire Qui ? Hamit Bozarslan Titre : Histoire de la Turquie.
De l'Empire à nos jours Tallandier, 590 p. VVVVV
Le mouvement de Gezi, désormais célèbre dans le monde entier, n'oppose
pas seulement des défenseurs de la nature à un projet de centre
commercial. Le conflit porte aussi sur l'histoire : passé ottoman -
représenté par la caserne dont le centre commercial devrait reprendre
la forme disparue - contre passé kémaliste, incarné dans le parc Gezi,
pour la réalisation duquel les ruines de la caserne ont été rasées
dans les années trente.
Cet antagonisme de moins en moins larvé entre récits nationaux
concurrents fait désormais partie de la vie politique turque,
résurgence d'autant plus vindicative que la Turquie moderne s'est,
plus que tout autre, construite sur le rejet et le déni du passé - un
passé qu'une nouvelle génération d'historiens a entrepris d'explorer
d'un `il plus critique. L'un d'eux, Hamit Bozarslan, livre depuis la
France une stimulante synthèse de cette nouvelle approche dans un
ouvrage qui met en évidence de troublantes continuités entre anciens
et modernes ainsi que d'étranges complicités entre leurs héritiers
contemporains.
Le déchirement - ou la complémentarité - entre foi musulmane, destin
européen et ancrage asiatique marque ainsi l'Empire ottoman dès ses
premières conquêtes, en grande partie balkaniques. Il
s'institutionnalise avec la prise de Constantinople en 1453, qui
permet à Mehmet le Conquérant de couler sa dynastie dans le modèle
impérial byzantin, prélude à une expansion vers l'est qui visera
Bagdad, Damas, puis Le Caire qui tombe, avec le califat, en mains
ottomanes en 1517. Cette évolution consolide l'alliance entre le trône
et l'islam sunnite, porté par un corps d'ulémas fonctionnarisés et
toujours plus conservateurs.
Cette superstructure incontestée règne sur un monde où la diversité
religieuse est la règle. Communautés chrétiennes et juives - qui
paient d'une discrimination institutionnalisée (et plus ou moins
rigoureusement appliquée selon la conjoncture politique) le droit de
participer aux avantages économiques liés à l'expansion territoriale -
et tenants des courants multiples d'un islam soumis aux influences du
zoroastrisme, des traditions animistes et du mysticisme chiite.
Mais c'est d'autres forces centrifuges dont se méfie avant tout
l'Empire, dont l'ingénierie politique détache soigneusement la
dynastie régnante de toute allégeance clanique. Comme les épouses et
donc les mères des sultans, leurs ministres et le corps armé des
janissaires sont des esclaves, en général enlevés en terres
chrétiennes, islamisés, formés dans une école d'élite et promus selon
un système où la méritocratie le dispute à une forme
institutionnalisée de cooptation par la corruption.
Les efforts ainsi déployés pour détacher l'Etat du tissu social ne
sont toutefois jamais durablement couronnés de succès. Il devient au
contraire le lieu de luttes d'influences constantes entre corps
bureaucratiques, féodalités locales et dissidences religieuses, selon
un modèle qui s'est perpétué jusqu'à nos jours, où le jeu politique
semble souvent avoir pour fin ultime de l'investir à tous les niveaux
et de l'utiliser pour asseoir son hégémonie sociale.
Nationalisme féroce
Deux choses séparent toutefois l'Empire de la République qui lui a
succédé : le territoire, brutalement resserré, et l'imaginaire
identitaire. Du traumatisme né de la perte d'hégémonie et de la
dramatique érosion territoriale du XIXe siècle, le mouvement
jeune-turc tire les ingrédients d'un nationalisme féroce, fortement
marqué par le darwinisme social, qui doit servir à redonner sens au
projet ottoman et se développera en pratique génocidaire.
Echanges de populations avec la Grèce et les Balkans, déportation et
massacre des Arméniens ainsi que de nombreux membres des minorités
syriaque et chaldéenne, n'ont pas seulement pour but de délivrer un
Empire désormais assiégé de toutes parts de potentielles cinquièmes
colonnes. Il s'agit ni plus ni moins de refaçonner la démographie
anatolienne : une bourgeoisie musulmane, composée en partie par les
réfugiés refoulés des Balkans, doit remplacer les chrétiens expulsés,
déportés ou assassinés dont elle se voit attribuer les dépouilles.
L'Etat kémaliste, telle est la thèse de Hamit Bozarslan, développe le
même imaginaire national. L'identité turque, à laquelle on cherche
alors tous azimuts d'improbables lettres de noblesse historiques, en
forme le centre - au mépris de la diversité ethnique qui persiste,
notamment dans l'Est kurde. L'Etat kémaliste adhère à la modernité
occidentale dans un souci de compétitivité nationale. Mais il est
également musulman sunnite, une identité placée au c`ur de l'Etat
laïque en dépit de l'existence d'une forte minorité alévie qui ne peut
pas s'y reconnaître. Autant d'ingrédients - fierté turque, sunnisme et
modernisme (cette fois surtout économique) - qui se retrouvent
pratiquement inchangés dans le fonds de commerce de l'AKP de Recep
Tayyip Erdogan malgré quelques ouvertures, vite refermées, en
direction des minorités. Et, fort de ses performances électorales, ce
dernier peut afficher un autoritarisme familier, où toute opposition
est assimilée à une trahison, et reproduire ainsi le modèle d'un
pouvoir hégémonique régnant sur un pays divisé.
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/6233cc34-e00e-11e2-b696-f54b31e0a64b|1#.Uc4H-qzHQis
dimanche 7 juillet 2013,
Stéphane ©armenews.com
Turquie, le passé en otage
Héritage kémaliste contre mémoire ottomane, l'histoire se trouve au
centre du bras de fer sur le parc Gezi, comme de la plupart des
conflits contemporains en Turquie. Un passé dont la lecture critique
commence à peine, avec des résultats parfois surprenants
Genre : Histoire Qui ? Hamit Bozarslan Titre : Histoire de la Turquie.
De l'Empire à nos jours Tallandier, 590 p. VVVVV
Le mouvement de Gezi, désormais célèbre dans le monde entier, n'oppose
pas seulement des défenseurs de la nature à un projet de centre
commercial. Le conflit porte aussi sur l'histoire : passé ottoman -
représenté par la caserne dont le centre commercial devrait reprendre
la forme disparue - contre passé kémaliste, incarné dans le parc Gezi,
pour la réalisation duquel les ruines de la caserne ont été rasées
dans les années trente.
Cet antagonisme de moins en moins larvé entre récits nationaux
concurrents fait désormais partie de la vie politique turque,
résurgence d'autant plus vindicative que la Turquie moderne s'est,
plus que tout autre, construite sur le rejet et le déni du passé - un
passé qu'une nouvelle génération d'historiens a entrepris d'explorer
d'un `il plus critique. L'un d'eux, Hamit Bozarslan, livre depuis la
France une stimulante synthèse de cette nouvelle approche dans un
ouvrage qui met en évidence de troublantes continuités entre anciens
et modernes ainsi que d'étranges complicités entre leurs héritiers
contemporains.
Le déchirement - ou la complémentarité - entre foi musulmane, destin
européen et ancrage asiatique marque ainsi l'Empire ottoman dès ses
premières conquêtes, en grande partie balkaniques. Il
s'institutionnalise avec la prise de Constantinople en 1453, qui
permet à Mehmet le Conquérant de couler sa dynastie dans le modèle
impérial byzantin, prélude à une expansion vers l'est qui visera
Bagdad, Damas, puis Le Caire qui tombe, avec le califat, en mains
ottomanes en 1517. Cette évolution consolide l'alliance entre le trône
et l'islam sunnite, porté par un corps d'ulémas fonctionnarisés et
toujours plus conservateurs.
Cette superstructure incontestée règne sur un monde où la diversité
religieuse est la règle. Communautés chrétiennes et juives - qui
paient d'une discrimination institutionnalisée (et plus ou moins
rigoureusement appliquée selon la conjoncture politique) le droit de
participer aux avantages économiques liés à l'expansion territoriale -
et tenants des courants multiples d'un islam soumis aux influences du
zoroastrisme, des traditions animistes et du mysticisme chiite.
Mais c'est d'autres forces centrifuges dont se méfie avant tout
l'Empire, dont l'ingénierie politique détache soigneusement la
dynastie régnante de toute allégeance clanique. Comme les épouses et
donc les mères des sultans, leurs ministres et le corps armé des
janissaires sont des esclaves, en général enlevés en terres
chrétiennes, islamisés, formés dans une école d'élite et promus selon
un système où la méritocratie le dispute à une forme
institutionnalisée de cooptation par la corruption.
Les efforts ainsi déployés pour détacher l'Etat du tissu social ne
sont toutefois jamais durablement couronnés de succès. Il devient au
contraire le lieu de luttes d'influences constantes entre corps
bureaucratiques, féodalités locales et dissidences religieuses, selon
un modèle qui s'est perpétué jusqu'à nos jours, où le jeu politique
semble souvent avoir pour fin ultime de l'investir à tous les niveaux
et de l'utiliser pour asseoir son hégémonie sociale.
Nationalisme féroce
Deux choses séparent toutefois l'Empire de la République qui lui a
succédé : le territoire, brutalement resserré, et l'imaginaire
identitaire. Du traumatisme né de la perte d'hégémonie et de la
dramatique érosion territoriale du XIXe siècle, le mouvement
jeune-turc tire les ingrédients d'un nationalisme féroce, fortement
marqué par le darwinisme social, qui doit servir à redonner sens au
projet ottoman et se développera en pratique génocidaire.
Echanges de populations avec la Grèce et les Balkans, déportation et
massacre des Arméniens ainsi que de nombreux membres des minorités
syriaque et chaldéenne, n'ont pas seulement pour but de délivrer un
Empire désormais assiégé de toutes parts de potentielles cinquièmes
colonnes. Il s'agit ni plus ni moins de refaçonner la démographie
anatolienne : une bourgeoisie musulmane, composée en partie par les
réfugiés refoulés des Balkans, doit remplacer les chrétiens expulsés,
déportés ou assassinés dont elle se voit attribuer les dépouilles.
L'Etat kémaliste, telle est la thèse de Hamit Bozarslan, développe le
même imaginaire national. L'identité turque, à laquelle on cherche
alors tous azimuts d'improbables lettres de noblesse historiques, en
forme le centre - au mépris de la diversité ethnique qui persiste,
notamment dans l'Est kurde. L'Etat kémaliste adhère à la modernité
occidentale dans un souci de compétitivité nationale. Mais il est
également musulman sunnite, une identité placée au c`ur de l'Etat
laïque en dépit de l'existence d'une forte minorité alévie qui ne peut
pas s'y reconnaître. Autant d'ingrédients - fierté turque, sunnisme et
modernisme (cette fois surtout économique) - qui se retrouvent
pratiquement inchangés dans le fonds de commerce de l'AKP de Recep
Tayyip Erdogan malgré quelques ouvertures, vite refermées, en
direction des minorités. Et, fort de ses performances électorales, ce
dernier peut afficher un autoritarisme familier, où toute opposition
est assimilée à une trahison, et reproduire ainsi le modèle d'un
pouvoir hégémonique régnant sur un pays divisé.
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/6233cc34-e00e-11e2-b696-f54b31e0a64b|1#.Uc4H-qzHQis
dimanche 7 juillet 2013,
Stéphane ©armenews.com