GENOCIDE ARMENIEN : VILAYET DE BITLIS
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Publie le : 18-07-2013
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Le vilayet de Bitlis comptait, sur ses 398.000 habitants, 195.000
chretiens, c'est-a-dire 180.000 Armeniens et 15.000 Syriens. Sur les
200.000 restants, 40.000 sont Turcs. Le reste est compose de 45.000
Kurdes sedentaires, 48.000 Kurdes nomades, 47.000 Kurdes zaza, 10.000
Tcherkesses, 8.000 Kizilbaches et 5.000 Yezidis. Les Armeniens se
rencontrent dans toutes les regions du vilayet, mais ils sont surtout
fortement representes dans les environs de Bitlis et dans la plaine
de Mouche avec 2 ou 300 villages. La plaine de Mouche est limitee au
sud par la chaîne du Taurus. Sur les plateaux du Taurus, au sud de
cette chaîne, est situee la region de Sassoun qui fut, depuis 1890,
le theâtre des premiers massacres armeniens, sous Abd-ul-hamid.
Les evenements du vilayet de Bitlis sont en rapport avec ceux du
vilayet de Van. La catastrophe finale eut lieu après que les Russes
eurent evacue de nouveau Van. Mais deja, depuis le mois de fevrier,
avant meme que les Armeniens de Van se soient jamais doute qu'ils
auraient a se defendre contre un massacre imminent, la situation
paraissait assez dangereuse dans le vilayet de Bitlis.
Depuis le debut de la guerre, les villes et les villages armeniens
etaient remplis de bandes turques et kurdes, qui etaient incorporees a
l'armee comme milices. Les gendarmes, sous pretexte de requisitions,
s'occupaient a voler et a piller. On prit aux Armeniens tous les
vivres reserves pour l'hiver et l'on craignait une famine pour
le printemps. Outre les Armeniens enrôles dans l'armee, on en leva
d'autres, a volonte, pour construire les routes et porter des fardeaux,
Les portefaix avaient a transporter pendant tout l'hiver, jusqu'au
front du Caucase, a travers les montagnes neigeuses, des colis pesant
jusqu'a 70 livres. Mal nourris, sans defense contre les attaques des
Kurdes, la moitie d'entre eux perirent sur les routes ; souvent meme
un quart seulement revenaient vivants. Lorsque, après les combats de
Sarikamisch et d'Ardahan, l'armee du Caucase etait bloquee dans la
neige et la glace, beaucoup de soldats desertèrent. Mais pour cinq
deserteurs turcs, il n'y avait au plus qu'un seul Armenien.
Quelques deserteurs retournèrent a leurs villages. Les gendarmes
allèrent alors de village en village, avec des listes de deserteurs,
pour exiger qu'on les leur livrât. Ils entreprirent en meme temps des
perquisitions pour chercher des armes. Dans le cas où on ne trouvait
pas les deserteurs, on brûlait leurs maisons et on confisquait
leurs champs. Ces razzias, organisees par les gendarmes, donnèrent
lieu quelquefois a des conflits. Ainsi au commencement de mars, le
Commissaire Nazim bey et le Mulazim Djevded bey arrivèrent au village
armenien de Zrouk avec 40 zaptiehs. Dans un echange de balles avec
unfuyard, un gendarme perdit un cheval tue sous lui. Il retourne donc
au village, prend un bon cheval aux paysans, se fait payer 40 l.t.
comme prix du cheval mort, incendie 25 maisons, passe au fil de
l'epee les hommes du village et confisqua les champs. A Armedan, des
volontaires turcs sont places en logement dans des maisons armeniennes
; comme remerciement pour les soins recus, le chef viole la belle-fille
de ses hôtes. Des faits pareils se repetèrent dans d'autres villages.
Les Kurdes, sur leurs montagnes, n'avaient aucune envie d'aller a la
guerre. Ils preferaient piller les villages armeniens. C'etait moins
dangereux et donnait plus de profits. Le mutessarif de Mouche parut
d'abord vouloir punir les Kurdes, mais il declara ensuite qu'il ne
pouvait rien faire. La tribu kurde d'Ab-ul-Medjed, de Melaschkert,
occupait les montagnes de Tchour, pillait les villages armeniens et
en massacrait les habitants. Un autre Kurde, frère du cheikh kurde
Moussabbey, ne voulut pas laisser faire les pillages par d'autres
Kurdes dans sa propre region. D'autres cheikhs resistèrent aussi au
gouvernement, mais lorsque l'independance de leurs aschirets (tribus)
leur fut garantie, ils s'entendirent avec le gouvernement pour se
dedommager aux depens des Armeniens.
Malgre toutes les tribulations, les Armeniens se tenaient tranquilles,
supportaient les attaques et ne se laissaient entraîner a aucune
resistance. Ils se plaignirent auprès du gouvernement et, pour quelque
temps, celui-ci parut vouloir les proteger. A Mouche sejournait alors
un chef armenien connu, Vahan Papazian, depute au Parlement pour le
district de Mouche. Il representait les interets des Armeniens auprès
du mutessarif de Mouche et du vali de Bitlis.
Comme a Van, on s'efforcait de maintenir l'entente, avec le
gouvernement pour arranger les differends et maintenir l'ordre,
autant que l'etat d'anarchie le permettait.
A la fin d'avril le vali, par suite des evenements de Van, changea,
envers les Armeniens, son attitude jusque la bienveillante en
apparence, Le premier mai, 3 Armeniens furent pendus a Mouche, et le
quartier armenien investi, sans aucun motif, par des soldats turcs,
Le vali menaca publiquement de faire un Massacre, En meme temps, tous
les Armeniens encore valides furent leves pour la construction des
routes et pour former des colonnes de portefaix (hammallar-tabouri), Et
l'on n'avait aucun egard envers les familles qui restaient ainsi sans
personne pour les nourrir. Ainsi, par exemple, le chef du village de
Gomss, dans la plaine de Mouche, recut l'ordre de presenter 50 boufs et
50 hommes pour les transports. Bien que le village ne comptât, en tout,
que 70 hommes, y compris les vieillards, il amena 50 boufs et 45 hommes
et, pour les 5 hommes qui manquaient, il paya la taxe d'exoneration. Le
mudir d'Agdjemak, qui s'etait rendu a Gomss, voulait s'en contenter ;
mais son compagnon, le kurde Hedmed Amin, ennemi du chef du village,
prit pretexte du manque des 5 hommes pour le fouetter et pour tuer
7 autres Armeniens. On en vint a une collision, où 7 gendarmes et
20 autres Armeniens furent tues. Quelques jours après ce conflit,
un incident se passa dans le cloître d'Arakelotz. 80 Armeniens s'y
etaient refugies. Des troupes de Mouche, qui perquisitionnaient dans le
couvent, cherchèrent querelle et cela finit dans le sang. Le mutessarif
de Mouche, envoya d'autres troupes, exigeant qu'on livrât les fuyards,
mais il lesretira après quelques negociations. Malgre cela, il fit
emmener a Mouche les cadavres des Turcs tues dans la première melee
et declara, dans une oraison funèbre : " Pour un cheveu de votre tete,
je veux faire tuer mille Armeniens ".
On apprit, vers le meme temps, que les Armeniens travaillant sur les
routes avaient ete tues par leurs compagnons musulmans armes. Comme
cela continuait de facon systematique, les Armeniens se dirent que
ces mefaits avaient leur fondement, non pas dans le fanatisme de
leurs compagnons mahometans, mais dans les ordres du gouvernement
qui etait resolu a l'extermination des Armeniens. Les plaintes de
l'eveque furent rejetees avec des sarcasmes.
Les Armeniens etaient desesperes. Que devaient-ils faire ? Il
ne restait plus guère d'Armeniens capables de lutter. Les femmes
et les enfants etaient laisses en proie aux troupes turques, aux
Kurdes-hamidiehs et a la populace fanatisee. A leur grand etonnement,
Turcs et Kurdes commencèrent un jour a feindre soudain de l'amitie
pour eux, et a les bien traiter. L'explication de ce changement ne
se fit pas attendre. Les Russes etaient arrives deja au nord du lac
de Van jusqu'a Gob et Akhlat ; et, au sud du lac, ils marchaient sur
Bitlis. Mais l'occupation de Bitlis n'eut, pas lieu. Et meme l'avance
dans la plaine de Mouche fut arretee. Les Russes ne vinrent pas,
et par la sombrait le dernier espoir de delivrance...
Le Consul allemand de Mossoul etait intervenu une fois auprès des
autorites turques, a cause des pillages et des massacres du vilayet
de Bitlis. Cela parut faire impression quelque temps ; mais cela ne
dura pas longtemps et tout reprit de plus belle.
Le gouverneur de Bitlis etait Moustafa Khalil, beau-frère du Ministre
de l'Interieur, Talaat bey. Il avait deja, dans la ville et dans
les environs, leve tous les Armeniens âges de 20 a 45 ans, pour le
service de l'armee (c'est-a-dire pour construire les routes et porter
des fardeaux). Les eglises et les maisons des Armeniens devaient etre
evacuees pour loger les soldats. Après la declaration de la Djlhad, les
mollahs, les cheiks, et les bandes menees par des brigands celèbres,
commencèrent a s'agiter. Les Mahometans etaient armes et, dans les
mosquees, on prechait la haine des chretiens. Deja pendant les mois
de decembre et de janvier, plusieurs mefaits avaient ete commis. Des
Turcs de Bitlis avaient forme une bande kurde et assiegeaient le
village d'Ourdap. Ils se saisirent d'un paysan nomme Pallabech Karapet
et de quelques autres, les conduisirent tout ligotes en ville et les
soumirent a la torture en leur arrachant les poils de la barbe. Une
autre bande de 300 hommes, sous la direction de Koumadji Farso (un
descendant du celèbre Cheik kurde Djelaleddin) et de l'emir Medmed,
attaqua 10 villages dans la region de Gargar, les mit a sac et les
incendia. Ceux qui ne furent pas tues s'enfuirent a Van.
En juin, un massacre eut lieu a Bitlis. Les Armeniens de Bitlis et
des villages des alentours furent transportes dans la direction de
Diarbekir. Les hommes furent tues, 200 femmes et enfants furent noyes
en chemin quand on arriva au bord du Tigre. Dans cette deportation a dû
aussi trouver la mort le depute Vramian de Bitlis. La version turque
pretend que les Armeniens voulurent se delivrer, et que, par suite,
les gendarmes furent obliges de les tuer.
LA PLAINE DE MOUCHE
Le matin du 3 juillet commenca le massacre a Mouche.
Les canons furent pointes contre la ville haute, de telle sorte que
les maisons s'y ecroulèrent et un incendie eclata. Les Armeniens
quittèrent les maisons et se refugièrent dans un autre quartier,
où ils furent en partie massacres dans les rues. La ville haute fut
complètement aneantie. On dirigea alors l'attaque contre le quartier de
" Brout ". Les Armeniens s'y etaient rassembles et virent leurs femmes
violees et leurs frères tues. Après la destruction de ce quartier,
les attaques furent dirigees contre celui de " Smareni ".
La, des cruautes inouïes furent commises. Comme c'etait le dernier
refuge, les Armeniens cherchaient a se tuer eux-memes. Ainsi, Tigrane
Sinoïaa rassembla tous les membres de sa famille, 70 personnes en tout,
et leur donna du poison. Après qu'ils eurent succombe sous l'effet du
poison, il mit le feu a la maison, et les passa encore par les armes.
D'autres familles mirent le feu a leurs maisons pour perir dans les
flammes ; beaucoup tuèrent a coups de fusil leurs femmes et leurs
enfants, pour leur epargner d'etre violees et de devenir musulmanes.
Hadji Hagop tomba durant un assaut, mais ses compagnons continuèrent
la resistance. Cependant, tous les autres quartiers, excepte " Zov ",
avaient ete aneantis, et le reste de la population, environ de 10 a
12.000 personnes, s'etaient rassemblees dans cette partie de la ville,
a l'extremite de celle-ci.
Vint le 4 juillet. Le bombardement et les attaques des hordes turques
avaient atteint la plus grande violence. Mais les Armeniens, peu
nombreux, qui se defendaient, redoublaient aussi de resistance, et
tuaient des centaines de Kurdes. Mais quelle importance cela pouvait-il
avoir ? Les maisons de Zov etaient reduites partout en ruines ; et
tous les Armeniens qui restaient encore en vie resolurent de franchir
la nuit suivante le fleuve qui confine a Zov et de s'enfuir sur les
montagnes de Goghou-Glouk, dans l'espoir d'atteindre Sassoun. a 11
heures de la nuit, la masse du peuple se mit en mouvement dans la
direction du fleuve. Mais les maisons en flammes eclairaient toute
la region jusqu'a une distance de 8 a 10 kilomètres.
Ils furent remarques par leur persecuteurs et pris sous le feu
des fusils. Beaucoup perirent sous les balles, d'autres etouffes
dans la presse, d'autres encore dans les flots ; 5 a 6.000 seulement
parvinrent a l'autre rive et s'enfuirent sur les montagnes. Les Kurdes
rassemblèrent alors tous les blesses et les quelques Armeniens qui
s'etaient caches en ville, et les brûlèrent sur un immense bûcher.
Tous ceux qui purent encore s'echapper de la plaine de Mouche
s'enfuirent sur les montagnes de Sassoun.
Sassoun
Sassoun n'etait pas facile a dompter. Les Turcs le savaient depuis les
massacres de 1894 a 1896. Au debut de la guerre, les Kurdes avaient
comble de flatteries les Armeniens et leur avaient promis de conserver
intactes les relations de bon voisinage. Les Armeniens, de leur côte,
assurèrent les Kurdes de leur amities. Ainsi les relations restèrent
quelque temps sans etre troublees. - Au debut de 1915, le gouvernement
se mit a desarmer les localites où la population armenienne est
moins dense (comme les villages de Silivan, Bescherik, Miafarkin,
etc.), a maltraiter les Armeniens, a les tuer ou a les expulser. Il
faisait cela si adroitement que la nouvelle de ces mefaits n'arriva
pas jusqu'aux centres armeniens. Au commencement de mars seulement,
le gouvernement se mit a proceder aussi contre ces derniers Il
envoya ses gens dans le district du Zovasar et ceux-ci digèrent
aussitôt du village d'Agri la livraison immediate dos armes. Les
paysans luttèrent pour conserver leurs armes et 50 d'entre eux furent
tues. Le gouvernement proceda de la meme facon dans les districts de
Khiank et Koulp1. Les fonctionnaires turcs s'y rendirent, accompagnes
de beaucoup de Kurdes et de gendarmes, et exigèrent les armes. Les
paysans de ces districts objectèrent qu'ils n'etaient pas des rebelles
mais des sujets fidèles et devoues au gouvernement et qu'ils ne
possedaient pas d'armes. Comme les Turcs menacaient de les massacrer,
la jeunesse armenienne prit la fuite et se rassembla dans les villages
de Khiank, Ischkhenzor, Ardjonk et Sevite. La-dessus, les gendarmes
et les Kurdes s'elancèrent sur ces villages et reclamèrent qu'on leur
livrât aussi les fuyards en plus des armes. Finalement, les femmes
furent violees et 3000 hommes emmenes pour le " Hammallar-Tabouri "
(regiment de portefaix). Ceux-ci furent conduits a la ville doe Lidjeh,
puis transportes plus loin et tues entre Kharpout et Palou.
Trois personnes seulement purent echapper au massacre, et raconter
a Dalvorik ce qui leur etait arrive. Sur cette nouvelle, tous les
Armeniens quittèrent Khiank et Koulp et s'enfuirent a Sassoun. Les
memes faits se renouvelèrent dans le district de Psank. Les Kurdes
de Checo, Beder, Bosek, Modkan, Djallal et Guendjo attaquèrent,
sous les ordres du caïmacan, les Armeniens de Psank.
Au milieu de mai, le gouvernement declara rebelles les Armeniens de
Psank et exigea d'eux de livrer leurs armes. Puis des femmes furent
enlevees de quelques villages. Une grande partie des Armeniens,
environ 4000 personnes, furent conduites par Slepau Vartabed au couvent
de Mardin-Arakelotz, où ils se fortifièrent et où il furent cernes
par les Kurdes. Le 20 mai, on en vint a une lutte sanglante entre
assiegeants et assieges. Ceux-ci purent resister pendant un mois et
demi, malgre leurs faibles moyens de defense, jusqu'a ce qu'on leur
coupât l'eau. Ils envoyèrent demander du secours a Sassoun ; mais
le secours ne vint pas. Ils tentèrent alors de se frayer un chemin a
travers les assiegeants. Ils y perdirent 2000 des leurs ; le reste,
avec le Vartabed a leur tete, put passer.
Jusque la, Sassoun meme n'avait pas eu a souffrir des attaques. Les
gens de Sassoun se montraient d'une loyaute stricte, et le gouvernement
hesitait aussi a proceder contre eux. Ils avaient accueilli amicalement
chez eux beaucoup de familles kurdes qui s'etaient enfuies du front
russe, leur avaient fourni des vetements et des vivres et les avaient
conduites dans d'autres localites kurdes.
Les Sassouniotes ne pensaient pas a un soulèvement, ils n'avaient pas
d'armes et pas assez de vivres. Mais le gouvernement avait peur d'eux
et se mit a l'oeuvre avec beaucoup de prudence. Ce n'est qu'après
avoir en partie extermine et en partie deporte les Armeniens des
villages de Zronk, GomssI, Avsoud, Mouche-Gaschen et autres, et des
district de Khiank, Koulp, Psank et Zovatar, qu'il se mit a proceder
contreSassoun. L'agha kurde de Khiank, le mudir Kor-Slo, envoya des
gendarmes a Dalvorik pour exiger qu'on livrât les armes. Les habitants
repondirent qu'ils n'ajoutaient aucune foi aux assurances donnees
par le gouvernement de laisser en paix le peuple après qu'il aurait
livre ses armes, après que tous les villages qui avaient livre leurs
armes avaient ete aneantis. Les gendarmes retournèrent donc auprès
du mudir amis avoir obtenu aucun resultat, Kor-Slo essaya encore une
fois de prendre les Armeniens par la ruse. Comme il ne reussissait pas
davantage, le mutessarif de Mouche prit la chose sur lui. Il envoya le
Vartabed Vartan, le pretre Khatchadour, les effendis Gasem, Moussa,
Moustafa et dix autres Mahometans, pour persuader aux Armeniens de
se rendre au village de Dapek où le caïmacan a son siège. Celui-ci
envoya des messagers a Sassoun pour prier les chefs des districts de
venir le trouver. Ils vinrent et furent très aimablement recus. Les
effendis celebrèrent leur loyaute et leur fidelite. Mais lorsqu'on vint
a la question de la remise des armes, les Armeniens declarèrent qu'ils
n'avaient pas recu du peuple pleins pouvoirs pour cela. On s'entendit
pour traiter l'affaire dans une reunion a Schenik où vinrent aussi
les autres notables de Sassoun. Les representants du gouvernement y
declarèrent que Sassoun n'etait plus autorise a fournir des soldats,
parce que les Sassouniotes s'etaient montres traîtres. Les Armeniens
contestèrent cela, et accusèrent a leur tour le gouvernement de ce que,
au lieu d'envoyer les Armeniens sur le front, il les employait comme
portefaix (hammals) et qu'il les envoyait dans des regions eloignees
pour les exterminer. Les Turcs essayèrent de le nier et assurèrent
que la gouvernement n'avait que bienveillance pour les Armeniens ;
en consideration de la situation miserable des Sassouniotes, ceux-ci
n'auraient plus a fournir de soldats. On exigeait seulement d'eux
des vivres et des vetements pour les troupes.
Les Sassouniotes promirent de fournir ce qu'on desirait, et meme
plus ; la promesse fut faite par les notables de Schenik, Senal,
Guelia-gousan et Dalouvor.
La-dessus, des representants du gouvernement vinrent affirmer que le
gouvernement savait que les Sassouniotes cachaient des Cosaques sur
leurs montagne . on devait les livrer et remettre aussi toutes les
armes. Les Armeniens contestèrent avoir jamais vu des Cosaques. Quant
aux armes ils declaraient qu'ils n'avaient jamais pense a se rebeller
contre le gouvernement. Pourquoi donc ne desarmait-on pas les Kurdes?
Ils disaient n'avoir que des fusils a pierre, necessaires pour
les proteger contre les animaux sauvages. Aussi les effendis s'en
retournèrent-ils a Mouche sans avoir rien obtenu.
Lorsque le gouvernement vit qu'il ne pouvait parvenir par ruse a
desarmer les gens de Sassoun, il reunit toutes les tribus kurdes du
voisinage. A la fin de juin, Sassoun fut cerne par eux ; a l'est par
les Kurdes de Cheko, Bedor, Bosek et Djalall ; a l'ouest par les Kurdes
de Koulp et leurs cheikhs Hussein et Hassan et les Kurdes de Guenache
et Lidjeh ; au sud par les Kurdes de Khian, Badkan et Bazran, sous
leurs chefs Khaldi bey de Meafarkin et Hadji Mouchi agha ; au nord
par les bandes kurdes rassemblees sur les hauteurs de Kosdouk.
Outre cela, on fit venir des troupes turques de Diarbekir et de
Kharpout.
La population de Sassoun compte 20.000 âmes ; en outre environ
30.000 femmes, enfants et vieillards s'yetaient refugies des regions
voisines. Comme Sassoun lui-meme produit peu de cereales, l'entretien
de ces refugies etait très difficile. Deja pendant l'hiver, on avait
senti le manque de vivres, mais le gouvernement n'avait pas permis
aux Sassouniotes de s'acheter des provisions a Mouche. Depuis mai,
les vivres devinrent toujours plus rares.
Les Kurdes attaquèrent d'abord le village d'Aghbi (dans le district
de Zovasar) et en emportèrent les troupeaux de moutons. Ensuite ils
attaquèrent du côte de l'est les villages de Kop et Guerman, tuèrent
les habitants qui leur resistaient, et enlevèrent leurs troupeaux. Les
Armeniens se retirèrent alors dans un reduit etroit sur le mont Antok,
Ils envoyèrent de la une plainte au gouvernement au sujet du traitement
illegal auquel on les soumettait. Leurs chefs Roubenn et Vahan Papazian
gardèrent le bon ordre et s'efforcèrent d'eviter tout ce qui pourrait
fournir au gouvernement un pretexte pour proceder contre eux.
En reponse a leur plainte, les troupes turques attaquèrent, le 18
juillet, les Armeniens, qui se retirèrent sur de meilleures positions
pour se defendre. Mais comme ils n'avaient qu'un petit nombre de
gens armes et peu de munitions, ils durent finalement se retirer
sur le mont Gueben. Le 20 Juillet, leurs munitions etaient epuisees,
tandis que les troupes turques mettaient en position de l'artillerie
contre eux. L'après-midi du 21 juillet, on donna l'ordre a tous les
Armeniens de se retirer avec leurs femmes et leurs enfants dans la
plaine d'Andoka, où se trouvait deja la majeure partie de la population
et des refugies. Ils etaient reunis la, au nombre d'environ 50.000. On
y decida de se partager en divers groupes et de passer a travers
les Kurdes assiegeants, par des chemins de montagne impraticables,
dans differentes directions. Une partie s'enfuit sur les montagnes
de Dalvorik, une autre par Zovazav. Une partie passa a Khan par
Krnkan-Geul, où ils rencontrèrent les Armeniens echappes de Mouche.
Les gens de Chenek et Semai entrèrent par Kordouk dans la vallee d'Amre
et Zizern, où ils furent extermines par les Kurdes, a l'exception
de 87 personnes qui purent s'echapper. Les gens d'Agho parvinrent
avec peu de pertes a Zovasar et s'y cachèrent dans les creux des
rochers. Les gens de Guelyegutzan et d'Ischkhanzor furent extermines
a moitie. Ainsi la population de Sassoun fut en partie aneantie, et
en partie dispersee sur les montagnes. Kurdes et Turcs rôdaient dans
la region pour tirer sur les disperses, Parmi les chefs, tombèrent
Korion, Tigrane et Hadji. Restèrent en vie Roubenn et Vahan Papazian
qui, accompagnes de petits detachements, passèrent dans la region de
Van. Ils arrivèrent a Erivan a la fin de septembre. Ils estimaient
que le nombre des survivants disperses de differents côtes etait
alors d'environ 30.000. Mais comme ceux-ci ne disposaient plus de
vivres que pour un temps très court, on doit supposer qu'ils ont ete,
depuis lors, aneantis par les Kurdes, ou qu'ils sont morts de faim.
1) Ces deux districts, bien que rattaches au sandjak de Guendj,
font geographiquement partie du Sassoun.
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Le vilayet de Bitlis comptait, sur ses 398.000 habitants, 195.000
chretiens, c'est-a-dire 180.000 Armeniens et 15.000 Syriens. Sur les
200.000 restants, 40.000 sont Turcs. Le reste est compose de 45.000
Kurdes sedentaires, 48.000 Kurdes nomades, 47.000 Kurdes zaza, 10.000
Tcherkesses, 8.000 Kizilbaches et 5.000 Yezidis. Les Armeniens se
rencontrent dans toutes les regions du vilayet, mais ils sont surtout
fortement representes dans les environs de Bitlis et dans la plaine
de Mouche avec 2 ou 300 villages. La plaine de Mouche est limitee au
sud par la chaîne du Taurus. Sur les plateaux du Taurus, au sud de
cette chaîne, est situee la region de Sassoun qui fut, depuis 1890,
le theâtre des premiers massacres armeniens, sous Abd-ul-hamid.
Les evenements du vilayet de Bitlis sont en rapport avec ceux du
vilayet de Van. La catastrophe finale eut lieu après que les Russes
eurent evacue de nouveau Van. Mais deja, depuis le mois de fevrier,
avant meme que les Armeniens de Van se soient jamais doute qu'ils
auraient a se defendre contre un massacre imminent, la situation
paraissait assez dangereuse dans le vilayet de Bitlis.
Depuis le debut de la guerre, les villes et les villages armeniens
etaient remplis de bandes turques et kurdes, qui etaient incorporees a
l'armee comme milices. Les gendarmes, sous pretexte de requisitions,
s'occupaient a voler et a piller. On prit aux Armeniens tous les
vivres reserves pour l'hiver et l'on craignait une famine pour
le printemps. Outre les Armeniens enrôles dans l'armee, on en leva
d'autres, a volonte, pour construire les routes et porter des fardeaux,
Les portefaix avaient a transporter pendant tout l'hiver, jusqu'au
front du Caucase, a travers les montagnes neigeuses, des colis pesant
jusqu'a 70 livres. Mal nourris, sans defense contre les attaques des
Kurdes, la moitie d'entre eux perirent sur les routes ; souvent meme
un quart seulement revenaient vivants. Lorsque, après les combats de
Sarikamisch et d'Ardahan, l'armee du Caucase etait bloquee dans la
neige et la glace, beaucoup de soldats desertèrent. Mais pour cinq
deserteurs turcs, il n'y avait au plus qu'un seul Armenien.
Quelques deserteurs retournèrent a leurs villages. Les gendarmes
allèrent alors de village en village, avec des listes de deserteurs,
pour exiger qu'on les leur livrât. Ils entreprirent en meme temps des
perquisitions pour chercher des armes. Dans le cas où on ne trouvait
pas les deserteurs, on brûlait leurs maisons et on confisquait
leurs champs. Ces razzias, organisees par les gendarmes, donnèrent
lieu quelquefois a des conflits. Ainsi au commencement de mars, le
Commissaire Nazim bey et le Mulazim Djevded bey arrivèrent au village
armenien de Zrouk avec 40 zaptiehs. Dans un echange de balles avec
unfuyard, un gendarme perdit un cheval tue sous lui. Il retourne donc
au village, prend un bon cheval aux paysans, se fait payer 40 l.t.
comme prix du cheval mort, incendie 25 maisons, passe au fil de
l'epee les hommes du village et confisqua les champs. A Armedan, des
volontaires turcs sont places en logement dans des maisons armeniennes
; comme remerciement pour les soins recus, le chef viole la belle-fille
de ses hôtes. Des faits pareils se repetèrent dans d'autres villages.
Les Kurdes, sur leurs montagnes, n'avaient aucune envie d'aller a la
guerre. Ils preferaient piller les villages armeniens. C'etait moins
dangereux et donnait plus de profits. Le mutessarif de Mouche parut
d'abord vouloir punir les Kurdes, mais il declara ensuite qu'il ne
pouvait rien faire. La tribu kurde d'Ab-ul-Medjed, de Melaschkert,
occupait les montagnes de Tchour, pillait les villages armeniens et
en massacrait les habitants. Un autre Kurde, frère du cheikh kurde
Moussabbey, ne voulut pas laisser faire les pillages par d'autres
Kurdes dans sa propre region. D'autres cheikhs resistèrent aussi au
gouvernement, mais lorsque l'independance de leurs aschirets (tribus)
leur fut garantie, ils s'entendirent avec le gouvernement pour se
dedommager aux depens des Armeniens.
Malgre toutes les tribulations, les Armeniens se tenaient tranquilles,
supportaient les attaques et ne se laissaient entraîner a aucune
resistance. Ils se plaignirent auprès du gouvernement et, pour quelque
temps, celui-ci parut vouloir les proteger. A Mouche sejournait alors
un chef armenien connu, Vahan Papazian, depute au Parlement pour le
district de Mouche. Il representait les interets des Armeniens auprès
du mutessarif de Mouche et du vali de Bitlis.
Comme a Van, on s'efforcait de maintenir l'entente, avec le
gouvernement pour arranger les differends et maintenir l'ordre,
autant que l'etat d'anarchie le permettait.
A la fin d'avril le vali, par suite des evenements de Van, changea,
envers les Armeniens, son attitude jusque la bienveillante en
apparence, Le premier mai, 3 Armeniens furent pendus a Mouche, et le
quartier armenien investi, sans aucun motif, par des soldats turcs,
Le vali menaca publiquement de faire un Massacre, En meme temps, tous
les Armeniens encore valides furent leves pour la construction des
routes et pour former des colonnes de portefaix (hammallar-tabouri), Et
l'on n'avait aucun egard envers les familles qui restaient ainsi sans
personne pour les nourrir. Ainsi, par exemple, le chef du village de
Gomss, dans la plaine de Mouche, recut l'ordre de presenter 50 boufs et
50 hommes pour les transports. Bien que le village ne comptât, en tout,
que 70 hommes, y compris les vieillards, il amena 50 boufs et 45 hommes
et, pour les 5 hommes qui manquaient, il paya la taxe d'exoneration. Le
mudir d'Agdjemak, qui s'etait rendu a Gomss, voulait s'en contenter ;
mais son compagnon, le kurde Hedmed Amin, ennemi du chef du village,
prit pretexte du manque des 5 hommes pour le fouetter et pour tuer
7 autres Armeniens. On en vint a une collision, où 7 gendarmes et
20 autres Armeniens furent tues. Quelques jours après ce conflit,
un incident se passa dans le cloître d'Arakelotz. 80 Armeniens s'y
etaient refugies. Des troupes de Mouche, qui perquisitionnaient dans le
couvent, cherchèrent querelle et cela finit dans le sang. Le mutessarif
de Mouche, envoya d'autres troupes, exigeant qu'on livrât les fuyards,
mais il lesretira après quelques negociations. Malgre cela, il fit
emmener a Mouche les cadavres des Turcs tues dans la première melee
et declara, dans une oraison funèbre : " Pour un cheveu de votre tete,
je veux faire tuer mille Armeniens ".
On apprit, vers le meme temps, que les Armeniens travaillant sur les
routes avaient ete tues par leurs compagnons musulmans armes. Comme
cela continuait de facon systematique, les Armeniens se dirent que
ces mefaits avaient leur fondement, non pas dans le fanatisme de
leurs compagnons mahometans, mais dans les ordres du gouvernement
qui etait resolu a l'extermination des Armeniens. Les plaintes de
l'eveque furent rejetees avec des sarcasmes.
Les Armeniens etaient desesperes. Que devaient-ils faire ? Il
ne restait plus guère d'Armeniens capables de lutter. Les femmes
et les enfants etaient laisses en proie aux troupes turques, aux
Kurdes-hamidiehs et a la populace fanatisee. A leur grand etonnement,
Turcs et Kurdes commencèrent un jour a feindre soudain de l'amitie
pour eux, et a les bien traiter. L'explication de ce changement ne
se fit pas attendre. Les Russes etaient arrives deja au nord du lac
de Van jusqu'a Gob et Akhlat ; et, au sud du lac, ils marchaient sur
Bitlis. Mais l'occupation de Bitlis n'eut, pas lieu. Et meme l'avance
dans la plaine de Mouche fut arretee. Les Russes ne vinrent pas,
et par la sombrait le dernier espoir de delivrance...
Le Consul allemand de Mossoul etait intervenu une fois auprès des
autorites turques, a cause des pillages et des massacres du vilayet
de Bitlis. Cela parut faire impression quelque temps ; mais cela ne
dura pas longtemps et tout reprit de plus belle.
Le gouverneur de Bitlis etait Moustafa Khalil, beau-frère du Ministre
de l'Interieur, Talaat bey. Il avait deja, dans la ville et dans
les environs, leve tous les Armeniens âges de 20 a 45 ans, pour le
service de l'armee (c'est-a-dire pour construire les routes et porter
des fardeaux). Les eglises et les maisons des Armeniens devaient etre
evacuees pour loger les soldats. Après la declaration de la Djlhad, les
mollahs, les cheiks, et les bandes menees par des brigands celèbres,
commencèrent a s'agiter. Les Mahometans etaient armes et, dans les
mosquees, on prechait la haine des chretiens. Deja pendant les mois
de decembre et de janvier, plusieurs mefaits avaient ete commis. Des
Turcs de Bitlis avaient forme une bande kurde et assiegeaient le
village d'Ourdap. Ils se saisirent d'un paysan nomme Pallabech Karapet
et de quelques autres, les conduisirent tout ligotes en ville et les
soumirent a la torture en leur arrachant les poils de la barbe. Une
autre bande de 300 hommes, sous la direction de Koumadji Farso (un
descendant du celèbre Cheik kurde Djelaleddin) et de l'emir Medmed,
attaqua 10 villages dans la region de Gargar, les mit a sac et les
incendia. Ceux qui ne furent pas tues s'enfuirent a Van.
En juin, un massacre eut lieu a Bitlis. Les Armeniens de Bitlis et
des villages des alentours furent transportes dans la direction de
Diarbekir. Les hommes furent tues, 200 femmes et enfants furent noyes
en chemin quand on arriva au bord du Tigre. Dans cette deportation a dû
aussi trouver la mort le depute Vramian de Bitlis. La version turque
pretend que les Armeniens voulurent se delivrer, et que, par suite,
les gendarmes furent obliges de les tuer.
LA PLAINE DE MOUCHE
Le matin du 3 juillet commenca le massacre a Mouche.
Les canons furent pointes contre la ville haute, de telle sorte que
les maisons s'y ecroulèrent et un incendie eclata. Les Armeniens
quittèrent les maisons et se refugièrent dans un autre quartier,
où ils furent en partie massacres dans les rues. La ville haute fut
complètement aneantie. On dirigea alors l'attaque contre le quartier de
" Brout ". Les Armeniens s'y etaient rassembles et virent leurs femmes
violees et leurs frères tues. Après la destruction de ce quartier,
les attaques furent dirigees contre celui de " Smareni ".
La, des cruautes inouïes furent commises. Comme c'etait le dernier
refuge, les Armeniens cherchaient a se tuer eux-memes. Ainsi, Tigrane
Sinoïaa rassembla tous les membres de sa famille, 70 personnes en tout,
et leur donna du poison. Après qu'ils eurent succombe sous l'effet du
poison, il mit le feu a la maison, et les passa encore par les armes.
D'autres familles mirent le feu a leurs maisons pour perir dans les
flammes ; beaucoup tuèrent a coups de fusil leurs femmes et leurs
enfants, pour leur epargner d'etre violees et de devenir musulmanes.
Hadji Hagop tomba durant un assaut, mais ses compagnons continuèrent
la resistance. Cependant, tous les autres quartiers, excepte " Zov ",
avaient ete aneantis, et le reste de la population, environ de 10 a
12.000 personnes, s'etaient rassemblees dans cette partie de la ville,
a l'extremite de celle-ci.
Vint le 4 juillet. Le bombardement et les attaques des hordes turques
avaient atteint la plus grande violence. Mais les Armeniens, peu
nombreux, qui se defendaient, redoublaient aussi de resistance, et
tuaient des centaines de Kurdes. Mais quelle importance cela pouvait-il
avoir ? Les maisons de Zov etaient reduites partout en ruines ; et
tous les Armeniens qui restaient encore en vie resolurent de franchir
la nuit suivante le fleuve qui confine a Zov et de s'enfuir sur les
montagnes de Goghou-Glouk, dans l'espoir d'atteindre Sassoun. a 11
heures de la nuit, la masse du peuple se mit en mouvement dans la
direction du fleuve. Mais les maisons en flammes eclairaient toute
la region jusqu'a une distance de 8 a 10 kilomètres.
Ils furent remarques par leur persecuteurs et pris sous le feu
des fusils. Beaucoup perirent sous les balles, d'autres etouffes
dans la presse, d'autres encore dans les flots ; 5 a 6.000 seulement
parvinrent a l'autre rive et s'enfuirent sur les montagnes. Les Kurdes
rassemblèrent alors tous les blesses et les quelques Armeniens qui
s'etaient caches en ville, et les brûlèrent sur un immense bûcher.
Tous ceux qui purent encore s'echapper de la plaine de Mouche
s'enfuirent sur les montagnes de Sassoun.
Sassoun
Sassoun n'etait pas facile a dompter. Les Turcs le savaient depuis les
massacres de 1894 a 1896. Au debut de la guerre, les Kurdes avaient
comble de flatteries les Armeniens et leur avaient promis de conserver
intactes les relations de bon voisinage. Les Armeniens, de leur côte,
assurèrent les Kurdes de leur amities. Ainsi les relations restèrent
quelque temps sans etre troublees. - Au debut de 1915, le gouvernement
se mit a desarmer les localites où la population armenienne est
moins dense (comme les villages de Silivan, Bescherik, Miafarkin,
etc.), a maltraiter les Armeniens, a les tuer ou a les expulser. Il
faisait cela si adroitement que la nouvelle de ces mefaits n'arriva
pas jusqu'aux centres armeniens. Au commencement de mars seulement,
le gouvernement se mit a proceder aussi contre ces derniers Il
envoya ses gens dans le district du Zovasar et ceux-ci digèrent
aussitôt du village d'Agri la livraison immediate dos armes. Les
paysans luttèrent pour conserver leurs armes et 50 d'entre eux furent
tues. Le gouvernement proceda de la meme facon dans les districts de
Khiank et Koulp1. Les fonctionnaires turcs s'y rendirent, accompagnes
de beaucoup de Kurdes et de gendarmes, et exigèrent les armes. Les
paysans de ces districts objectèrent qu'ils n'etaient pas des rebelles
mais des sujets fidèles et devoues au gouvernement et qu'ils ne
possedaient pas d'armes. Comme les Turcs menacaient de les massacrer,
la jeunesse armenienne prit la fuite et se rassembla dans les villages
de Khiank, Ischkhenzor, Ardjonk et Sevite. La-dessus, les gendarmes
et les Kurdes s'elancèrent sur ces villages et reclamèrent qu'on leur
livrât aussi les fuyards en plus des armes. Finalement, les femmes
furent violees et 3000 hommes emmenes pour le " Hammallar-Tabouri "
(regiment de portefaix). Ceux-ci furent conduits a la ville doe Lidjeh,
puis transportes plus loin et tues entre Kharpout et Palou.
Trois personnes seulement purent echapper au massacre, et raconter
a Dalvorik ce qui leur etait arrive. Sur cette nouvelle, tous les
Armeniens quittèrent Khiank et Koulp et s'enfuirent a Sassoun. Les
memes faits se renouvelèrent dans le district de Psank. Les Kurdes
de Checo, Beder, Bosek, Modkan, Djallal et Guendjo attaquèrent,
sous les ordres du caïmacan, les Armeniens de Psank.
Au milieu de mai, le gouvernement declara rebelles les Armeniens de
Psank et exigea d'eux de livrer leurs armes. Puis des femmes furent
enlevees de quelques villages. Une grande partie des Armeniens,
environ 4000 personnes, furent conduites par Slepau Vartabed au couvent
de Mardin-Arakelotz, où ils se fortifièrent et où il furent cernes
par les Kurdes. Le 20 mai, on en vint a une lutte sanglante entre
assiegeants et assieges. Ceux-ci purent resister pendant un mois et
demi, malgre leurs faibles moyens de defense, jusqu'a ce qu'on leur
coupât l'eau. Ils envoyèrent demander du secours a Sassoun ; mais
le secours ne vint pas. Ils tentèrent alors de se frayer un chemin a
travers les assiegeants. Ils y perdirent 2000 des leurs ; le reste,
avec le Vartabed a leur tete, put passer.
Jusque la, Sassoun meme n'avait pas eu a souffrir des attaques. Les
gens de Sassoun se montraient d'une loyaute stricte, et le gouvernement
hesitait aussi a proceder contre eux. Ils avaient accueilli amicalement
chez eux beaucoup de familles kurdes qui s'etaient enfuies du front
russe, leur avaient fourni des vetements et des vivres et les avaient
conduites dans d'autres localites kurdes.
Les Sassouniotes ne pensaient pas a un soulèvement, ils n'avaient pas
d'armes et pas assez de vivres. Mais le gouvernement avait peur d'eux
et se mit a l'oeuvre avec beaucoup de prudence. Ce n'est qu'après
avoir en partie extermine et en partie deporte les Armeniens des
villages de Zronk, GomssI, Avsoud, Mouche-Gaschen et autres, et des
district de Khiank, Koulp, Psank et Zovatar, qu'il se mit a proceder
contreSassoun. L'agha kurde de Khiank, le mudir Kor-Slo, envoya des
gendarmes a Dalvorik pour exiger qu'on livrât les armes. Les habitants
repondirent qu'ils n'ajoutaient aucune foi aux assurances donnees
par le gouvernement de laisser en paix le peuple après qu'il aurait
livre ses armes, après que tous les villages qui avaient livre leurs
armes avaient ete aneantis. Les gendarmes retournèrent donc auprès
du mudir amis avoir obtenu aucun resultat, Kor-Slo essaya encore une
fois de prendre les Armeniens par la ruse. Comme il ne reussissait pas
davantage, le mutessarif de Mouche prit la chose sur lui. Il envoya le
Vartabed Vartan, le pretre Khatchadour, les effendis Gasem, Moussa,
Moustafa et dix autres Mahometans, pour persuader aux Armeniens de
se rendre au village de Dapek où le caïmacan a son siège. Celui-ci
envoya des messagers a Sassoun pour prier les chefs des districts de
venir le trouver. Ils vinrent et furent très aimablement recus. Les
effendis celebrèrent leur loyaute et leur fidelite. Mais lorsqu'on vint
a la question de la remise des armes, les Armeniens declarèrent qu'ils
n'avaient pas recu du peuple pleins pouvoirs pour cela. On s'entendit
pour traiter l'affaire dans une reunion a Schenik où vinrent aussi
les autres notables de Sassoun. Les representants du gouvernement y
declarèrent que Sassoun n'etait plus autorise a fournir des soldats,
parce que les Sassouniotes s'etaient montres traîtres. Les Armeniens
contestèrent cela, et accusèrent a leur tour le gouvernement de ce que,
au lieu d'envoyer les Armeniens sur le front, il les employait comme
portefaix (hammals) et qu'il les envoyait dans des regions eloignees
pour les exterminer. Les Turcs essayèrent de le nier et assurèrent
que la gouvernement n'avait que bienveillance pour les Armeniens ;
en consideration de la situation miserable des Sassouniotes, ceux-ci
n'auraient plus a fournir de soldats. On exigeait seulement d'eux
des vivres et des vetements pour les troupes.
Les Sassouniotes promirent de fournir ce qu'on desirait, et meme
plus ; la promesse fut faite par les notables de Schenik, Senal,
Guelia-gousan et Dalouvor.
La-dessus, des representants du gouvernement vinrent affirmer que le
gouvernement savait que les Sassouniotes cachaient des Cosaques sur
leurs montagne . on devait les livrer et remettre aussi toutes les
armes. Les Armeniens contestèrent avoir jamais vu des Cosaques. Quant
aux armes ils declaraient qu'ils n'avaient jamais pense a se rebeller
contre le gouvernement. Pourquoi donc ne desarmait-on pas les Kurdes?
Ils disaient n'avoir que des fusils a pierre, necessaires pour
les proteger contre les animaux sauvages. Aussi les effendis s'en
retournèrent-ils a Mouche sans avoir rien obtenu.
Lorsque le gouvernement vit qu'il ne pouvait parvenir par ruse a
desarmer les gens de Sassoun, il reunit toutes les tribus kurdes du
voisinage. A la fin de juin, Sassoun fut cerne par eux ; a l'est par
les Kurdes de Cheko, Bedor, Bosek et Djalall ; a l'ouest par les Kurdes
de Koulp et leurs cheikhs Hussein et Hassan et les Kurdes de Guenache
et Lidjeh ; au sud par les Kurdes de Khian, Badkan et Bazran, sous
leurs chefs Khaldi bey de Meafarkin et Hadji Mouchi agha ; au nord
par les bandes kurdes rassemblees sur les hauteurs de Kosdouk.
Outre cela, on fit venir des troupes turques de Diarbekir et de
Kharpout.
La population de Sassoun compte 20.000 âmes ; en outre environ
30.000 femmes, enfants et vieillards s'yetaient refugies des regions
voisines. Comme Sassoun lui-meme produit peu de cereales, l'entretien
de ces refugies etait très difficile. Deja pendant l'hiver, on avait
senti le manque de vivres, mais le gouvernement n'avait pas permis
aux Sassouniotes de s'acheter des provisions a Mouche. Depuis mai,
les vivres devinrent toujours plus rares.
Les Kurdes attaquèrent d'abord le village d'Aghbi (dans le district
de Zovasar) et en emportèrent les troupeaux de moutons. Ensuite ils
attaquèrent du côte de l'est les villages de Kop et Guerman, tuèrent
les habitants qui leur resistaient, et enlevèrent leurs troupeaux. Les
Armeniens se retirèrent alors dans un reduit etroit sur le mont Antok,
Ils envoyèrent de la une plainte au gouvernement au sujet du traitement
illegal auquel on les soumettait. Leurs chefs Roubenn et Vahan Papazian
gardèrent le bon ordre et s'efforcèrent d'eviter tout ce qui pourrait
fournir au gouvernement un pretexte pour proceder contre eux.
En reponse a leur plainte, les troupes turques attaquèrent, le 18
juillet, les Armeniens, qui se retirèrent sur de meilleures positions
pour se defendre. Mais comme ils n'avaient qu'un petit nombre de
gens armes et peu de munitions, ils durent finalement se retirer
sur le mont Gueben. Le 20 Juillet, leurs munitions etaient epuisees,
tandis que les troupes turques mettaient en position de l'artillerie
contre eux. L'après-midi du 21 juillet, on donna l'ordre a tous les
Armeniens de se retirer avec leurs femmes et leurs enfants dans la
plaine d'Andoka, où se trouvait deja la majeure partie de la population
et des refugies. Ils etaient reunis la, au nombre d'environ 50.000. On
y decida de se partager en divers groupes et de passer a travers
les Kurdes assiegeants, par des chemins de montagne impraticables,
dans differentes directions. Une partie s'enfuit sur les montagnes
de Dalvorik, une autre par Zovazav. Une partie passa a Khan par
Krnkan-Geul, où ils rencontrèrent les Armeniens echappes de Mouche.
Les gens de Chenek et Semai entrèrent par Kordouk dans la vallee d'Amre
et Zizern, où ils furent extermines par les Kurdes, a l'exception
de 87 personnes qui purent s'echapper. Les gens d'Agho parvinrent
avec peu de pertes a Zovasar et s'y cachèrent dans les creux des
rochers. Les gens de Guelyegutzan et d'Ischkhanzor furent extermines
a moitie. Ainsi la population de Sassoun fut en partie aneantie, et
en partie dispersee sur les montagnes. Kurdes et Turcs rôdaient dans
la region pour tirer sur les disperses, Parmi les chefs, tombèrent
Korion, Tigrane et Hadji. Restèrent en vie Roubenn et Vahan Papazian
qui, accompagnes de petits detachements, passèrent dans la region de
Van. Ils arrivèrent a Erivan a la fin de septembre. Ils estimaient
que le nombre des survivants disperses de differents côtes etait
alors d'environ 30.000. Mais comme ceux-ci ne disposaient plus de
vivres que pour un temps très court, on doit supposer qu'ils ont ete,
depuis lors, aneantis par les Kurdes, ou qu'ils sont morts de faim.
1) Ces deux districts, bien que rattaches au sandjak de Guendj,
font geographiquement partie du Sassoun.
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