L'UNION EUROPEENNE, COURROIE DE TRANSMISSION DE LA REPRESSION TURQUE ?
http://eurotopie.leylekian.eu/2013/07/lunion-europeenne-courroie-de.html?m=1
JEUDI 18 JUILLET 2013
Istanbul: tract comparant Erdogan a Hitler
Si les evènements de Turquie semblent loin d'etre termines, ils ont
d'ores et deja eu le merite de reveler a ceux qui ne voulaient pas
la voir la realite de ce pays : celle d'un Etat bien loin de la fable
irenique de seule-democratie-laïque-du-monde-musulman que les faiseurs
de reves voulaient nous conter. La repression s'y avère feroce et
etendue : on recense au moins cinq morts, des cas de torture ont ete
rapportes, des avocats ont ete arretes dans l'enceinte du tribunal,
sur ordre du Ministère de la sante, des medecins y ont ete ecroues
pour avoir soigne des blesses, le " lobby juif " a ete incrimine par
le pouvoir et les reseaux sociaux ont ete qualifies de " pire menace
pour la societe " par le Premier ministre en personne. Dans le meme
temps, un quotidien pro-gouvernemental a porte plainte contre une
journaliste de CNN pour " diffusion de fausses informations " et une
journaliste turque de The Economist a ete qualifiee de " pute " et de
" sale armenienne "tandis que la BBC s'inquietait très serieusement
du sort de ses correspondants locaux.
L'AUTORITARISME ISLAMIQUE TURC NE FAIT PLUS POLITIQUEMENT RECETTE
Certes et comme prevu, le regime, assis sur une large representativite
populaire, a repris la main et Erdogan peut faire mine de pavoiser. Il
n'empeche que, sur tous les fronts, le regime a serieusement
pâti de sa propre brutalite. Selon un sondage recent conduit en
Turquie, l'AKP au pouvoir s'est aliene a peu près la moitie de la
population tandis que 37% des sondes attribuent a Erdogan lui-meme la
responsabilite de la crise. De manière tout a fait significative, 46%
des personnes interroges ont desormais " peur de donner leur opinion
" sur la question.
En termes de politique exterieure, le " modèle turc " tant vante
ne fait plus recette : le fait que le roi du Maroc n'ait pas recu
le Premier ministre turc lors de sa visite ecourtee de debut juin
en dit long sur un echec plus large. A l'instar de ses velleites
caucasiennes ou balkaniques, les ambitions arabes de la Turquie
semblent desormais surdimensionnees au regard de son influence reelle
dans la region. Les derniers trepignements de Davutoglu, le Ministre
des affaires etrangères, mis devant le fait accompli du coup d'Etat
egyptienne constituent rien d'autre qu'un aveu d'impuissance, si ce
n'est l'exsudation d'une peur un peu irrationnelle de la survenue
d'un scenario similaire en Turquie. Mais c'est bien sûr la dernière
rebuffade de l'Union europeenne qui a constitue la sanction la plus
patente de la repression akpiste. Certes, le Conseil europeen a
finalement decide de ne pas bloquer ouvertement le processus. Mais,
sous l'influence de Berlin et de La Haye, l'ouverture hypothetique
du chapitre de l'Acquis communautaire sur la cooperation regionale a
ete repoussee a la rentree, et encore après un rapport a venir de la
Commission sur les reformes et les droits de l'Homme en Turquie. D'ici
la, l'eau peut d'autant plus couler sous les ponts que de plus en plus
d'eurodeputes elèvent leur voix pour mettre un terme a cette mascarade.
MAIS L'UNION EUROPEENNE OFFRE SES CITOYENS À LA POLICE TURQUE
On pourrait donc penser que les reticences politiques de l'Union
europeenne face a l'Etat repressif turc s'accompagnent d'egales
reticences en termes de cooperation judiciaire et policière. Or il
semble que les recriminations de facade des autorites europeennes ne
se soient accompagne d'aucune mesure concrète limitant la cooperation
penale avec Ankara.
Bien au contraire, celle-ci se porte comme un charme : c'est avec un
sens peu commun de l'a-propos que, ce 17 mai, Europol - la structure
assurant la cooperation policière des Etats-membres de l'Union - a
publie sur son site le texte d'un " accord sur la cooperation entre le
bureau de police europeen et la Republique de Turquie ". Ce document,
faisant apparemment suite a un antique accord entre le Conseil de
l'Union europeenne et la Turquie (neanmoins relance par le Conseil en
Juin 2012), poursuit officiellement le noble objectif de lutter contre
des " formes serieuses de criminalite internationale ". Il prevoit
notamment des " echanges d'informations techniques et strategiques
d'interet mutuel ", et toute sorte de seminaires et d'entraînements
communs qui permettront assurement aux policiers turcs d'assurer
l'actuelle repression avec plus de savoir et de savoir-faire. Mieux
encore, dans son chapitre traitant de " l'execution des requetes
", l'accord prevoit que " la partie requerante prendra toutes les
mesures necessaires pour assurer une execution rapide et complète de
la requete " et qu'elle " notifiera immediatement toute circonstance
qui empecherait ou retarderait considerablement son execution ".
On peut donc legitimement craindre qu'un tel accord transforme
rapidement Europol en force suppletive de la police turque en Europe et
permette a Ankara d'y faire regner sa loi. Certes, l'accord en question
prend bien soin de stipuler qu'il " n'autorise pas la transmission
de donnees relatives a des individus identifiees ou identifiables
". On remarquera cependant que cette reserve n'est absolument
pas due a quelque scrupule ethique lie a la nature de l'Etat turc
mais simplement au fait que celui-ci ne s'est pas encore dote d'une
loi formelle sur la protection des donnees. Et on mesurera toute la
fragilite de cette reserve lorsqu'on lit dans sa dernière resolution,
qu'avec empressement, le Parlement europeen - cense representer et
defendre le citoyen de l'Union - " demande a la Turquie d'adopter une
loi sur la protection des donnees, de sorte qu'un accord de cooperation
puisse etre conclu avec Europol et que la cooperation judiciaire avec
Eurojust ainsi qu'avec les Etats membres de l'Union europeenne puisse
se poursuivre " et " estime que le detachement d'un agent de police
de liaison auprès d'Europol contribuerait a ameliorer la cooperation
bilaterale ". Il paraît qu'autrefois La Boetie a ecrit un discours
memorable sur la servitude volontaire....
LES ETATS EUROPEENS SUIVENT LES CONSIGNES DE BRUXELLES QUI OBEIT
À ANKARA
Au meme paragraphe 55 de cette resolution, le Parlement europeen "
demande aux Etats membres, en etroite coordination avec [...] Europol,
de renforcer la cooperation avec la Turquie dans la lutte contre
le terrorisme et la criminalite organisee ". Car il est vrai qu'en
matière de droit penal, et plus largement en matière de " liberte, de
securite et de justice ", Bruxelles partage sa competence avec celle
des Etats-membres a travers ce que l'on appelait avant le Traite
de Lisbonne (2007) le Troisième Pilier. Pour parler clairement,
les decisions y sont adoptees selon une procedure de codecision du
Parlement europeen et du Conseil votant a la majorite qualifiee. Les
Etats ont donc leur mot a dire et, en matière de cooperation policière
avec la Turquie, ce mot est souvent un grand " oui, encore ".
Ainsi, en janvier dernier, la Belgique a fièrement annonce le
renforcement de sa cooperation judiciaire et policière avec la
Turquie. Signe de l'importance accordee par le Royaume a cet evènement,
la signature de l'accord s'est tenu au Palais d'Egmont en presence de
Didier Reynders, ministre des Affaires etrangères, Annemie Turtelboom,
Ministre de la Justice et Joëlle Milquet, Ministre de l'Interieur
et de leurs homologues turcs. Un accord qui semble avoir eu des
consequences immediates comme l'atteste la dernière mesaventure vecue
par un citoyen belge, Bahar Kimyongur.
AUJOURD'HUI BAHAR KIMYONGUR ; DEMAIN PIERRE DUPONT ?
Bahar Kimyongur est directeur bruxellois de l'Institut international
pour la paix, la justice et les droits de l'homme. Mais il presente
plusieurs caracteristiques qui - mises bout a bout - font de lui un
terroriste aux seuls yeux de l'Etat turc. C'est en effet un activiste
de gauche et, quand bien meme il est ne en Belgique et a toujours
ete citoyen belge, sa famille est originaire de Turquie.
Ayant par le passe tracte pour le DHKP-C, une formation
marxiste-leniniste, et manifeste contre la venue d'un ministre turc
au Parlement europeen, il fut litteralement piege en 2006. Alors
parti assiste a une conference aux Pays-Bas, il fut arrete par la
police neerlandaise et menace d'extradition en Turquie. A l'epoque
deja, les mouvements gauchistes avaient soupconne les autorites
belges - qui ne peuvent legalement pas extrader un de leurs propres
ressortissants - d'avoir monte un coup pour sous-traiter l'affaire
a leurs homologues neerlandais. La presse avait rapporte les propos
cyniques et desinvoltes du ministre de la Justice de l'epoque,
Laurette Onkelinx, qui avait declare que M. Kimyongur, " a choisi
de se rendre en Hollande, permettez-moi de noter que personne ne l'a
oblige ". On aurait pu esperer que les charges fantaisistes imaginees
par la Turquie et relayees par l'executif belge contre M. Kimyongur
aient depuis lors ete levees puisque l'affaire se termina, en 2010,
par un lamentable fiasco judiciaire après que la Turquie seule se
soit acharnee a porter l'affaire en troisième cassation.
Eh bien non ! Parti paisiblement en famille visiter la mosquee de
Cordoue ce 17 juin, M. Kimyongur s'est vu brutalement arrete par
la police espagnole dont se demande comment elle a pu reperer un
si dangereux activiste sans indications tierces. Et c'est a nouveau
d'extradition vers la Turquie que fut menace ce citoyen europeen. Ce
qu'il ne savait pas, c'est qu'Ankara - qui etait pourtant fort occupe
a reprimer ses propres citoyens - avait neanmoins secrètement et très
opportunement relance auprès d'Interpol le mandat d'arret international
le concernant. M. Kimyongur n'a finalement pu etre libere sous caution
qu'après une très forte mobilisation de ses sympathisants et après
qu'ils aient notamment revele et les rencontres de Mme Milquet -
celle-la meme qui a signe le renforcement de la cooperation policière
avec la Turquie en janvier - avec un responsable du renseignement
turc, et ses propos laudateurs sur le "democrate " Erdogan, en pleine
repression du parc Gezi. On peut rester dubitatif quant aux denegations
de l'interessee, confrontee aux accusations de M. Kimyongur, lorsqu'on
sait qu'elle frequentait volontiers voici dix ans des representants
d'organisations belgo-turques d'extreme-droite qui, eux, ne risquent
apparemment pas d'etre extrades.
MOI PRESIDENT, CA SERA COMME AVANT ?
La France est-elle a l'abri de tels cas de figure ? Rien n'est moins
sûr. Le 7 octobre 2011, un accord de cooperation policière, signe
par Claude Gueant a Ankara, prevoit dans le droit fil des lignes
directrices europeennes " de renforcer la cooperation policière
technique et operationnelle entre la France et la Turquie, en
particulier dans les domaines de la lutte contre le terrorisme,
l'immigration irregulière et le trafic de stupefiants ". Bien
que datant de la precedente legislature, cet accord a ete repris
a son compte par l'actuel gouvernement puisque, le 1er août 2012,
Laurent Fabius a depose a la Commission des Affaires Etrangères de
l'Assemblee nationale Un projet de loi portant sur la " cooperation
avec la Turquie dans le domaine de la securite interieure ".
Le Legislateur hesitera peut-etre a ratifier un tel accord aux vues
des derniers exploits de la police turque sur la place Taksim. Au
demeurant, l'etude d'impact du ministère des Affaires etrangères prend
bien soin de noter que " l'article 2 contient par ailleurs une clause
de sauvegarde permettant a chacune des parties de rejeter une demande
de cooperation si elle l'estime susceptible de porter atteinte aux
droits fondamentaux de la personne, a la souverainete, a la securite
ou a l'ordre public de son Etat ", que " la Turquie n'etant pas membre
de l'Union europeenne, elle ne peut se voir transferer des donnees
a caractère personnel que si elle assure un niveau de protection
suffisant de la vie privee et des libertes et droits fondamentaux des
personnes [...] " et que " la CNIL estime que la Turquie ne dispose
pas d'une legislation adequate en matière de protection des donnees
a caractère personne ".
Mais on peut craindre que ces finasseries soient finalement bien peu
genantes et que, loi adoptee ou pas, les pratiques de cooperation
policière demeurent et s'amplifient puisque l'etude revèle que
ledit accord a " pour principal objectif d'officialiser des echanges
deja reguliers entre les differents services de police. L'echange
portera sur des methodes de travail, des strategies de lutte contre
la criminalite, des analyses des phenomènes criminels, des echanges
de bonnes pratiques. ".
INTELLIGENCE-LED POLICING
En verite, les principales victimes de ces differents accords entre
l'Union europeenne, ses Etats-membres et la Turquie sont actuellement
les militants kurdes, du PKK ou consideres comme tels par Ankara.
L'arrestation en octobre 2012 par le SDAT d'un responsable du
Congrès National du Kurdistan a Paris, alors qu'il etait pourtant en
liaison avec d'autres services francais temoigne selon les Kurdes
d'un alignement progressif de Paris sur les desiderata d'Ankara et
notamment sur sa politique d'amalgame ethnique. Desormais, En Europe
comme en Turquie, il suffirait d'etre Kurde pour etre coupable ;
ou pour etre execute comme l'atteste l'assassinat en plein Paris
de trois militantes - dont une responsable historique - du PKK,
largement relate par la presse.
Outre que la limitation de cette politique aux Kurdes n'excuse rien,
elle est aussi bien arbitraire et bien fragile comme le montre belge
de M. Kimyongur qui n'est ni turc, ni kurde. Qui nous dit que demain
elle ne sera pas employee contre des citoyens turcs ayant fui en
Europe la repression qu'ils subissent actuellement dans leur pays
? Et qui nous dit qu'elle ne sera pas aussi employee contre n'importe
quel individu ayant simplement une opinion hostile ou meme simplement
critique envers l'Etat turc ? Dans un article d'une grande lucidite,
le chercheur Etienne Copeaux a souligne toute l'illegitimite - sinon
l'illegalite - de ces pratiques relevant de l'intelligence-led policing
où "l'absence d'infraction ou de delit n'empeche pas la surveillance
et l'arrestation, ni meme eventuellement la condamnation, puisque les
comportements induisent, aux yeux des juges, la possibilite virtuelle
de commettre une infraction ".
Evoquant le sort de militants du DHKP-C arretes a Paris, Etienne
Copeaux note que " leur procès s'est deroule comme il se serait deroule
en Turquie : l'absence d'infraction n'ayant aucune importance, il
suffisait pour le tribunal de pouvoir etablir un soupcon d'appartenance
induisant une 'intention' de nuire a un Etat etranger.
Ainsi le danger est la, chez nous. Il ne concerne d'ailleurs pas
seulement les exiles et refugies : des Francais sympathisants auraient
pu etre inculpes egalement. Ce qui est arrive a des journalistes ou
chercheurs turcs pourrait très bien menacer egalement la liberte de
la recherche en France " pour conclure que "l'extreme-droite turque,
qui a beaucoup plus de sang sur les mains que l'extreme-gauche, n'est
pas consideree comme un mouvement terroriste ; cela nous indique le
sens dans lequel vont les choses, en Europe aussi bien qu'en Turquie. "
En clair, en l'absence d'une vigoureuse reaction citoyenne, l'Union
europeenne et ses Etats-membres s'appretent " en toute beaute et en
toute jeunesse ", a soumettre leurs propres citoyens a la volonte
politique, generalement autoritaire et ultranationaliste, d'un Etat
etranger.
http://eurotopie.leylekian.eu/2013/07/lunion-europeenne-courroie-de.html?m=1
JEUDI 18 JUILLET 2013
Istanbul: tract comparant Erdogan a Hitler
Si les evènements de Turquie semblent loin d'etre termines, ils ont
d'ores et deja eu le merite de reveler a ceux qui ne voulaient pas
la voir la realite de ce pays : celle d'un Etat bien loin de la fable
irenique de seule-democratie-laïque-du-monde-musulman que les faiseurs
de reves voulaient nous conter. La repression s'y avère feroce et
etendue : on recense au moins cinq morts, des cas de torture ont ete
rapportes, des avocats ont ete arretes dans l'enceinte du tribunal,
sur ordre du Ministère de la sante, des medecins y ont ete ecroues
pour avoir soigne des blesses, le " lobby juif " a ete incrimine par
le pouvoir et les reseaux sociaux ont ete qualifies de " pire menace
pour la societe " par le Premier ministre en personne. Dans le meme
temps, un quotidien pro-gouvernemental a porte plainte contre une
journaliste de CNN pour " diffusion de fausses informations " et une
journaliste turque de The Economist a ete qualifiee de " pute " et de
" sale armenienne "tandis que la BBC s'inquietait très serieusement
du sort de ses correspondants locaux.
L'AUTORITARISME ISLAMIQUE TURC NE FAIT PLUS POLITIQUEMENT RECETTE
Certes et comme prevu, le regime, assis sur une large representativite
populaire, a repris la main et Erdogan peut faire mine de pavoiser. Il
n'empeche que, sur tous les fronts, le regime a serieusement
pâti de sa propre brutalite. Selon un sondage recent conduit en
Turquie, l'AKP au pouvoir s'est aliene a peu près la moitie de la
population tandis que 37% des sondes attribuent a Erdogan lui-meme la
responsabilite de la crise. De manière tout a fait significative, 46%
des personnes interroges ont desormais " peur de donner leur opinion
" sur la question.
En termes de politique exterieure, le " modèle turc " tant vante
ne fait plus recette : le fait que le roi du Maroc n'ait pas recu
le Premier ministre turc lors de sa visite ecourtee de debut juin
en dit long sur un echec plus large. A l'instar de ses velleites
caucasiennes ou balkaniques, les ambitions arabes de la Turquie
semblent desormais surdimensionnees au regard de son influence reelle
dans la region. Les derniers trepignements de Davutoglu, le Ministre
des affaires etrangères, mis devant le fait accompli du coup d'Etat
egyptienne constituent rien d'autre qu'un aveu d'impuissance, si ce
n'est l'exsudation d'une peur un peu irrationnelle de la survenue
d'un scenario similaire en Turquie. Mais c'est bien sûr la dernière
rebuffade de l'Union europeenne qui a constitue la sanction la plus
patente de la repression akpiste. Certes, le Conseil europeen a
finalement decide de ne pas bloquer ouvertement le processus. Mais,
sous l'influence de Berlin et de La Haye, l'ouverture hypothetique
du chapitre de l'Acquis communautaire sur la cooperation regionale a
ete repoussee a la rentree, et encore après un rapport a venir de la
Commission sur les reformes et les droits de l'Homme en Turquie. D'ici
la, l'eau peut d'autant plus couler sous les ponts que de plus en plus
d'eurodeputes elèvent leur voix pour mettre un terme a cette mascarade.
MAIS L'UNION EUROPEENNE OFFRE SES CITOYENS À LA POLICE TURQUE
On pourrait donc penser que les reticences politiques de l'Union
europeenne face a l'Etat repressif turc s'accompagnent d'egales
reticences en termes de cooperation judiciaire et policière. Or il
semble que les recriminations de facade des autorites europeennes ne
se soient accompagne d'aucune mesure concrète limitant la cooperation
penale avec Ankara.
Bien au contraire, celle-ci se porte comme un charme : c'est avec un
sens peu commun de l'a-propos que, ce 17 mai, Europol - la structure
assurant la cooperation policière des Etats-membres de l'Union - a
publie sur son site le texte d'un " accord sur la cooperation entre le
bureau de police europeen et la Republique de Turquie ". Ce document,
faisant apparemment suite a un antique accord entre le Conseil de
l'Union europeenne et la Turquie (neanmoins relance par le Conseil en
Juin 2012), poursuit officiellement le noble objectif de lutter contre
des " formes serieuses de criminalite internationale ". Il prevoit
notamment des " echanges d'informations techniques et strategiques
d'interet mutuel ", et toute sorte de seminaires et d'entraînements
communs qui permettront assurement aux policiers turcs d'assurer
l'actuelle repression avec plus de savoir et de savoir-faire. Mieux
encore, dans son chapitre traitant de " l'execution des requetes
", l'accord prevoit que " la partie requerante prendra toutes les
mesures necessaires pour assurer une execution rapide et complète de
la requete " et qu'elle " notifiera immediatement toute circonstance
qui empecherait ou retarderait considerablement son execution ".
On peut donc legitimement craindre qu'un tel accord transforme
rapidement Europol en force suppletive de la police turque en Europe et
permette a Ankara d'y faire regner sa loi. Certes, l'accord en question
prend bien soin de stipuler qu'il " n'autorise pas la transmission
de donnees relatives a des individus identifiees ou identifiables
". On remarquera cependant que cette reserve n'est absolument
pas due a quelque scrupule ethique lie a la nature de l'Etat turc
mais simplement au fait que celui-ci ne s'est pas encore dote d'une
loi formelle sur la protection des donnees. Et on mesurera toute la
fragilite de cette reserve lorsqu'on lit dans sa dernière resolution,
qu'avec empressement, le Parlement europeen - cense representer et
defendre le citoyen de l'Union - " demande a la Turquie d'adopter une
loi sur la protection des donnees, de sorte qu'un accord de cooperation
puisse etre conclu avec Europol et que la cooperation judiciaire avec
Eurojust ainsi qu'avec les Etats membres de l'Union europeenne puisse
se poursuivre " et " estime que le detachement d'un agent de police
de liaison auprès d'Europol contribuerait a ameliorer la cooperation
bilaterale ". Il paraît qu'autrefois La Boetie a ecrit un discours
memorable sur la servitude volontaire....
LES ETATS EUROPEENS SUIVENT LES CONSIGNES DE BRUXELLES QUI OBEIT
À ANKARA
Au meme paragraphe 55 de cette resolution, le Parlement europeen "
demande aux Etats membres, en etroite coordination avec [...] Europol,
de renforcer la cooperation avec la Turquie dans la lutte contre
le terrorisme et la criminalite organisee ". Car il est vrai qu'en
matière de droit penal, et plus largement en matière de " liberte, de
securite et de justice ", Bruxelles partage sa competence avec celle
des Etats-membres a travers ce que l'on appelait avant le Traite
de Lisbonne (2007) le Troisième Pilier. Pour parler clairement,
les decisions y sont adoptees selon une procedure de codecision du
Parlement europeen et du Conseil votant a la majorite qualifiee. Les
Etats ont donc leur mot a dire et, en matière de cooperation policière
avec la Turquie, ce mot est souvent un grand " oui, encore ".
Ainsi, en janvier dernier, la Belgique a fièrement annonce le
renforcement de sa cooperation judiciaire et policière avec la
Turquie. Signe de l'importance accordee par le Royaume a cet evènement,
la signature de l'accord s'est tenu au Palais d'Egmont en presence de
Didier Reynders, ministre des Affaires etrangères, Annemie Turtelboom,
Ministre de la Justice et Joëlle Milquet, Ministre de l'Interieur
et de leurs homologues turcs. Un accord qui semble avoir eu des
consequences immediates comme l'atteste la dernière mesaventure vecue
par un citoyen belge, Bahar Kimyongur.
AUJOURD'HUI BAHAR KIMYONGUR ; DEMAIN PIERRE DUPONT ?
Bahar Kimyongur est directeur bruxellois de l'Institut international
pour la paix, la justice et les droits de l'homme. Mais il presente
plusieurs caracteristiques qui - mises bout a bout - font de lui un
terroriste aux seuls yeux de l'Etat turc. C'est en effet un activiste
de gauche et, quand bien meme il est ne en Belgique et a toujours
ete citoyen belge, sa famille est originaire de Turquie.
Ayant par le passe tracte pour le DHKP-C, une formation
marxiste-leniniste, et manifeste contre la venue d'un ministre turc
au Parlement europeen, il fut litteralement piege en 2006. Alors
parti assiste a une conference aux Pays-Bas, il fut arrete par la
police neerlandaise et menace d'extradition en Turquie. A l'epoque
deja, les mouvements gauchistes avaient soupconne les autorites
belges - qui ne peuvent legalement pas extrader un de leurs propres
ressortissants - d'avoir monte un coup pour sous-traiter l'affaire
a leurs homologues neerlandais. La presse avait rapporte les propos
cyniques et desinvoltes du ministre de la Justice de l'epoque,
Laurette Onkelinx, qui avait declare que M. Kimyongur, " a choisi
de se rendre en Hollande, permettez-moi de noter que personne ne l'a
oblige ". On aurait pu esperer que les charges fantaisistes imaginees
par la Turquie et relayees par l'executif belge contre M. Kimyongur
aient depuis lors ete levees puisque l'affaire se termina, en 2010,
par un lamentable fiasco judiciaire après que la Turquie seule se
soit acharnee a porter l'affaire en troisième cassation.
Eh bien non ! Parti paisiblement en famille visiter la mosquee de
Cordoue ce 17 juin, M. Kimyongur s'est vu brutalement arrete par
la police espagnole dont se demande comment elle a pu reperer un
si dangereux activiste sans indications tierces. Et c'est a nouveau
d'extradition vers la Turquie que fut menace ce citoyen europeen. Ce
qu'il ne savait pas, c'est qu'Ankara - qui etait pourtant fort occupe
a reprimer ses propres citoyens - avait neanmoins secrètement et très
opportunement relance auprès d'Interpol le mandat d'arret international
le concernant. M. Kimyongur n'a finalement pu etre libere sous caution
qu'après une très forte mobilisation de ses sympathisants et après
qu'ils aient notamment revele et les rencontres de Mme Milquet -
celle-la meme qui a signe le renforcement de la cooperation policière
avec la Turquie en janvier - avec un responsable du renseignement
turc, et ses propos laudateurs sur le "democrate " Erdogan, en pleine
repression du parc Gezi. On peut rester dubitatif quant aux denegations
de l'interessee, confrontee aux accusations de M. Kimyongur, lorsqu'on
sait qu'elle frequentait volontiers voici dix ans des representants
d'organisations belgo-turques d'extreme-droite qui, eux, ne risquent
apparemment pas d'etre extrades.
MOI PRESIDENT, CA SERA COMME AVANT ?
La France est-elle a l'abri de tels cas de figure ? Rien n'est moins
sûr. Le 7 octobre 2011, un accord de cooperation policière, signe
par Claude Gueant a Ankara, prevoit dans le droit fil des lignes
directrices europeennes " de renforcer la cooperation policière
technique et operationnelle entre la France et la Turquie, en
particulier dans les domaines de la lutte contre le terrorisme,
l'immigration irregulière et le trafic de stupefiants ". Bien
que datant de la precedente legislature, cet accord a ete repris
a son compte par l'actuel gouvernement puisque, le 1er août 2012,
Laurent Fabius a depose a la Commission des Affaires Etrangères de
l'Assemblee nationale Un projet de loi portant sur la " cooperation
avec la Turquie dans le domaine de la securite interieure ".
Le Legislateur hesitera peut-etre a ratifier un tel accord aux vues
des derniers exploits de la police turque sur la place Taksim. Au
demeurant, l'etude d'impact du ministère des Affaires etrangères prend
bien soin de noter que " l'article 2 contient par ailleurs une clause
de sauvegarde permettant a chacune des parties de rejeter une demande
de cooperation si elle l'estime susceptible de porter atteinte aux
droits fondamentaux de la personne, a la souverainete, a la securite
ou a l'ordre public de son Etat ", que " la Turquie n'etant pas membre
de l'Union europeenne, elle ne peut se voir transferer des donnees
a caractère personnel que si elle assure un niveau de protection
suffisant de la vie privee et des libertes et droits fondamentaux des
personnes [...] " et que " la CNIL estime que la Turquie ne dispose
pas d'une legislation adequate en matière de protection des donnees
a caractère personne ".
Mais on peut craindre que ces finasseries soient finalement bien peu
genantes et que, loi adoptee ou pas, les pratiques de cooperation
policière demeurent et s'amplifient puisque l'etude revèle que
ledit accord a " pour principal objectif d'officialiser des echanges
deja reguliers entre les differents services de police. L'echange
portera sur des methodes de travail, des strategies de lutte contre
la criminalite, des analyses des phenomènes criminels, des echanges
de bonnes pratiques. ".
INTELLIGENCE-LED POLICING
En verite, les principales victimes de ces differents accords entre
l'Union europeenne, ses Etats-membres et la Turquie sont actuellement
les militants kurdes, du PKK ou consideres comme tels par Ankara.
L'arrestation en octobre 2012 par le SDAT d'un responsable du
Congrès National du Kurdistan a Paris, alors qu'il etait pourtant en
liaison avec d'autres services francais temoigne selon les Kurdes
d'un alignement progressif de Paris sur les desiderata d'Ankara et
notamment sur sa politique d'amalgame ethnique. Desormais, En Europe
comme en Turquie, il suffirait d'etre Kurde pour etre coupable ;
ou pour etre execute comme l'atteste l'assassinat en plein Paris
de trois militantes - dont une responsable historique - du PKK,
largement relate par la presse.
Outre que la limitation de cette politique aux Kurdes n'excuse rien,
elle est aussi bien arbitraire et bien fragile comme le montre belge
de M. Kimyongur qui n'est ni turc, ni kurde. Qui nous dit que demain
elle ne sera pas employee contre des citoyens turcs ayant fui en
Europe la repression qu'ils subissent actuellement dans leur pays
? Et qui nous dit qu'elle ne sera pas aussi employee contre n'importe
quel individu ayant simplement une opinion hostile ou meme simplement
critique envers l'Etat turc ? Dans un article d'une grande lucidite,
le chercheur Etienne Copeaux a souligne toute l'illegitimite - sinon
l'illegalite - de ces pratiques relevant de l'intelligence-led policing
où "l'absence d'infraction ou de delit n'empeche pas la surveillance
et l'arrestation, ni meme eventuellement la condamnation, puisque les
comportements induisent, aux yeux des juges, la possibilite virtuelle
de commettre une infraction ".
Evoquant le sort de militants du DHKP-C arretes a Paris, Etienne
Copeaux note que " leur procès s'est deroule comme il se serait deroule
en Turquie : l'absence d'infraction n'ayant aucune importance, il
suffisait pour le tribunal de pouvoir etablir un soupcon d'appartenance
induisant une 'intention' de nuire a un Etat etranger.
Ainsi le danger est la, chez nous. Il ne concerne d'ailleurs pas
seulement les exiles et refugies : des Francais sympathisants auraient
pu etre inculpes egalement. Ce qui est arrive a des journalistes ou
chercheurs turcs pourrait très bien menacer egalement la liberte de
la recherche en France " pour conclure que "l'extreme-droite turque,
qui a beaucoup plus de sang sur les mains que l'extreme-gauche, n'est
pas consideree comme un mouvement terroriste ; cela nous indique le
sens dans lequel vont les choses, en Europe aussi bien qu'en Turquie. "
En clair, en l'absence d'une vigoureuse reaction citoyenne, l'Union
europeenne et ses Etats-membres s'appretent " en toute beaute et en
toute jeunesse ", a soumettre leurs propres citoyens a la volonte
politique, generalement autoritaire et ultranationaliste, d'un Etat
etranger.