ARMéNIE OCCIDENTALE : DES VILLES ANCIENNES AUX RéALITéS MODERNES
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=74536
Publié le : 23-07-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais
de Maria Titizian publié sur le site Asbarez, mise en ligne sur le
site Armenian Trends - Mes Arménies le 19 juillet 2013.
Légende photo : Ile d'Akhtamar (Arménie Occidentale), printemps
2009 © http://commons.wikimedia.org
Armenian Trends - Mes Arménies
jeudi 19 juillet 2013
Voyage en Arménie Occidentale : des villes anciennes aux réalités
modernes / Sojourn to Western Armenia : From Ancient Cities to Modern
Realities
par Maria Titizian
Asbarez 01 et 08.07.2013
Première partie
Je partais sans le moindre a priori. J'étais tranquille et
étonnamment calme, lorsque nous nous approchâmes de la frontière
terrestre séparant la Géorgie et la Turquie. Mon cÅ"ur ne battait
pas la chamade, mon cerveau n'était pas en état d'absorber ce
que j'allais découvrir, pas le moindre trac. Je m'imaginais que ce
voyage allait changer ma vie, mais j'étais loin de savoir qu'il me
faudrait presque six ans pour coucher par écrit cette expérience. Ce
fut et cela continue d'être un processus, a la fois intellectuel
et spirituel.
Un entretien avec un confrère sur la perte, la mémoire et
l'identité, les discours sur la nation, les attentes utopiques et
les perceptions déformées dans la diaspora de l'actuelle république
d'Arménie, m'ont finalement décidée a prendre la plume.
Lorsque des amis nous ont proposé de revenir en Arménie Occidentale
en 2007, nous avons de suite accepté. Rétrospectivement, je n'arrive
pas a réaliser pourquoi nous avons attendu aussi longtemps, qu'il
s'agisse de trouver le moment opportun ou qu'il y eut une résistance
en nous, que nous ne verbalisions pas, aucun de nous n'y était
jamais allé.
Nous verrions le Mont Ararat, pour la première fois, de l'autre
côté...
Nous n'engagerions pas un guide pour touristes, nous ignorions comment
les populations kurdes et turques locales réagiraient quand elles
auraient découvert que nous étions Arméniens, nous n'avions aucune
idée de l'état des routes, ni où nous résiderions en passant
par les villes de Kars, Dogubayazıt, Van, Mouch, Erzeroum, Artvin,
Hopa... Nous avions avec nous un exemplaire du guide Lonely Planet, un
chauffeur et une jeune connaissance, qui savait parler le kurde. Aucun
de nous ne savait le turc, aucun de nous ne savait ce que nous allions
ressentir et vivre, mais nous savions intrinsèquement qu'il était
temps d'y aller. Cela allait de soi.
Une fois franchie la frontière avec la Turquie, notre première étape
fut la ville de Kars, dont les rues et l'architecture nous rappelèrent
celles de Gumri. Tout dans cette ville nous sembla étrangement
familier, l'odeur, la nourriture, les visages... Ce premier jour,
nous nous rendîmes a la forteresse de Kars, sans pouvoir y entrer,
les portes ayant été fermées et scellées. Près de la forteresse se
trouve l'église arménienne des Saints Apôtres [Sourp Arakélots],
datant du 10ème siècle, encerclée, bâtie lorsque Kars faisait
partie de l'Arménie bagratide (940 de notre ère). Nous n'entrâmes
pas dans l'église, et aujourd'hui encore, après toutes ces années,
je me demande pourquoi, peut-être parce qu'elle sert de mosquée. (A
travers les siècles, l'église des Saints Apôtres changea plusieurs
fois de mains, servant au début d'église arménienne, puis devenant
mosquée, église orthodoxe russe (1877), mosquée, a nouveau église,
entrepôt, musée (1969-1980) et actuellement mosquée Kumbet.)
Ne pouvant entrer dans la forteresse, nous descendîmes une longue
allée menant a notre véhicule, tandis que le soleil se levait sur
la ville. Soudain, nous entendîmes l'appel musulman a la prière,
retentissant par des haut-parleurs, depuis l'église des Saints
Apôtres. Je restai la, figée, quelques minutes, l'estomac noué,
mes yeux rougis, jusqu'a ce que mon mari arrive, me prenne la main,
tandis que nous nous éloignâmes en silence. Cette nuit-la, allongée
dans mon lit, j'essayai de donner sens a mes premières impressions
sur les terres historiques de l'Arménie. Mes rêves étaient emplis
d'ombres...
Le lendemain matin, aux premières heures, nous nous rendîmes vers
l'ancienne ville arménienne d'Ani, aujourd'hui dépeuplée. Sur notre
route, en traversant d'immenses étendues vertes, nous pouvions voir
les cimes du Mont Aragats, au loin. Elles semblaient suspendues dans
le ciel, comme tenues par les mains invisibles de Dieu. Chacun de ses
quatre sommets était reconnaissable... Le Mont Aragats n'est jamais
aussi spectaculaire qu'il l'est, vu d'Arménie Occidentale.
Nous approchâmes enfin des massives doubles murailles de la ville
d'Ani, parsemées de tours semi-circulaires ; il s'agit d'une structure
imposante et magnifique, contrairement a tout ce que j'ai pu voir
en république d'Arménie. Mais ce qui m'a frappée tout d'abord, ce
fut la svastika surplombant une des arcades. (La svastika tournante
est un symbole d'éternité, que l'on peut observer dans presque
toutes les églises arméniennes.) Nous franchîmes une des portes
de la ville et, devant nous, s'étendait la ville aux mille et une
églises. Il est toujours pénible et difficile de traduire en mots
les images, le panorama, l'herbe ondulant, se soulevant, mouvante sous
les sifflements du vent, s'engouffrant dans des églises aujourd'hui
pillées et vides, qui s'offraient a nos regards. Aucun d'entre nous
ne parlait, car les mots étaient devenus inutiles ; nous n'arrivions
même pas a nous regarder les uns et les autres. Nous nous mîmes a
marcher dans différentes directions, comme poussés par quelque force
imperceptible. Nous avions l'impression d'être des fantômes, des
apparitions errant sans but, en quête d'une destination inconnue. Je
me mis a murmurer ces trois mots, sans cesse : Â" O mon Dieu ! O mon
Dieu ! O mon Dieu... Â"
J'avais vu des images d'Ani, des lieux et de ses églises, mais
je n'arrivais pas a saisir l'immensité et l'échelle du paysage
qui se révélait sous mes yeux incrédules. Je me dirigeai vers
l'église du Saint-Sauveur (Sourp Prguitch), bâtie en 1035. Elle
possédait un immense dôme central, mais l'édifice a été scindé
en deux. Sourp Prguitch est restée miraculeusement intacte jusqu'en
1955, lorsqu'elle fut coupée en deux, lors d'un violent orage. Elle
est perchée sur une petite hauteur. En m'approchant d'elle, je dus
retenir ma respiration a plusieurs reprises. J'étais stupéfiée par
ses dimensions et son allure. La moitié ayant disparu, j'ai commencé
a me demander combien de temps l'autre moitié subsisterait, face a
son état d'abandon et de délabrement. J'ai posé mes mains sur ses
pierres usées par les siècles, j'appuyai ma joue sur leur surface
froide, j'avais envie de pleurer, mais il n'y avait pas de larmes,
seulement le bruit du vent par rafales... Sourp Prguitch restera a
jamais dans mes souvenirs comme le symbole de la nation arménienne,
pillée, ravagée et scindée en deux...
Je m'éloignai de ce magnifique édifice, puis je descendis vers
la partie méridionale de la ville, la où s'écoule l'Akourian. De
l'autre côté du fleuve se trouve la république d'Arménie. Je suis
restée la un long moment, tentant de comprendre cette proximité
entre les anciens territoires historiques, aujourd'hui perdus,
où je me trouvais, et la toute nouvelle république d'Arménie,
indépendante et libre. Ce voisinage m'exaspérait ; le fait que le
Mont Ararat était devant moi, chaque jour, m'exaspérait ; le fait
qu'Ani se trouvait juste a côté de la rivière, que je n'avais pas
demandé cela et que je devais regarder au loin, m'exaspérait. Je
marchai vers l'admirable cathédrale d'Ani, en quête de réconfort
parmi ses piliers élancés et ses fresques spectaculaires.
Tandis que nous continuions a arpenter en silence la ville,
nous pouvions voir des rangées d'édifices qui avaient été
fouillés... Des murailles d'églises gisant a terre, monceaux
de pierres, broyées, détruites... Celles qui restent debout
s'enorgueillissant de certaines fresques, parmi les plus spectaculaires
que j'aie jamais vues dans des églises arméniennes. Nous arrivions a
lire l'écriture arménienne sculptée sur les pierres et nous avions
l'impression de parcourir l'histoire millénaire de notre peuple,
gisant fracassée sous nos pieds.
Aujourd'hui, au bord de ma fenêtre, a Erevan, je possède une coupe en
verre, emplie de pierres et de tessons de poteries en argile, ramassés
sur le sol de cette ville, jadis admirable, aux mille et une églises.
Comme un rappel silencieux d'une civilisation détruite, d'une histoire
très personnelle, décimée il y a plusieurs siècles. Sur mon
bureau, se trouve un fragment, ciselé avec recherche, d'un ancien
vase en argile, sur lequel je suis tombée lors de mon passage a
Ani. Peut-être aurais-je dÃ" le laisser la-bas, mais j'avais besoin
d'un rappel physique de ce que j'avais vécu et ressenti. Désormais,
trônant sur mon bureau, il suscite l'intérêt, chaque fois qu'un
invité vient me voir ; ils s'en saisissent, l'examinent et tentent
de deviner sa provenance, mais pour une raison étrange, ils ne se
doutent jamais qu'il provient d'Ani. Il me rappelle aussi chaque jour
un lieu physique et un morceau tangible de mon histoire, gisant de
l'autre côté de la frontière.
Seconde partie
Nous laissâmes derrière nous la ville d'Ani, devenue chère a
nos cÅ"urs, mais en nous promettant secrètement de revenir un jour
pour elle seule. Avoir passé quelques heures dans cette capitale
arménienne, jadis somptueuse, actuellement en territoire turc, était
comme un outrage a son histoire, son héritage et son patrimoine...
Lesquels nécessiteraient des jours, des semaines, sinon une vie
entière d'introspection et de découvertes. Ce fut l'une des
premières lecons que j'ai apprises lors de ce voyage en Arménie
Occidentale.
Tandis que nous nous éloignions, Ani se faisait chaque fois plus
petite, jusqu'a disparaître finalement de notre regard. Notre
fourgonnette s'élance maintenant le long d'une route nationale et
solitaire en direction de Dogubayazıt. Des maisons de bric et de broc,
la plupart en terre, équipées d'antennes paraboliques accrochées
sur leurs toits. La juxtaposition du moderne avec l'ancien me laisse
légèrement perplexe ; l'impression de nous trouver a un point de
jonction, où l'ancien rencontre le nouveau, sans aucune langue commune
pour surmonter cette division. Ceux qui possèdent les maisons et les
terres dans cette région de la Turquie ne sont pas des Turcs, mais
des Kurdes. En fait, la plus grande partie de l'Arménie Occidentale
actuelle est peuplée par des Kurdes turcs...
Tout en sillonnant les pentes du Mont Ararat, nous pouvions voir les
coulées de lave durcie, résultant d'éruptions volcaniques. Ici
rien ne pousse, cela ressemble presque a la surface de quelque
autre planète de l'univers, criblée de cratères et de fissures
sinueuses. Il est étrange de se trouver si près de l'Ararat et
pourtant aussi loin.
C'est aussi a ce moment du voyage que nous apercÃ"mes Erevan pour la
première fois, depuis l'Arménie Occidentale. Nous parlons si souvent
du Mont Ararat, si proche d'Erevan, que nous avons l'impression de
l'atteindre et de le toucher... Cette fois-ci, j'aurais tant voulu
m'échapper vers Erevan...
En fin d'après-midi, nous arrivons a Dogubayazıt, situé au sud-est
du Mont Ararat. Une ville désordonnée, sale, grouillante de voitures,
mobylettes et vélos. Nous découvrons un famille de cinq personnes,
juchée sur une mobylette ; le père en train de conduire, la mère
derrière lui, tenant un nourrisson, et deux autres enfants, se
cramponnant a leur mère. Vu de Dogubayazıt, le plus petit des deux
sommets de l'Ararat semblait presque complètement caché. Un large
nuage de forme ovale surplombait la cime principale, ressemblant a un
chapeau, tandis que des franges de rouge et d'orange percaient le ciel,
a mesure que le soleil prenait place pour la nuit. Nous passâmes la
soirée a Dogubayazıt, nous préparant au voyage du lendemain vers
la ville de Van, où nous devions visiter la forteresse, puis faire
une courte traversée en bateau vers l'île d'Akhtamar.
Le lendemain matin, a l'aube, nous entamons notre voyage vers Van.
Nous suivions une carte ancienne, essayant de nous assurer d'être
sur la bonne route. Je n'arrive pas a me rappeler le temps qu'il
nous a fallu pour découvrir enfin les rives superbes du lac de Van,
mais je me souviens très bien de cette explosion de joie dans la
fourgonnette, lorsque nous le découvrîmes. C'était presque trop a
porter. Nous nous empressâmes de demander au chauffeur de s'arrêter,
afin de nous faire une première impression de ce lac historique. Le
mélange de découverte et de perte devenait lentement un sujet commun,
propre a ce voyage.
Nous continuâmes jusqu'a atteindre la ville de Van, où notre
première étape serait la fameuse forteresse.
La forteresse ou citadelle de Van est un édifice colossal et imposant,
bâti entre le 9ème et le 7ème siècle avant Jésus-Christ,
par l'ancien royaume d'Ourartou (royaume arménien préhistorique,
de l'Age de Fer, centré sur le lac de Van, sur les hauts plateaux
de l'Arménie).
La forteresse est menacante, elle pourrait facilement servir de toile
de fond a un cauchemar. Le ciel était sombre, avec un vent a couper
au couteau. Tandis que nous entamions notre ascension, des volées de
corbeaux fondaient sur nous, pour s'élancer ensuite vers le ciel. Un
de mes amis observa qu'il avait entendu dire que les corbeaux ne
quittent jamais un lieu où une tragédie est arrivée... J'avais
des difficultés a respirer, du fait non pas de l'ascension, mais de
l'énergie étrange qui semblait absorber l'édifice. J'avais besoin
de descendre, de fuir l'aspect obsédant du lieu, lorsqu'un petit
garcon kurde s'approcha de moi et se mit a me parler en turc. Je
hochai de la tête en lui répondant : Â" Ermeni ! Â" Il passa de
suite a l'anglais et se mit a régurgiter un monologue historique,
appris par cÅ"ur, expliquant comment les Arméniens vivaient autrefois
ici... Je l'écoutai calmement, puis je me mis a descendre, pour
échapper a l'atmosphère étouffante de la citadelle.
Une fois regroupés en bas de la forteresse, un groupe de Kurdes
locaux s'approcha des hommes de notre groupe, demandant a savoir,
par l'intermédiaire de notre interprète kurde, si nous avions Â" les
cartes Â" avec nous. Signifiant ainsi que nous étions venus déterrer
l'or et les richesses de nos ancêtres, censés depuis longtemps (selon
eux) avoir été enterrés au pied de la forteresse, avant qu'ils ne
fussent massacrés ou chassés de leurs terres historiques. J'observais
nerveusement cet échange morbide, qui me révulsait. Les Kurdes nous
proposèrent de revenir a minuit avec Â" la carte Â" pour exhumer le
trésor, que nous étions censés nous répartir équitablement... Nous
acceptâmes, sans jamais revenir. Cette seule pensée nous déchirait
le cÅ"ur.
Le lendemain, nous nous dirigeâmes vers le petit embarcadère,
où un bateau devait nous conduire a l'île d'Akhtamar, où
nous découvririons l'église de Sainte-Croix [Sourp Khatch],
datant du 10ème siècle, un chef-d'Å"uvre de l'architecture
religieuse arménienne... L'extérieur de l'église est recouvert
de bas-reliefs illustrant des scènes de la Bible. Nous n'avons pu
entrer dans l'église, car elle était en cours de restauration par
le gouvernement turc. Mais nous pÃ"mes explorer l'île, où nous
tombâmes sur d'innombrables croix en pierre et autres artéfacts
jonchant le sol. L'île est couverte d'amandiers et, tout en
parcourant les lieux, nous avions l'impression d'être suspendus
dans le temps et l'espace. Un de nos amis ramena avec lui quelques
amandes de l'île d'Akhtamar. Il les planta dans sa propriété, où
elles continuent de vivre et de prospérer. Nous remplîmes de terre
plusieurs bouteilles d'eau, que nous ramenâmes aussi pour la mélanger
a notre terre d'Arménie. Nous avons ramassé des morceaux de rochers
et des pierres, pris des vidéos et des photos des falaises de l'île,
afin que l'esprit du lac emplît nos poumons et nourrît nos âmes. Le
sentiment écrasant de perte, que j'avais ressenti a Ani, ne m'a pas
accompagné sur l'île... Je m'y suis sentie lumineuse et rayonnante,
et loin de l'idée de perte, la découverte de l'église Sainte-Croix,
de ce monument splendide, qui a comme survécu au déchaînement de
haine et de destruction, m'a emplie de fierté.
Nous quittâmes l'île et revînmes sur la plage sablonneuse,
près de l'embarcadère. Mon mari m'annonca qu'il n'avait pas fait
tout ce voyage sans tremper ses pieds dans les eaux du lac de Van ;
il entreprit d'ôter ses chaussures et ses chaussettes, releva son
pantalon et marcha dans les eaux glacées. Dans sa main il tenait
deux bouteilles d'eau, qu'il se mit a remplir des eaux salées du lac,
tandis que je restai a bonne distance pour enregistrer ses exploits.
Alors que je n'arrêtais pas de parler, tout en filmant, pour être
sÃ"re que nos enfants possèdent un souvenir enregistré de notre
voyage de Â" l'autre côté de la frontière Â", une vague puissante
déferla inopinément, renversant presque mon mari et faisant
dérailler mes plans pour rester au sec. Pour la première fois,
depuis des jours, nous éclatâmes de rire, ayant véritablement
l'impression d'avoir le cÅ"ur léger, tandis que les vagues ne
cessaient d'affluer... Comme si le lac nous adressait un message,
implorant notre retour. Jamais je n'oublierai ces moments de bonheur,
cette sensation presque indécente de calme et de ne faire qu'un avec
notre histoire.
Après avoir quitté Van, nous traversâmes les villes de Mouch,
Erzeroum, Ardvin, pour gagner ensuite Hopa sur les rives de la mer
Noire, jusqu'a ce que nous ayons franchi la frontière vers la Géorgie
pour passer la nuit a Batoumi.
Les histoires, tout au long de cette route, sont innombrables. Nous
avons voyagé dans le passé, a travers le temps, accompagnés
de l'esprit, de l'affection, des souvenirs et des récits de nos
grands-parents. Nous avons été témoins de la grandeur et de la
perte, nous avons vu les fantômes des localités et des villes de
nos ancêtres, peuplées maintenant de Kurdes et de Turcs. Nous avons
vu des églises détruites ou converties en mosquées ou ayant fait
l'objet de Â" rénovations Â" controversées. Nous avons vécu et
respiré le passé en tous sens.
Parmi les histoires et les expériences aux dimensions multiples,
dont nous fÃ"mes gratifiés lors de ce voyage, il en est une qui
restera a jamais gravée en moi. Une de nos amies découvrit que dans
les sombres recoins oubliés de sa mémoire, elle avait engrangé
beaucoup de mots turcs qu'elle avait entendus, dans son enfance, de
sa grand-mère et qu'elle croyait avoir perdus a tout jamais. Au fil
des jours et tandis que nous allions de ville en ville, voyageant a
travers le passé, elle commenca progressivement a s'en souvenir et
lorsque nous parvînmes a la ville de Hopa, elle était capable de
parler en turc. Je me demande a quel point elle dut être profondément
remuée par ce voyage pour être en mesure de se souvenir d'une langue
qu'elle pensait avoir oublié...
Tel est le pouvoir du passé !
Pour ma part, le moment marquant fut lorsque nous approchâmes de la
frontière arménienne. Un moment doux-amer, car j'étais impatiente
de rentrer a Erevan, où nous avions, pour la première fois, laissé
seuls nos enfants, alors que je savais que notre court périple
dans le passé s'achevait. Je voulais franchir les frontières
de l'Arménie actuelle, mais j'ignorais que je ferais ma rentrée
en ayant changé. Nous sortîmes du véhicule pour présenter nos
passeports et régler les droits de douane. Je dus me retenir de
m'approcher des jeunes soldats arméniens a la frontière, de les
embrasser et de les remercier, eux qui protègent tout ce qui reste
de l'ancien royaume d'Arménie... Pour avoir vu tout ce que nous
avons perdu et parce que je l'avais vu, j'appréciais d'autant plus
ce qui subsiste. Je l'appréciai de tout mon cÅ"ur et de toute mon
âme, car je commencais finalement a comprendre la valeur de ce que
signifie posséder un Etat indépendant.
Tel est le message, l'histoire, le récit que je veux transmettre. Sans
cesser d'exiger le rétablissement de nos droits historiques,
nous devons simultanément et avec un même empressement adhérer a
l'Arménie, que nous possédons aujourd'hui. Nous devons l'accepter
et l'aimer, en mettant de côté attentes irréalistes et idées
erronées. Ce n'est pas la patrie qui existait dans les rêves de
nos grands-parents, jamais elle n'existera. Nous devons créer et
bâtir la patrie moderne de nos rêves, et non les leurs. Nous vivons
un rêve. Nous sommes libres et indépendants, nous avons tous les
éléments nécessaires a la démocratie, a la stabilité et a la
prospérité, nous avons les institutions et les ressources, nous avons
juste besoin de trouver la volonté, de définir les mécanismes et
d'utiliser notre capacité a la rendre plus forte et meilleure. Tel
est le fardeau de notre génération, des Arméniens qui vivent dans
la mère patrie et en diaspora. L'impératif historique d'aller
de l'avant avec un discours neuf n'a jamais été aussi pressant
qu'aujourd'hui. Je ne puis imaginer et je ne veux pas imaginer le jour
où ces terres libérées, que j'ai l'honneur de fouler, pourraient
devenir une histoire de perte et de mémoire...
Source :
http://asbarez.com/110972/sojourn-to-western-armenia-from-ancient-cities-to-modern-realities
(Part I) ;
http://asbarez.com/111147/sojourn-to-western-armenia-from-ancient-cities-to-modern-realities-2
(Part II)
Traduction : © Georges Festa - 07.2013.
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From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
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Publié le : 23-07-2013
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invite a lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais
de Maria Titizian publié sur le site Asbarez, mise en ligne sur le
site Armenian Trends - Mes Arménies le 19 juillet 2013.
Légende photo : Ile d'Akhtamar (Arménie Occidentale), printemps
2009 © http://commons.wikimedia.org
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jeudi 19 juillet 2013
Voyage en Arménie Occidentale : des villes anciennes aux réalités
modernes / Sojourn to Western Armenia : From Ancient Cities to Modern
Realities
par Maria Titizian
Asbarez 01 et 08.07.2013
Première partie
Je partais sans le moindre a priori. J'étais tranquille et
étonnamment calme, lorsque nous nous approchâmes de la frontière
terrestre séparant la Géorgie et la Turquie. Mon cÅ"ur ne battait
pas la chamade, mon cerveau n'était pas en état d'absorber ce
que j'allais découvrir, pas le moindre trac. Je m'imaginais que ce
voyage allait changer ma vie, mais j'étais loin de savoir qu'il me
faudrait presque six ans pour coucher par écrit cette expérience. Ce
fut et cela continue d'être un processus, a la fois intellectuel
et spirituel.
Un entretien avec un confrère sur la perte, la mémoire et
l'identité, les discours sur la nation, les attentes utopiques et
les perceptions déformées dans la diaspora de l'actuelle république
d'Arménie, m'ont finalement décidée a prendre la plume.
Lorsque des amis nous ont proposé de revenir en Arménie Occidentale
en 2007, nous avons de suite accepté. Rétrospectivement, je n'arrive
pas a réaliser pourquoi nous avons attendu aussi longtemps, qu'il
s'agisse de trouver le moment opportun ou qu'il y eut une résistance
en nous, que nous ne verbalisions pas, aucun de nous n'y était
jamais allé.
Nous verrions le Mont Ararat, pour la première fois, de l'autre
côté...
Nous n'engagerions pas un guide pour touristes, nous ignorions comment
les populations kurdes et turques locales réagiraient quand elles
auraient découvert que nous étions Arméniens, nous n'avions aucune
idée de l'état des routes, ni où nous résiderions en passant
par les villes de Kars, Dogubayazıt, Van, Mouch, Erzeroum, Artvin,
Hopa... Nous avions avec nous un exemplaire du guide Lonely Planet, un
chauffeur et une jeune connaissance, qui savait parler le kurde. Aucun
de nous ne savait le turc, aucun de nous ne savait ce que nous allions
ressentir et vivre, mais nous savions intrinsèquement qu'il était
temps d'y aller. Cela allait de soi.
Une fois franchie la frontière avec la Turquie, notre première étape
fut la ville de Kars, dont les rues et l'architecture nous rappelèrent
celles de Gumri. Tout dans cette ville nous sembla étrangement
familier, l'odeur, la nourriture, les visages... Ce premier jour,
nous nous rendîmes a la forteresse de Kars, sans pouvoir y entrer,
les portes ayant été fermées et scellées. Près de la forteresse se
trouve l'église arménienne des Saints Apôtres [Sourp Arakélots],
datant du 10ème siècle, encerclée, bâtie lorsque Kars faisait
partie de l'Arménie bagratide (940 de notre ère). Nous n'entrâmes
pas dans l'église, et aujourd'hui encore, après toutes ces années,
je me demande pourquoi, peut-être parce qu'elle sert de mosquée. (A
travers les siècles, l'église des Saints Apôtres changea plusieurs
fois de mains, servant au début d'église arménienne, puis devenant
mosquée, église orthodoxe russe (1877), mosquée, a nouveau église,
entrepôt, musée (1969-1980) et actuellement mosquée Kumbet.)
Ne pouvant entrer dans la forteresse, nous descendîmes une longue
allée menant a notre véhicule, tandis que le soleil se levait sur
la ville. Soudain, nous entendîmes l'appel musulman a la prière,
retentissant par des haut-parleurs, depuis l'église des Saints
Apôtres. Je restai la, figée, quelques minutes, l'estomac noué,
mes yeux rougis, jusqu'a ce que mon mari arrive, me prenne la main,
tandis que nous nous éloignâmes en silence. Cette nuit-la, allongée
dans mon lit, j'essayai de donner sens a mes premières impressions
sur les terres historiques de l'Arménie. Mes rêves étaient emplis
d'ombres...
Le lendemain matin, aux premières heures, nous nous rendîmes vers
l'ancienne ville arménienne d'Ani, aujourd'hui dépeuplée. Sur notre
route, en traversant d'immenses étendues vertes, nous pouvions voir
les cimes du Mont Aragats, au loin. Elles semblaient suspendues dans
le ciel, comme tenues par les mains invisibles de Dieu. Chacun de ses
quatre sommets était reconnaissable... Le Mont Aragats n'est jamais
aussi spectaculaire qu'il l'est, vu d'Arménie Occidentale.
Nous approchâmes enfin des massives doubles murailles de la ville
d'Ani, parsemées de tours semi-circulaires ; il s'agit d'une structure
imposante et magnifique, contrairement a tout ce que j'ai pu voir
en république d'Arménie. Mais ce qui m'a frappée tout d'abord, ce
fut la svastika surplombant une des arcades. (La svastika tournante
est un symbole d'éternité, que l'on peut observer dans presque
toutes les églises arméniennes.) Nous franchîmes une des portes
de la ville et, devant nous, s'étendait la ville aux mille et une
églises. Il est toujours pénible et difficile de traduire en mots
les images, le panorama, l'herbe ondulant, se soulevant, mouvante sous
les sifflements du vent, s'engouffrant dans des églises aujourd'hui
pillées et vides, qui s'offraient a nos regards. Aucun d'entre nous
ne parlait, car les mots étaient devenus inutiles ; nous n'arrivions
même pas a nous regarder les uns et les autres. Nous nous mîmes a
marcher dans différentes directions, comme poussés par quelque force
imperceptible. Nous avions l'impression d'être des fantômes, des
apparitions errant sans but, en quête d'une destination inconnue. Je
me mis a murmurer ces trois mots, sans cesse : Â" O mon Dieu ! O mon
Dieu ! O mon Dieu... Â"
J'avais vu des images d'Ani, des lieux et de ses églises, mais
je n'arrivais pas a saisir l'immensité et l'échelle du paysage
qui se révélait sous mes yeux incrédules. Je me dirigeai vers
l'église du Saint-Sauveur (Sourp Prguitch), bâtie en 1035. Elle
possédait un immense dôme central, mais l'édifice a été scindé
en deux. Sourp Prguitch est restée miraculeusement intacte jusqu'en
1955, lorsqu'elle fut coupée en deux, lors d'un violent orage. Elle
est perchée sur une petite hauteur. En m'approchant d'elle, je dus
retenir ma respiration a plusieurs reprises. J'étais stupéfiée par
ses dimensions et son allure. La moitié ayant disparu, j'ai commencé
a me demander combien de temps l'autre moitié subsisterait, face a
son état d'abandon et de délabrement. J'ai posé mes mains sur ses
pierres usées par les siècles, j'appuyai ma joue sur leur surface
froide, j'avais envie de pleurer, mais il n'y avait pas de larmes,
seulement le bruit du vent par rafales... Sourp Prguitch restera a
jamais dans mes souvenirs comme le symbole de la nation arménienne,
pillée, ravagée et scindée en deux...
Je m'éloignai de ce magnifique édifice, puis je descendis vers
la partie méridionale de la ville, la où s'écoule l'Akourian. De
l'autre côté du fleuve se trouve la république d'Arménie. Je suis
restée la un long moment, tentant de comprendre cette proximité
entre les anciens territoires historiques, aujourd'hui perdus,
où je me trouvais, et la toute nouvelle république d'Arménie,
indépendante et libre. Ce voisinage m'exaspérait ; le fait que le
Mont Ararat était devant moi, chaque jour, m'exaspérait ; le fait
qu'Ani se trouvait juste a côté de la rivière, que je n'avais pas
demandé cela et que je devais regarder au loin, m'exaspérait. Je
marchai vers l'admirable cathédrale d'Ani, en quête de réconfort
parmi ses piliers élancés et ses fresques spectaculaires.
Tandis que nous continuions a arpenter en silence la ville,
nous pouvions voir des rangées d'édifices qui avaient été
fouillés... Des murailles d'églises gisant a terre, monceaux
de pierres, broyées, détruites... Celles qui restent debout
s'enorgueillissant de certaines fresques, parmi les plus spectaculaires
que j'aie jamais vues dans des églises arméniennes. Nous arrivions a
lire l'écriture arménienne sculptée sur les pierres et nous avions
l'impression de parcourir l'histoire millénaire de notre peuple,
gisant fracassée sous nos pieds.
Aujourd'hui, au bord de ma fenêtre, a Erevan, je possède une coupe en
verre, emplie de pierres et de tessons de poteries en argile, ramassés
sur le sol de cette ville, jadis admirable, aux mille et une églises.
Comme un rappel silencieux d'une civilisation détruite, d'une histoire
très personnelle, décimée il y a plusieurs siècles. Sur mon
bureau, se trouve un fragment, ciselé avec recherche, d'un ancien
vase en argile, sur lequel je suis tombée lors de mon passage a
Ani. Peut-être aurais-je dÃ" le laisser la-bas, mais j'avais besoin
d'un rappel physique de ce que j'avais vécu et ressenti. Désormais,
trônant sur mon bureau, il suscite l'intérêt, chaque fois qu'un
invité vient me voir ; ils s'en saisissent, l'examinent et tentent
de deviner sa provenance, mais pour une raison étrange, ils ne se
doutent jamais qu'il provient d'Ani. Il me rappelle aussi chaque jour
un lieu physique et un morceau tangible de mon histoire, gisant de
l'autre côté de la frontière.
Seconde partie
Nous laissâmes derrière nous la ville d'Ani, devenue chère a
nos cÅ"urs, mais en nous promettant secrètement de revenir un jour
pour elle seule. Avoir passé quelques heures dans cette capitale
arménienne, jadis somptueuse, actuellement en territoire turc, était
comme un outrage a son histoire, son héritage et son patrimoine...
Lesquels nécessiteraient des jours, des semaines, sinon une vie
entière d'introspection et de découvertes. Ce fut l'une des
premières lecons que j'ai apprises lors de ce voyage en Arménie
Occidentale.
Tandis que nous nous éloignions, Ani se faisait chaque fois plus
petite, jusqu'a disparaître finalement de notre regard. Notre
fourgonnette s'élance maintenant le long d'une route nationale et
solitaire en direction de Dogubayazıt. Des maisons de bric et de broc,
la plupart en terre, équipées d'antennes paraboliques accrochées
sur leurs toits. La juxtaposition du moderne avec l'ancien me laisse
légèrement perplexe ; l'impression de nous trouver a un point de
jonction, où l'ancien rencontre le nouveau, sans aucune langue commune
pour surmonter cette division. Ceux qui possèdent les maisons et les
terres dans cette région de la Turquie ne sont pas des Turcs, mais
des Kurdes. En fait, la plus grande partie de l'Arménie Occidentale
actuelle est peuplée par des Kurdes turcs...
Tout en sillonnant les pentes du Mont Ararat, nous pouvions voir les
coulées de lave durcie, résultant d'éruptions volcaniques. Ici
rien ne pousse, cela ressemble presque a la surface de quelque
autre planète de l'univers, criblée de cratères et de fissures
sinueuses. Il est étrange de se trouver si près de l'Ararat et
pourtant aussi loin.
C'est aussi a ce moment du voyage que nous apercÃ"mes Erevan pour la
première fois, depuis l'Arménie Occidentale. Nous parlons si souvent
du Mont Ararat, si proche d'Erevan, que nous avons l'impression de
l'atteindre et de le toucher... Cette fois-ci, j'aurais tant voulu
m'échapper vers Erevan...
En fin d'après-midi, nous arrivons a Dogubayazıt, situé au sud-est
du Mont Ararat. Une ville désordonnée, sale, grouillante de voitures,
mobylettes et vélos. Nous découvrons un famille de cinq personnes,
juchée sur une mobylette ; le père en train de conduire, la mère
derrière lui, tenant un nourrisson, et deux autres enfants, se
cramponnant a leur mère. Vu de Dogubayazıt, le plus petit des deux
sommets de l'Ararat semblait presque complètement caché. Un large
nuage de forme ovale surplombait la cime principale, ressemblant a un
chapeau, tandis que des franges de rouge et d'orange percaient le ciel,
a mesure que le soleil prenait place pour la nuit. Nous passâmes la
soirée a Dogubayazıt, nous préparant au voyage du lendemain vers
la ville de Van, où nous devions visiter la forteresse, puis faire
une courte traversée en bateau vers l'île d'Akhtamar.
Le lendemain matin, a l'aube, nous entamons notre voyage vers Van.
Nous suivions une carte ancienne, essayant de nous assurer d'être
sur la bonne route. Je n'arrive pas a me rappeler le temps qu'il
nous a fallu pour découvrir enfin les rives superbes du lac de Van,
mais je me souviens très bien de cette explosion de joie dans la
fourgonnette, lorsque nous le découvrîmes. C'était presque trop a
porter. Nous nous empressâmes de demander au chauffeur de s'arrêter,
afin de nous faire une première impression de ce lac historique. Le
mélange de découverte et de perte devenait lentement un sujet commun,
propre a ce voyage.
Nous continuâmes jusqu'a atteindre la ville de Van, où notre
première étape serait la fameuse forteresse.
La forteresse ou citadelle de Van est un édifice colossal et imposant,
bâti entre le 9ème et le 7ème siècle avant Jésus-Christ,
par l'ancien royaume d'Ourartou (royaume arménien préhistorique,
de l'Age de Fer, centré sur le lac de Van, sur les hauts plateaux
de l'Arménie).
La forteresse est menacante, elle pourrait facilement servir de toile
de fond a un cauchemar. Le ciel était sombre, avec un vent a couper
au couteau. Tandis que nous entamions notre ascension, des volées de
corbeaux fondaient sur nous, pour s'élancer ensuite vers le ciel. Un
de mes amis observa qu'il avait entendu dire que les corbeaux ne
quittent jamais un lieu où une tragédie est arrivée... J'avais
des difficultés a respirer, du fait non pas de l'ascension, mais de
l'énergie étrange qui semblait absorber l'édifice. J'avais besoin
de descendre, de fuir l'aspect obsédant du lieu, lorsqu'un petit
garcon kurde s'approcha de moi et se mit a me parler en turc. Je
hochai de la tête en lui répondant : Â" Ermeni ! Â" Il passa de
suite a l'anglais et se mit a régurgiter un monologue historique,
appris par cÅ"ur, expliquant comment les Arméniens vivaient autrefois
ici... Je l'écoutai calmement, puis je me mis a descendre, pour
échapper a l'atmosphère étouffante de la citadelle.
Une fois regroupés en bas de la forteresse, un groupe de Kurdes
locaux s'approcha des hommes de notre groupe, demandant a savoir,
par l'intermédiaire de notre interprète kurde, si nous avions Â" les
cartes Â" avec nous. Signifiant ainsi que nous étions venus déterrer
l'or et les richesses de nos ancêtres, censés depuis longtemps (selon
eux) avoir été enterrés au pied de la forteresse, avant qu'ils ne
fussent massacrés ou chassés de leurs terres historiques. J'observais
nerveusement cet échange morbide, qui me révulsait. Les Kurdes nous
proposèrent de revenir a minuit avec Â" la carte Â" pour exhumer le
trésor, que nous étions censés nous répartir équitablement... Nous
acceptâmes, sans jamais revenir. Cette seule pensée nous déchirait
le cÅ"ur.
Le lendemain, nous nous dirigeâmes vers le petit embarcadère,
où un bateau devait nous conduire a l'île d'Akhtamar, où
nous découvririons l'église de Sainte-Croix [Sourp Khatch],
datant du 10ème siècle, un chef-d'Å"uvre de l'architecture
religieuse arménienne... L'extérieur de l'église est recouvert
de bas-reliefs illustrant des scènes de la Bible. Nous n'avons pu
entrer dans l'église, car elle était en cours de restauration par
le gouvernement turc. Mais nous pÃ"mes explorer l'île, où nous
tombâmes sur d'innombrables croix en pierre et autres artéfacts
jonchant le sol. L'île est couverte d'amandiers et, tout en
parcourant les lieux, nous avions l'impression d'être suspendus
dans le temps et l'espace. Un de nos amis ramena avec lui quelques
amandes de l'île d'Akhtamar. Il les planta dans sa propriété, où
elles continuent de vivre et de prospérer. Nous remplîmes de terre
plusieurs bouteilles d'eau, que nous ramenâmes aussi pour la mélanger
a notre terre d'Arménie. Nous avons ramassé des morceaux de rochers
et des pierres, pris des vidéos et des photos des falaises de l'île,
afin que l'esprit du lac emplît nos poumons et nourrît nos âmes. Le
sentiment écrasant de perte, que j'avais ressenti a Ani, ne m'a pas
accompagné sur l'île... Je m'y suis sentie lumineuse et rayonnante,
et loin de l'idée de perte, la découverte de l'église Sainte-Croix,
de ce monument splendide, qui a comme survécu au déchaînement de
haine et de destruction, m'a emplie de fierté.
Nous quittâmes l'île et revînmes sur la plage sablonneuse,
près de l'embarcadère. Mon mari m'annonca qu'il n'avait pas fait
tout ce voyage sans tremper ses pieds dans les eaux du lac de Van ;
il entreprit d'ôter ses chaussures et ses chaussettes, releva son
pantalon et marcha dans les eaux glacées. Dans sa main il tenait
deux bouteilles d'eau, qu'il se mit a remplir des eaux salées du lac,
tandis que je restai a bonne distance pour enregistrer ses exploits.
Alors que je n'arrêtais pas de parler, tout en filmant, pour être
sÃ"re que nos enfants possèdent un souvenir enregistré de notre
voyage de Â" l'autre côté de la frontière Â", une vague puissante
déferla inopinément, renversant presque mon mari et faisant
dérailler mes plans pour rester au sec. Pour la première fois,
depuis des jours, nous éclatâmes de rire, ayant véritablement
l'impression d'avoir le cÅ"ur léger, tandis que les vagues ne
cessaient d'affluer... Comme si le lac nous adressait un message,
implorant notre retour. Jamais je n'oublierai ces moments de bonheur,
cette sensation presque indécente de calme et de ne faire qu'un avec
notre histoire.
Après avoir quitté Van, nous traversâmes les villes de Mouch,
Erzeroum, Ardvin, pour gagner ensuite Hopa sur les rives de la mer
Noire, jusqu'a ce que nous ayons franchi la frontière vers la Géorgie
pour passer la nuit a Batoumi.
Les histoires, tout au long de cette route, sont innombrables. Nous
avons voyagé dans le passé, a travers le temps, accompagnés
de l'esprit, de l'affection, des souvenirs et des récits de nos
grands-parents. Nous avons été témoins de la grandeur et de la
perte, nous avons vu les fantômes des localités et des villes de
nos ancêtres, peuplées maintenant de Kurdes et de Turcs. Nous avons
vu des églises détruites ou converties en mosquées ou ayant fait
l'objet de Â" rénovations Â" controversées. Nous avons vécu et
respiré le passé en tous sens.
Parmi les histoires et les expériences aux dimensions multiples,
dont nous fÃ"mes gratifiés lors de ce voyage, il en est une qui
restera a jamais gravée en moi. Une de nos amies découvrit que dans
les sombres recoins oubliés de sa mémoire, elle avait engrangé
beaucoup de mots turcs qu'elle avait entendus, dans son enfance, de
sa grand-mère et qu'elle croyait avoir perdus a tout jamais. Au fil
des jours et tandis que nous allions de ville en ville, voyageant a
travers le passé, elle commenca progressivement a s'en souvenir et
lorsque nous parvînmes a la ville de Hopa, elle était capable de
parler en turc. Je me demande a quel point elle dut être profondément
remuée par ce voyage pour être en mesure de se souvenir d'une langue
qu'elle pensait avoir oublié...
Tel est le pouvoir du passé !
Pour ma part, le moment marquant fut lorsque nous approchâmes de la
frontière arménienne. Un moment doux-amer, car j'étais impatiente
de rentrer a Erevan, où nous avions, pour la première fois, laissé
seuls nos enfants, alors que je savais que notre court périple
dans le passé s'achevait. Je voulais franchir les frontières
de l'Arménie actuelle, mais j'ignorais que je ferais ma rentrée
en ayant changé. Nous sortîmes du véhicule pour présenter nos
passeports et régler les droits de douane. Je dus me retenir de
m'approcher des jeunes soldats arméniens a la frontière, de les
embrasser et de les remercier, eux qui protègent tout ce qui reste
de l'ancien royaume d'Arménie... Pour avoir vu tout ce que nous
avons perdu et parce que je l'avais vu, j'appréciais d'autant plus
ce qui subsiste. Je l'appréciai de tout mon cÅ"ur et de toute mon
âme, car je commencais finalement a comprendre la valeur de ce que
signifie posséder un Etat indépendant.
Tel est le message, l'histoire, le récit que je veux transmettre. Sans
cesser d'exiger le rétablissement de nos droits historiques,
nous devons simultanément et avec un même empressement adhérer a
l'Arménie, que nous possédons aujourd'hui. Nous devons l'accepter
et l'aimer, en mettant de côté attentes irréalistes et idées
erronées. Ce n'est pas la patrie qui existait dans les rêves de
nos grands-parents, jamais elle n'existera. Nous devons créer et
bâtir la patrie moderne de nos rêves, et non les leurs. Nous vivons
un rêve. Nous sommes libres et indépendants, nous avons tous les
éléments nécessaires a la démocratie, a la stabilité et a la
prospérité, nous avons les institutions et les ressources, nous avons
juste besoin de trouver la volonté, de définir les mécanismes et
d'utiliser notre capacité a la rendre plus forte et meilleure. Tel
est le fardeau de notre génération, des Arméniens qui vivent dans
la mère patrie et en diaspora. L'impératif historique d'aller
de l'avant avec un discours neuf n'a jamais été aussi pressant
qu'aujourd'hui. Je ne puis imaginer et je ne veux pas imaginer le jour
où ces terres libérées, que j'ai l'honneur de fouler, pourraient
devenir une histoire de perte et de mémoire...
Source :
http://asbarez.com/110972/sojourn-to-western-armenia-from-ancient-cities-to-modern-realities
(Part I) ;
http://asbarez.com/111147/sojourn-to-western-armenia-from-ancient-cities-to-modern-realities-2
(Part II)
Traduction : © Georges Festa - 07.2013.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Arménies
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress