VERS UN PRINTEMPS TURC
Le Point, France
6 juin 2013
Par BERNARD-HENRI LEVY
Etrange comme l'Histoire hesite, begaie, se noue, s'accelère et,
soudain, cristallise.
On tolerait tout, depuis dix ans, chez Recep Tayyip Erdogan.
On tolerait les arrestations de journalistes et d'intellectuels,
l'arbitraire et la terreur au quotidien.
On tolerait les debits de boissons fermes sous pretexte de sante
publique et les condamnations, pour blasphème, d'ecrivains,
d'humoristes, de pianistes.
On acceptait, au nom de l'"islamisme modere" qu'il etait cense
representer, les poussees de fièvre antisemites et le refus obstine,
presque fou, a quelques mois de son centenaire, de reconnaître le
genocide armenien.
On refusait de voir la repression des Kurdes et des autres minorites.
On refusait d'admettre qu'il avait, lui, Erdogan, avant que l'Europe
ne lui rappelle les conditions, non seulement economiques, mais
politiques et morales, posees a n'importe quel entrant, choisi de
tourner le dos a l'Europe et aux valeurs qu'elle suppose et incarne.
Ankara valant bien un preche, on avait forge le mythe d'un "modèle
AKP" fonde sur un islamisme d'Etat, contrôle donc pondere, et cense
ressembler - en un peu plus muscle mais a peine ! - a une democratie
chretienne a l'italienne ou a l'allemande.
Otan oblige (et aussi, il faut bien le dire, les futurs tuyaux et
pipelines d'Asie centrale permettant d'echapper un jour, pensait-on,
a la main de Moscou sur le robinet energetique dont dependent
les capitales europeennes), on fermait pudiquement les yeux sur
l'etouffement de la petite Armenie voisine, sur l'expansionnisme dans
les republiques musulmanes de l'ex-URSS, sur le soutien sans faille
ni scrupule a tous les potentats locaux.
La societe turque elle-meme, cette societe musulmane qui pensait
avoir, depuis un siècle, definitivement exorcise les mauvais demons
de l'islamisme radical, assistait, impuissante, apparemment resignee,
ou peut-etre sans y croire tout a fait, au detricotage lent mais
methodique de l'heritage kemaliste et de ses belles conquetes de
civilisation.
Et voila qu'un projet immobilier, un simple quoique pharaonique
projet immobilier, met le feu aux poudres et precipite une revolte
qui couvait en secret mais n'avait trouve ni les mots pour le dire
ni le courage de s'affirmer.
Qui sont les manifestants de la place Taksim et ceux qui, dans les
autres villes du pays, leur ont emboîte le pas ?
Des ecologistes mobilises pour sauver des arbres centenaires ?
Des laïques qui savent que leur ville abrite deja quelques-unes
des plus belles mosquees du monde et ne voient pas l'interet
d'en construire une de plus sur ce haut lieu, non seulement de la
contestation, mais du vivre-ensemble stambouliote ?
Des kemalistes epouvantes de voir cette mosquee, doublee d'un centre
commercial reproduisant a l'identique une ancienne caserne ottomane,
remplacer le Centre culturel Ataturk qui borde le parc Gezi et faisait
leur fierte ?
Des Alevis considerant que baptiser le futur troisième pont sur le
Bosphore du nom de Selim Ier, le sultan responsable des massacres
qui les ont decimes il y a cinq siècles, est une provocation qui,
s'ajoutant a tant d'autres vexations et stigmatisations, fait franchir
le seuil de l'intolerable ?
Des democrates qui, dans ce centre commercial et religieux projete
par un nouveau sultan en voie de poutinisation version ottomane,
voient l'exacte image de l'affairisme a visage islamiste qui est au
coeur de ce regime et en constitue la signature ?
Tout cela a la fois, bien sûr.
C'est comme un voile qui se dechire ou un masque qui tombe.
C'est la verite d'un Etat qui, après presque onze ans d'un pouvoir de
plus en plus etouffant mais beneficiant d'une croissance economique
exceptionnelle qui faisait de la Turquie la neuvième puissance
mondiale, eclate aux yeux de tous.
C'est le roi Erdogan qui est nu et le mythe de son islamisme souriant
qui se dissout comme un mirage.
Il n'y a pas que les printemps arabes.
Il y a, il y aura, un printemps turc mene par ce meme peuple
d'etudiants, intellectuels, representants des professions liberales,
pro-europeens, amoureux des villes et de la democratie, qui, il y a
six ans, après l'assassinat du journaliste Hrant Dink, manifestaient
au cri de "Nous sommes tous des Armeniens".
La Turquie entrera, un jour ou l'autre, en Europe.
Ce sera une chance pour le pays comme pour une Europe qui s'enfonce
dans la crise.
Mais elle devra reprendre, pour cela, sa marche vers la democratie.
Elle devra se convertir pleinement au respect de l'Etat de droit et
des droits de l'homme.
Et Erdogan n'est plus - et n'a, en realite, jamais ete - le dirigeant
qu'il lui faut pour cela.
Il convenait aux chancelleries et a la realpolitik de l'Occident.
Mais il est devenu l'ennemi d'une societe civile qui ne se laissera
pas si facilement confisquer la part noble de sa memoire et qui,
aujourd'hui, lui dit : "Toi aussi, Erdogan, degage !"
Le Point, France
6 juin 2013
Par BERNARD-HENRI LEVY
Etrange comme l'Histoire hesite, begaie, se noue, s'accelère et,
soudain, cristallise.
On tolerait tout, depuis dix ans, chez Recep Tayyip Erdogan.
On tolerait les arrestations de journalistes et d'intellectuels,
l'arbitraire et la terreur au quotidien.
On tolerait les debits de boissons fermes sous pretexte de sante
publique et les condamnations, pour blasphème, d'ecrivains,
d'humoristes, de pianistes.
On acceptait, au nom de l'"islamisme modere" qu'il etait cense
representer, les poussees de fièvre antisemites et le refus obstine,
presque fou, a quelques mois de son centenaire, de reconnaître le
genocide armenien.
On refusait de voir la repression des Kurdes et des autres minorites.
On refusait d'admettre qu'il avait, lui, Erdogan, avant que l'Europe
ne lui rappelle les conditions, non seulement economiques, mais
politiques et morales, posees a n'importe quel entrant, choisi de
tourner le dos a l'Europe et aux valeurs qu'elle suppose et incarne.
Ankara valant bien un preche, on avait forge le mythe d'un "modèle
AKP" fonde sur un islamisme d'Etat, contrôle donc pondere, et cense
ressembler - en un peu plus muscle mais a peine ! - a une democratie
chretienne a l'italienne ou a l'allemande.
Otan oblige (et aussi, il faut bien le dire, les futurs tuyaux et
pipelines d'Asie centrale permettant d'echapper un jour, pensait-on,
a la main de Moscou sur le robinet energetique dont dependent
les capitales europeennes), on fermait pudiquement les yeux sur
l'etouffement de la petite Armenie voisine, sur l'expansionnisme dans
les republiques musulmanes de l'ex-URSS, sur le soutien sans faille
ni scrupule a tous les potentats locaux.
La societe turque elle-meme, cette societe musulmane qui pensait
avoir, depuis un siècle, definitivement exorcise les mauvais demons
de l'islamisme radical, assistait, impuissante, apparemment resignee,
ou peut-etre sans y croire tout a fait, au detricotage lent mais
methodique de l'heritage kemaliste et de ses belles conquetes de
civilisation.
Et voila qu'un projet immobilier, un simple quoique pharaonique
projet immobilier, met le feu aux poudres et precipite une revolte
qui couvait en secret mais n'avait trouve ni les mots pour le dire
ni le courage de s'affirmer.
Qui sont les manifestants de la place Taksim et ceux qui, dans les
autres villes du pays, leur ont emboîte le pas ?
Des ecologistes mobilises pour sauver des arbres centenaires ?
Des laïques qui savent que leur ville abrite deja quelques-unes
des plus belles mosquees du monde et ne voient pas l'interet
d'en construire une de plus sur ce haut lieu, non seulement de la
contestation, mais du vivre-ensemble stambouliote ?
Des kemalistes epouvantes de voir cette mosquee, doublee d'un centre
commercial reproduisant a l'identique une ancienne caserne ottomane,
remplacer le Centre culturel Ataturk qui borde le parc Gezi et faisait
leur fierte ?
Des Alevis considerant que baptiser le futur troisième pont sur le
Bosphore du nom de Selim Ier, le sultan responsable des massacres
qui les ont decimes il y a cinq siècles, est une provocation qui,
s'ajoutant a tant d'autres vexations et stigmatisations, fait franchir
le seuil de l'intolerable ?
Des democrates qui, dans ce centre commercial et religieux projete
par un nouveau sultan en voie de poutinisation version ottomane,
voient l'exacte image de l'affairisme a visage islamiste qui est au
coeur de ce regime et en constitue la signature ?
Tout cela a la fois, bien sûr.
C'est comme un voile qui se dechire ou un masque qui tombe.
C'est la verite d'un Etat qui, après presque onze ans d'un pouvoir de
plus en plus etouffant mais beneficiant d'une croissance economique
exceptionnelle qui faisait de la Turquie la neuvième puissance
mondiale, eclate aux yeux de tous.
C'est le roi Erdogan qui est nu et le mythe de son islamisme souriant
qui se dissout comme un mirage.
Il n'y a pas que les printemps arabes.
Il y a, il y aura, un printemps turc mene par ce meme peuple
d'etudiants, intellectuels, representants des professions liberales,
pro-europeens, amoureux des villes et de la democratie, qui, il y a
six ans, après l'assassinat du journaliste Hrant Dink, manifestaient
au cri de "Nous sommes tous des Armeniens".
La Turquie entrera, un jour ou l'autre, en Europe.
Ce sera une chance pour le pays comme pour une Europe qui s'enfonce
dans la crise.
Mais elle devra reprendre, pour cela, sa marche vers la democratie.
Elle devra se convertir pleinement au respect de l'Etat de droit et
des droits de l'homme.
Et Erdogan n'est plus - et n'a, en realite, jamais ete - le dirigeant
qu'il lui faut pour cela.
Il convenait aux chancelleries et a la realpolitik de l'Occident.
Mais il est devenu l'ennemi d'une societe civile qui ne se laissera
pas si facilement confisquer la part noble de sa memoire et qui,
aujourd'hui, lui dit : "Toi aussi, Erdogan, degage !"