REVUE DE PRESSE
Oratorio pour une victime de la torture
http://www.armenews.com/article.php3?id_article=90154
Asli Erdogan a 30 ans lorsque, en 1996, elle abandonne une prometteuse
carrière de physicienne pour se consacrer à l'écriture. Six courts
romans - à peine 500 pages en tout - immédiatement salués par la
critique et les lecteurs de son pays, la Turquie, puis traduits dans
une dizaine de langues. Militante des droits de l'homme et des
minorités - arménienne et kurde surtout -, elle est considérée comme
l'une des grandes voix rebelles de la prose turque. Elle vit
aujourd'hui en Autriche, où elle s'est exilée pour fuir un incessant
harcèlement policier. Victime d'un viol, la colonne vertébrale blessée
par un coup de matraque lors d'une manifestation, elle souffre d'une
douleur chronique qui ne lui laisse pas de répit.
La douleur physique et la peur qu'elle engendre, Asli Erdogan les
connaît donc intimement et elle sait les mots pour les dire : « Rien
n'est aussi terrible qu'on le craint disaient ceux qui, connaissant
mal la nature humaine, se figuraient que la souffrance avait un début
et une fin... Ceux qui n'ont surplombé que des gouffres familiers et
n'ont jamais été emportés dans l'interminable sarabande de la peur. »
Cette douleur-là, thème récurrent de son oeuvre, touche à son acmé
dans son nouveau livre, Le Btiment de pierre. Le corps soumis à la
torture en est l'effroyable propos. L'entreprise littéraire est
périlleuse. C'est un défi lancé au pouvoir de l'écriture face à la
dislocation du langage que la torture produit ; privant l'homme de
parole, la réduisant à des cris et à des sons informes. « Ce qui
parlait en lui, c'était le langage des blessures, la solitude des
marchés, des rues, des chlits désertés, les histoires où nul ne
passe... C'était le langage des mots arrachés au mutisme, dans le halo
d'un silence infranchissable, et retournés au silence, mots que nul
n'entend ni ne désire », écrit-elle.
D'emblée, on sait. Voici un texte dicté par la plus stricte nécessité,
à la fois politique et personnelle. Asli Erdogan prête ses yeux et sa
voix à l'un de ses proches, disparu depuis plus de dix ans et dont
elle est convaincue qu'il est mort sous la torture. Le Btiment de
pierre est le récit halluciné de son calvaire dans cette prison où
sont emmurés opposants politiques, militants et gosses des rues,
voleurs et petits délinquants. C'est un récit éclaté, construit comme
un oratorio dont on entendrait les solistes et le choeur sans toujours
clairement les identifier, sans aucune description, jamais, de sévices
corporels. De paragraphe en paragraphe, le narrateur change, mais la
voix reste la même ; fusionnant celles du mort et du survivant, du
bourreau et de la victime, celles de l'homme devenu fou et de l'enfant
qui résiste.
« Le corps et la douleur ont leur propre langage que j'ai essayé de
capter à leur niveau le plus spirituel, explique Asli Erdogan au «
Monde des livres ». Je ne pense pas que la littérature puisse ou doive
pénétrer dans la chambre de torture. Et puis, je n'ai jamais su
raconter une histoire, la métaphore est ma signature. »
Porté par une écriture rarement rencontrée, alliage de brutalité, de
crudité et de poésie, Le Btiment de pierre est un alcool fort que
l'on absorbe d'un trait, chahutés entre nausée et ravissement,
abattement et vitalité, un texte qui donne à penser autant qu'à
éprouver. Comme le fait la grande poésie.
Article paru dans l'édition du 19.04.13
LE MONDE
Avec « Le Btiment de pierre », la Turque Asli Erdogan imagine, dans
une langue crue et poétique, l'horreur vécue par un proche dans une
prison de son pays
dimanche 9 juin 2013,
Stéphane ©armenews.com
Oratorio pour une victime de la torture
http://www.armenews.com/article.php3?id_article=90154
Asli Erdogan a 30 ans lorsque, en 1996, elle abandonne une prometteuse
carrière de physicienne pour se consacrer à l'écriture. Six courts
romans - à peine 500 pages en tout - immédiatement salués par la
critique et les lecteurs de son pays, la Turquie, puis traduits dans
une dizaine de langues. Militante des droits de l'homme et des
minorités - arménienne et kurde surtout -, elle est considérée comme
l'une des grandes voix rebelles de la prose turque. Elle vit
aujourd'hui en Autriche, où elle s'est exilée pour fuir un incessant
harcèlement policier. Victime d'un viol, la colonne vertébrale blessée
par un coup de matraque lors d'une manifestation, elle souffre d'une
douleur chronique qui ne lui laisse pas de répit.
La douleur physique et la peur qu'elle engendre, Asli Erdogan les
connaît donc intimement et elle sait les mots pour les dire : « Rien
n'est aussi terrible qu'on le craint disaient ceux qui, connaissant
mal la nature humaine, se figuraient que la souffrance avait un début
et une fin... Ceux qui n'ont surplombé que des gouffres familiers et
n'ont jamais été emportés dans l'interminable sarabande de la peur. »
Cette douleur-là, thème récurrent de son oeuvre, touche à son acmé
dans son nouveau livre, Le Btiment de pierre. Le corps soumis à la
torture en est l'effroyable propos. L'entreprise littéraire est
périlleuse. C'est un défi lancé au pouvoir de l'écriture face à la
dislocation du langage que la torture produit ; privant l'homme de
parole, la réduisant à des cris et à des sons informes. « Ce qui
parlait en lui, c'était le langage des blessures, la solitude des
marchés, des rues, des chlits désertés, les histoires où nul ne
passe... C'était le langage des mots arrachés au mutisme, dans le halo
d'un silence infranchissable, et retournés au silence, mots que nul
n'entend ni ne désire », écrit-elle.
D'emblée, on sait. Voici un texte dicté par la plus stricte nécessité,
à la fois politique et personnelle. Asli Erdogan prête ses yeux et sa
voix à l'un de ses proches, disparu depuis plus de dix ans et dont
elle est convaincue qu'il est mort sous la torture. Le Btiment de
pierre est le récit halluciné de son calvaire dans cette prison où
sont emmurés opposants politiques, militants et gosses des rues,
voleurs et petits délinquants. C'est un récit éclaté, construit comme
un oratorio dont on entendrait les solistes et le choeur sans toujours
clairement les identifier, sans aucune description, jamais, de sévices
corporels. De paragraphe en paragraphe, le narrateur change, mais la
voix reste la même ; fusionnant celles du mort et du survivant, du
bourreau et de la victime, celles de l'homme devenu fou et de l'enfant
qui résiste.
« Le corps et la douleur ont leur propre langage que j'ai essayé de
capter à leur niveau le plus spirituel, explique Asli Erdogan au «
Monde des livres ». Je ne pense pas que la littérature puisse ou doive
pénétrer dans la chambre de torture. Et puis, je n'ai jamais su
raconter une histoire, la métaphore est ma signature. »
Porté par une écriture rarement rencontrée, alliage de brutalité, de
crudité et de poésie, Le Btiment de pierre est un alcool fort que
l'on absorbe d'un trait, chahutés entre nausée et ravissement,
abattement et vitalité, un texte qui donne à penser autant qu'à
éprouver. Comme le fait la grande poésie.
Article paru dans l'édition du 19.04.13
LE MONDE
Avec « Le Btiment de pierre », la Turque Asli Erdogan imagine, dans
une langue crue et poétique, l'horreur vécue par un proche dans une
prison de son pays
dimanche 9 juin 2013,
Stéphane ©armenews.com