TURQUIE : AVANT ET APRES HRANT DINK
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=73812
Publie le : 25-06-2013
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cet entretien avec Robert Koptas publie sur le site
Repair - Reparer le futur [ONG Yerkir en partenariat avec Anadolu
Kultur] le jeudi 13 juin 2013.
Repair - Reparer le futur
jeudi 13 juin 2013
Point de vue de Turquie
Il faut creer un langage qui aide les gens a comprendre
Interview de Robert Koptas, Redacteur en chef du journal Agos
Entretien avec Robert Koptas, redacteur en chef du journal Agos.
Quelle influence exerce Agos sur la transformation initiee en Turquie
? Comment a-t-il a pu continuer après Hrant Dink ? Les progrès et
les pas en arrière d'Ankara a propos des sujets tabous. Meme s'il "
creuse un puits avec une aiguille ", Koptas estime que le journal
permet de rappeler ce que le système occulte et tente de creer un
nouveau langage pour que ces " histoires oubliees " puissent etre
comprises par un plus grand nombre en Turquie.
Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Agos ?
J'ai pris connaissance d'Agos avant meme sa parution . A cette epoque,
je travaillais aux Editions Aras et Hrant Dink travaillait avec le
graphiste Vartan Pacaci dans nos locaux pour la conception d'Agos.
Hrant Dink m'a demande mon avis, le logo etait bleu et je ne l'ai
pas aime du tout. J'ai fait le pretentieux et ai insiste : "Le bleu
donne l'air d'un guide touristique, le rouge sied mieux a un journal".
Lorsqu'il est paru, j'etais content de voir que le logo etait en
rouge. Je me souviens avoir ete très enthousiaste. J'ai pense : "
On a enfin un journal qu'on pourra lire librement, sans avoir peur,
dans le train ou le bateau parce qu'il est ecrit en turc ".
Comment avez-vous connu Hrant Dink ?
Notre première rencontre s'est faite ce jour-la. Nous n'avons pas eu
l'occasion de travailler longuement ensemble. En 2005, j'avais fait
une intervention a la conference organisee a l'Universite de Bilgi
et il m'avait dit : " Je suis ce que tu fais et je l'apprecie". Cela
m'avait rendu très fier ! En mai 2006, il nous avait invites, toute
l'equipe des Editions Aras, a un entretien. Il nous avait annonce qu'il
avait fait traduire le livre Les Armeniens dans l'Empire ottoman, et
voulait le publier, mais qu'il ne souhaitait pas le faire lui-meme a
cause des pressions qu'il subissait a cette epoque. Il nous l'a alors
confie. Ce jour-la, je l'ai vu très tendu et fatigue. On pouvait sentir
les contraintes qui s'exercaient sur lui alors qu'il etait d'habitude
plein de vie. J'ai ete triste et bouleverse de le voir ainsi. J'ai
reflechi sur la facon de le soutenir. J'ai decide alors d'ecrire pour
Agos et suis alle le voir pour en parler. Il a tout de suite reagi :
" Commence dès cette semaine". A partir d'août 2006, J'ai ecrit toutes
les semaines dans Agos. Il a ete assassine 5-6 mois plus tard.
Quelle etait la situation en Turquie et dans la communaute armenienne
avant la sortie d'Agos ?
Les Armeniens vivaient de manière très fermee. Le Patriarcat etait
au centre de la structure communautaire, deux journaux definissaient
l'actualite, les gens ne se reunissaient que lors des activites
culturelles. Aucune voix ne s'elevait a l'exterieur de la communaute,
les Armeniens vivaient comme si cette communaute n'existait pas.
Seules des personnes " mandatees " par l'Etat etaient appelees
lorsqu'on avait besoin d'elles. Mais la Turquie changeait. Il n'etait
plus possible de continuer avec cette structure. Agos est le resultat
de ce changement.
Concernant la Turquie, avant et après Agos, c'est comme le noir et le
blanc, surtout en ce qui concerne la question armenienne. Nous sommes,
bien sûr, très loin d'une situation ideale. Mais lorsqu'on la compare
avec la situation d'il y a 20 ou 30 ans, on constate que beaucoup
maintenant connaissent les Armeniens, leurs problèmes et ce qui s'est
passe. Sans Agos et Hrant Dink, il y aurait probablement très peu de
personnes qui en seraient conscientes. Agos a travaille presque comme
une Ong et parfois comme une assemblee universitaire. Il a ete dans ce
sens un des centres importants de transformation des idees en Turquie.
S'il y a aujourd'hui un terrain en Turquie où on peut respirer,
discuter et dialoguer, Agos et Hrant Dink y ont largement contribue.
Quelles ont ete les reactions après son lancement ?
Il y avait deux types de reactions chez les Armeniens : on constatait
de l'enthousiasme et un grand soutien en majorite, les milieux
populaires se sont veritablement appropries le journal. La deuxième
reaction, minoritaire, etait le refus et l'opposition. Certains ont vu
la publication en turc comme une insulte a la culture armenienne. Il
y a eu aussi ceux qui se sont opposes parce qu'Agos representait un
risque pour leur statut et interet personnel. Agos a revendique pour
la communaute armenienne la meme democratisation et transparence
qu'il souhaitait pour la Turquie.
Comment est-il percu en diaspora ?
Il est suivi de plus près par ceux qui ont recemment emigre de
Turquie. Il ne represente pas grand-chose pour les generations qui
ont oublie le turc et dont la famille est partie il y a très longtemps.
Mais pour une partie de la diaspora, Agos est un des moyens les plus
importants de prendre des nouvelles de sa ville natale.
La personnalite de Hrant Dink avait-elle une influence sur la forme
d'existence d'Agos ?
Incontestablement. Peut-etre les premiers temps, n'etait-ce pas aussi
visible, mais lorsque Hrant Dink a tout pris en charge, il a dirige
le journal avec sa personnalite et son âme. Il l'a oriente avec ce
qu'il avait vecu jusque la, ses connaissances, mais surtout avec
ses intuitions, et il ne s'est pas trompe. Il l'a fait en se faisant
connaître de l'opinion publique. Tout au long de ce parcours, il a,
a la fois, renforce sa personnalite et faconne Agos.
Hrant Dink etait-il convaincu que pour que la societe turque puisse
faire face a 1915, il faudrait a la fois s'adresser aux consciences
et depasser l'ignorance a ce sujet. Agos poursuit-il la meme mission ?
Nous connaissons ce système. Nous savons comment il endoctrine les
gens. Nous savons ce que l'Education nationale et les livres d'ecole
leur apprennent. Dans ce contexte, nous pensons qu'il est insense de
les accuser eux ou la societe. Assurer la transformation du système
a beaucoup plus de sens. Nous savons que ce n'est pas facile et que
ce ne peut etre atteint que dans une lutte a long terme. Il faut a
la fois informer, donc rappeler ce que le système a fait oublier,
et inviter a reflechir. Il est inevitable pour nous de surprendre
les gens avec une position armenienne non nationaliste.
Est-ce qu'il y a eu un debat de terminologie chez Agos sur le Genocide,
par exemple : "N'utilisons pas le terme genocide" ?
Je ne sais pas ce qui s'est dit avant le 19 janvier au sein du
journal, mais le Genocide n'etait pas un terme très utilise a cette
epoque. On le lisait lorsque quelqu'un etait cite, je ne me souviens
pas d'autres cas. Apres le 19 janvier, il n'y a pas eu pas de debats a
ce sujet. Certains chroniqueurs l'ont utilise, les journalistes aussi.
Ni Hrant Dink ni la famille d'Agos en general, n'avait de doute sur
le fait que ce qui s'est passe est un genocide. Mais d'autre part,
le definir comme un genocide n'est pas si important pour nous. Nous
donnons plus d'importance a sa comprehension et a sa connaissance
par la societe turque, ainsi qu'a sa condamnation dans les consciences.
Par exemple, je l'ai utilise exprès dans mes articles après le 19
janvier. C'etait le resultat de la colère. C'etait une reaction du
genre : " S'ils prennent le plus pacifique d'entre nous, il n'y a
plus de raison d'etre pacifique ". Mais ces derniers temps, ce qui
compte pour moi est d'elaborer un langage qui puisse aider les gens a
comprendre certaines choses. C'est ce que Hrant a peut-etre cherche
pendant toute sa vie, son aventure d'Agos a ete marquee par cette
recherche. Grâce a sa personnalite, il pouvait creer ce langage de
manière très naturelle.
Agos est aujourd'hui devenu un journal plus professionnel, comme
Hrant Dink avait reve.
Il est certain qu'il est plus institutionnel, mais il n'est pas plus
professionnel. Les sujets traites sont plus riches, le nombre de pages
a augmente et ceci a demande une organisation plus serieuse. Avant,
il etait gere comme un journal de famille. Il est plus institutionnel,
mais son âme est toujours celle d'un amateur. Il y a un souhait de
professionnalisation pour que le journal puisse continuer de manière
plus stable dans l'avenir, mais ce n'est jamais par souci de faire des
profits. Les sujets traites sont plus vastes, nous ne nous interessons
pas uniquement a la question armenienne, mais tentons de tout relater.
Avez-vous des etudes sur le profil des lecteurs ?
Je n'ai pas de donnees exactes mais Agos est vendu a environ 5
000 exemplaires. Il y a 500 abonnes a l'etranger. La moitie des
lecteurs est composee d'Armeniens. Le nombre de lecteurs non-Armeniens
augmente. Notre reseau de distribution n'est pas très large, mais le
journal est aussi distribue dans d'autres villes qu'Istanbul. Nous
sommes presents, par exemple, dans deux librairies de Diyarbakir.
Comment voyez-vous la situation en Turquie 6 ans après l'assassinat
de Hrant Dink ?
Une grande partie de la societe a connu Hrant Dink par sa mort et a
pu a cette periode-la en savoir plus sur la question armenienne. Avec
cet assassinat, le fait que des injustices, des discriminations font
partie du quotidien des non musulmans et des Armeniens en Turquie est
devenu une realite pour une partie de la societe. Les gens ont vu qu'un
journaliste armenien qui faisait son travail a ete tue. Ils ont ete
affectes de manière profonde et avaient la reponse a leur question :
" Pourquoi a-t-il ete tue ? Parce qu'il etait armenien ". Il y a eu peu
d'assassinats ou autant de gens commemorent cet evenement 6 ans plus
tard. L'assassinat de Hrant Dink a permis de critiquer l'Etat pour son
"nettoyage" et a fait naître le souhait que l'Etat ne commette pas
d'actes illegaux, n'organise pas ce genre d'operations contre ses
propres citoyens. Il y a, bien sûr, des gens qui pensent de manière
très nationaliste, qu'il a ete tue parce qu'il le meritait, mais je
pense qu'ils ne representent qu'une infime minorite.
Où en sommes-nous concernant la prise de conscience de 1915 et les
relations avec l'Armenie ?
J'estime que nous avons avance sur ces points. Il est certain que nous
avons progresse en termes de maturite de la societe et de l'opinion
publique. Nous passons par un processus où la lutte continue et se
propage dans l'espace public, mais l'Etat ne change pas son attitude,
les livres d'histoire non plus. A cause de la propagande officielle qui
est sans cesse reproduite, nous ne pouvons pas parcourir beaucoup de
chemin. Meme si des va-et-vient quotidiens nous desespèrent, je peux
voir, lorsque je regarde a long terme, que la societe turque progresse.
Ce processus va-t-il etre très lent ?
Je le pense, car je connais la Turquie et l'Etat turc. En recourant a
la force, l'Etat a cree une societe qui lui convient, il lui a injecte
une ideologie et il n'est pas facile de la changer. Malheureusement,
les Armeniens dans le monde et l'Armenie perdent patience. Je les
comprends très bien. Ils sont affectes par une douleur qui date de 98
ans. La negation s'y ajoute et augmente la colère. Le rythme de leurs
battements de c~\ur est très different du rythme de la Turquie. Mais
la verite est ceci : ce qui sera determinant, ce sera le rythme de
la Turquie.
En Turquie, quand l'Etat le decide, des changements brusques de
politique s'opèrent. Est-il possible d'esperer un changement similaire
sur ce sujet ?
Il est possible de le constater concernant les relations avec
l'Armenie. La conjoncture internationale peut le necessiter. On peut
passer a une periode où les frontières seront ouvertes et les relations
etablies. Ce sera très positif. Mais concernant la reconnaissance
du Genocide, je ne pense pas qu'il y aura une importante pression
exterieure. La Turquie est toujours un allie important que les
pays occidentaux ne veulent pas perdre. Le refus de la loi sur la
penalisation de la negation du Genocide par la Cour constitutionnelle
en France en est le dernier exemple. Je ne pense pas que cette
attitude changera. Je pense donc qu'il faudra de nouveau "creuser
un puits avec une aiguille". Je ne pense pas que le Genocide sera un
jour reconnu, peut-etre que la Turquie ne le reconnaîtra jamais. Mais
le fait qu'on en parle dans la societe, que de plus en plus de gens
en prennent conscience, que certaines choses soient librement ecrites
nous demontre une avancee importante. S'il y a une reconnaissance dans
l'avenir par la societe, la politique devra la suivre. Si en plus la
conjoncture internationale y est favorable, elle sera inevitable.
Retour a la rubrique
Source/Lien : Repair - Reparer le futur
From: Baghdasarian
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Kultur] le jeudi 13 juin 2013.
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Point de vue de Turquie
Il faut creer un langage qui aide les gens a comprendre
Interview de Robert Koptas, Redacteur en chef du journal Agos
Entretien avec Robert Koptas, redacteur en chef du journal Agos.
Quelle influence exerce Agos sur la transformation initiee en Turquie
? Comment a-t-il a pu continuer après Hrant Dink ? Les progrès et
les pas en arrière d'Ankara a propos des sujets tabous. Meme s'il "
creuse un puits avec une aiguille ", Koptas estime que le journal
permet de rappeler ce que le système occulte et tente de creer un
nouveau langage pour que ces " histoires oubliees " puissent etre
comprises par un plus grand nombre en Turquie.
Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Agos ?
J'ai pris connaissance d'Agos avant meme sa parution . A cette epoque,
je travaillais aux Editions Aras et Hrant Dink travaillait avec le
graphiste Vartan Pacaci dans nos locaux pour la conception d'Agos.
Hrant Dink m'a demande mon avis, le logo etait bleu et je ne l'ai
pas aime du tout. J'ai fait le pretentieux et ai insiste : "Le bleu
donne l'air d'un guide touristique, le rouge sied mieux a un journal".
Lorsqu'il est paru, j'etais content de voir que le logo etait en
rouge. Je me souviens avoir ete très enthousiaste. J'ai pense : "
On a enfin un journal qu'on pourra lire librement, sans avoir peur,
dans le train ou le bateau parce qu'il est ecrit en turc ".
Comment avez-vous connu Hrant Dink ?
Notre première rencontre s'est faite ce jour-la. Nous n'avons pas eu
l'occasion de travailler longuement ensemble. En 2005, j'avais fait
une intervention a la conference organisee a l'Universite de Bilgi
et il m'avait dit : " Je suis ce que tu fais et je l'apprecie". Cela
m'avait rendu très fier ! En mai 2006, il nous avait invites, toute
l'equipe des Editions Aras, a un entretien. Il nous avait annonce qu'il
avait fait traduire le livre Les Armeniens dans l'Empire ottoman, et
voulait le publier, mais qu'il ne souhaitait pas le faire lui-meme a
cause des pressions qu'il subissait a cette epoque. Il nous l'a alors
confie. Ce jour-la, je l'ai vu très tendu et fatigue. On pouvait sentir
les contraintes qui s'exercaient sur lui alors qu'il etait d'habitude
plein de vie. J'ai ete triste et bouleverse de le voir ainsi. J'ai
reflechi sur la facon de le soutenir. J'ai decide alors d'ecrire pour
Agos et suis alle le voir pour en parler. Il a tout de suite reagi :
" Commence dès cette semaine". A partir d'août 2006, J'ai ecrit toutes
les semaines dans Agos. Il a ete assassine 5-6 mois plus tard.
Quelle etait la situation en Turquie et dans la communaute armenienne
avant la sortie d'Agos ?
Les Armeniens vivaient de manière très fermee. Le Patriarcat etait
au centre de la structure communautaire, deux journaux definissaient
l'actualite, les gens ne se reunissaient que lors des activites
culturelles. Aucune voix ne s'elevait a l'exterieur de la communaute,
les Armeniens vivaient comme si cette communaute n'existait pas.
Seules des personnes " mandatees " par l'Etat etaient appelees
lorsqu'on avait besoin d'elles. Mais la Turquie changeait. Il n'etait
plus possible de continuer avec cette structure. Agos est le resultat
de ce changement.
Concernant la Turquie, avant et après Agos, c'est comme le noir et le
blanc, surtout en ce qui concerne la question armenienne. Nous sommes,
bien sûr, très loin d'une situation ideale. Mais lorsqu'on la compare
avec la situation d'il y a 20 ou 30 ans, on constate que beaucoup
maintenant connaissent les Armeniens, leurs problèmes et ce qui s'est
passe. Sans Agos et Hrant Dink, il y aurait probablement très peu de
personnes qui en seraient conscientes. Agos a travaille presque comme
une Ong et parfois comme une assemblee universitaire. Il a ete dans ce
sens un des centres importants de transformation des idees en Turquie.
S'il y a aujourd'hui un terrain en Turquie où on peut respirer,
discuter et dialoguer, Agos et Hrant Dink y ont largement contribue.
Quelles ont ete les reactions après son lancement ?
Il y avait deux types de reactions chez les Armeniens : on constatait
de l'enthousiasme et un grand soutien en majorite, les milieux
populaires se sont veritablement appropries le journal. La deuxième
reaction, minoritaire, etait le refus et l'opposition. Certains ont vu
la publication en turc comme une insulte a la culture armenienne. Il
y a eu aussi ceux qui se sont opposes parce qu'Agos representait un
risque pour leur statut et interet personnel. Agos a revendique pour
la communaute armenienne la meme democratisation et transparence
qu'il souhaitait pour la Turquie.
Comment est-il percu en diaspora ?
Il est suivi de plus près par ceux qui ont recemment emigre de
Turquie. Il ne represente pas grand-chose pour les generations qui
ont oublie le turc et dont la famille est partie il y a très longtemps.
Mais pour une partie de la diaspora, Agos est un des moyens les plus
importants de prendre des nouvelles de sa ville natale.
La personnalite de Hrant Dink avait-elle une influence sur la forme
d'existence d'Agos ?
Incontestablement. Peut-etre les premiers temps, n'etait-ce pas aussi
visible, mais lorsque Hrant Dink a tout pris en charge, il a dirige
le journal avec sa personnalite et son âme. Il l'a oriente avec ce
qu'il avait vecu jusque la, ses connaissances, mais surtout avec
ses intuitions, et il ne s'est pas trompe. Il l'a fait en se faisant
connaître de l'opinion publique. Tout au long de ce parcours, il a,
a la fois, renforce sa personnalite et faconne Agos.
Hrant Dink etait-il convaincu que pour que la societe turque puisse
faire face a 1915, il faudrait a la fois s'adresser aux consciences
et depasser l'ignorance a ce sujet. Agos poursuit-il la meme mission ?
Nous connaissons ce système. Nous savons comment il endoctrine les
gens. Nous savons ce que l'Education nationale et les livres d'ecole
leur apprennent. Dans ce contexte, nous pensons qu'il est insense de
les accuser eux ou la societe. Assurer la transformation du système
a beaucoup plus de sens. Nous savons que ce n'est pas facile et que
ce ne peut etre atteint que dans une lutte a long terme. Il faut a
la fois informer, donc rappeler ce que le système a fait oublier,
et inviter a reflechir. Il est inevitable pour nous de surprendre
les gens avec une position armenienne non nationaliste.
Est-ce qu'il y a eu un debat de terminologie chez Agos sur le Genocide,
par exemple : "N'utilisons pas le terme genocide" ?
Je ne sais pas ce qui s'est dit avant le 19 janvier au sein du
journal, mais le Genocide n'etait pas un terme très utilise a cette
epoque. On le lisait lorsque quelqu'un etait cite, je ne me souviens
pas d'autres cas. Apres le 19 janvier, il n'y a pas eu pas de debats a
ce sujet. Certains chroniqueurs l'ont utilise, les journalistes aussi.
Ni Hrant Dink ni la famille d'Agos en general, n'avait de doute sur
le fait que ce qui s'est passe est un genocide. Mais d'autre part,
le definir comme un genocide n'est pas si important pour nous. Nous
donnons plus d'importance a sa comprehension et a sa connaissance
par la societe turque, ainsi qu'a sa condamnation dans les consciences.
Par exemple, je l'ai utilise exprès dans mes articles après le 19
janvier. C'etait le resultat de la colère. C'etait une reaction du
genre : " S'ils prennent le plus pacifique d'entre nous, il n'y a
plus de raison d'etre pacifique ". Mais ces derniers temps, ce qui
compte pour moi est d'elaborer un langage qui puisse aider les gens a
comprendre certaines choses. C'est ce que Hrant a peut-etre cherche
pendant toute sa vie, son aventure d'Agos a ete marquee par cette
recherche. Grâce a sa personnalite, il pouvait creer ce langage de
manière très naturelle.
Agos est aujourd'hui devenu un journal plus professionnel, comme
Hrant Dink avait reve.
Il est certain qu'il est plus institutionnel, mais il n'est pas plus
professionnel. Les sujets traites sont plus riches, le nombre de pages
a augmente et ceci a demande une organisation plus serieuse. Avant,
il etait gere comme un journal de famille. Il est plus institutionnel,
mais son âme est toujours celle d'un amateur. Il y a un souhait de
professionnalisation pour que le journal puisse continuer de manière
plus stable dans l'avenir, mais ce n'est jamais par souci de faire des
profits. Les sujets traites sont plus vastes, nous ne nous interessons
pas uniquement a la question armenienne, mais tentons de tout relater.
Avez-vous des etudes sur le profil des lecteurs ?
Je n'ai pas de donnees exactes mais Agos est vendu a environ 5
000 exemplaires. Il y a 500 abonnes a l'etranger. La moitie des
lecteurs est composee d'Armeniens. Le nombre de lecteurs non-Armeniens
augmente. Notre reseau de distribution n'est pas très large, mais le
journal est aussi distribue dans d'autres villes qu'Istanbul. Nous
sommes presents, par exemple, dans deux librairies de Diyarbakir.
Comment voyez-vous la situation en Turquie 6 ans après l'assassinat
de Hrant Dink ?
Une grande partie de la societe a connu Hrant Dink par sa mort et a
pu a cette periode-la en savoir plus sur la question armenienne. Avec
cet assassinat, le fait que des injustices, des discriminations font
partie du quotidien des non musulmans et des Armeniens en Turquie est
devenu une realite pour une partie de la societe. Les gens ont vu qu'un
journaliste armenien qui faisait son travail a ete tue. Ils ont ete
affectes de manière profonde et avaient la reponse a leur question :
" Pourquoi a-t-il ete tue ? Parce qu'il etait armenien ". Il y a eu peu
d'assassinats ou autant de gens commemorent cet evenement 6 ans plus
tard. L'assassinat de Hrant Dink a permis de critiquer l'Etat pour son
"nettoyage" et a fait naître le souhait que l'Etat ne commette pas
d'actes illegaux, n'organise pas ce genre d'operations contre ses
propres citoyens. Il y a, bien sûr, des gens qui pensent de manière
très nationaliste, qu'il a ete tue parce qu'il le meritait, mais je
pense qu'ils ne representent qu'une infime minorite.
Où en sommes-nous concernant la prise de conscience de 1915 et les
relations avec l'Armenie ?
J'estime que nous avons avance sur ces points. Il est certain que nous
avons progresse en termes de maturite de la societe et de l'opinion
publique. Nous passons par un processus où la lutte continue et se
propage dans l'espace public, mais l'Etat ne change pas son attitude,
les livres d'histoire non plus. A cause de la propagande officielle qui
est sans cesse reproduite, nous ne pouvons pas parcourir beaucoup de
chemin. Meme si des va-et-vient quotidiens nous desespèrent, je peux
voir, lorsque je regarde a long terme, que la societe turque progresse.
Ce processus va-t-il etre très lent ?
Je le pense, car je connais la Turquie et l'Etat turc. En recourant a
la force, l'Etat a cree une societe qui lui convient, il lui a injecte
une ideologie et il n'est pas facile de la changer. Malheureusement,
les Armeniens dans le monde et l'Armenie perdent patience. Je les
comprends très bien. Ils sont affectes par une douleur qui date de 98
ans. La negation s'y ajoute et augmente la colère. Le rythme de leurs
battements de c~\ur est très different du rythme de la Turquie. Mais
la verite est ceci : ce qui sera determinant, ce sera le rythme de
la Turquie.
En Turquie, quand l'Etat le decide, des changements brusques de
politique s'opèrent. Est-il possible d'esperer un changement similaire
sur ce sujet ?
Il est possible de le constater concernant les relations avec
l'Armenie. La conjoncture internationale peut le necessiter. On peut
passer a une periode où les frontières seront ouvertes et les relations
etablies. Ce sera très positif. Mais concernant la reconnaissance
du Genocide, je ne pense pas qu'il y aura une importante pression
exterieure. La Turquie est toujours un allie important que les
pays occidentaux ne veulent pas perdre. Le refus de la loi sur la
penalisation de la negation du Genocide par la Cour constitutionnelle
en France en est le dernier exemple. Je ne pense pas que cette
attitude changera. Je pense donc qu'il faudra de nouveau "creuser
un puits avec une aiguille". Je ne pense pas que le Genocide sera un
jour reconnu, peut-etre que la Turquie ne le reconnaîtra jamais. Mais
le fait qu'on en parle dans la societe, que de plus en plus de gens
en prennent conscience, que certaines choses soient librement ecrites
nous demontre une avancee importante. S'il y a une reconnaissance dans
l'avenir par la societe, la politique devra la suivre. Si en plus la
conjoncture internationale y est favorable, elle sera inevitable.
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