TURQUIE
Sommes-nous des Justes Turcs ? par Ayse Gunaysu
Ayse Gunaysu est un auteur, journaliste et militante des droits de
l'homme installée à Istanbul. Elle lutte depuis des années pour que se
répande la véracité du Génocide des Arméniens dans le public turc et
kurde. Elle a écrit cet article spécialement pour Keghart.com-Editor
Je découvre de temps à autres que parmi ceux qui demandent que soit
reconnu le Génocide des Arméniens, des Assyriens et des Grecs, peuples
chrétiens de ce qui est aujourd'hui la Turquie, certains nous
qualifient de ` justes turcs `. Je ne me qualifierais pas moi-même
ainsi, ni mes amis de ` justes `, parce que pour moi, un ` juste ` est
une personne qui protège des victimes et qui risque sa vie en le
faisant. En Turquie, il a fallu que s'écoulent presque cent ans avant
que quelques uns d'entre nous ne réalisent qu'ils prenaient part aux
mensonges continuels.
Le négationnisme ne consiste pas seulement à nier ce qui s'est passé.
C'est toute une atmosphère que les individus respirent, s'approprient,
et à laquelle tout leur organisme s'est adapté et réagit. C'était une
façon de vivre, une façon d'exister pas seulement propre aux
individus, mais qui concerne la société en tant qu'entité collective.
Je ne blme pas seulement quelques unes des élites dirigeantes. Le mal
n'est pas l'apanage de quelques personnes au pouvoir ; il est absorbé
par les masses qui sont les sujets dudit pouvoir. En d'autres termes,
la version de la vérité de ceux qui gouvernent est littéralement
intériorisée par les gouvernés, parce qu'il est sécurisant et
rassurant de croire qu'on nous dira ce qu'il faut voir et savoir.
C'est un instinct de survie.
Jusqu'au milieu des années 1990, les quelques personnes qu'on appelle
aujourd'hui des ` justes turcs ` faisaient partie de ce ` mal ` - le
négationnisme. En dépit de ce que quelques personnes (Yelda est la
première personne qui appela publiquement ` génocide ` l'extermination
des Arméniens sur une station TV en 1996, suivie de Nese Ozan qui
dirigea la préparation d'une commission au sein du Bureau d'Istanbul
de l'Association des Droits de l'Homme de Turquie (IHD) pour
documenter les violation aux droits des minorités), avaient l'habitude
de dire à cette époque, pour essayer de mettre en cause l'histoire
officielle, aucun écho n'y répondit avant le début des années 2000,
lorsque fut démarré le processus d'intégration dans l'Union
Européenne, et que les ` droits des minorités ` ne soient devenus un
thème central., avec des fonds de l'UE distribués pour des projets
concernant les ` minorités `.
L'assassinat de Hrant Dink a fait évoluer le processus et s'accroître
le nombre d'initiatives d'organisations non gouvernementales et
d'associations concernées dans ce qu'on appelle ` question `
arménienne. Il aura fallu que s'écoule encore une décennie avant que
le courant d'initiatives ` pro-arméniennes ` ne s'amorce en recourant
au mot ` G `. Il y a donc un intervalle de 17 ans entre l'emploi
public par Yelda du mot et l'usage qu'en a fait l'initiative DurDe
(Dire Non au Racisme et au Nationalisme) lors de la manifestation de
Commémoration du 24 avril sur la place Taksim en 2013. Entre temps,
l'Association des Droits de l'Homme de Turquie avait commencé à
commémorer le Génocide en 2005 en employant le mot génocide. Mais la
voix de l'IHD n'était alors pas entendue du tout, et il existait un
consensus tacite pour ignorer ses actions.
Mais cela a-t-il un sens de blmer des individus de leur propre camp
pour avoir marginalisé Yelda et l'IHD au début, et pour la longue
période de silence qui a suivi au sein de la gauche et au sein
d'autres groupes d'opposition ? Ce sont les dynamiques culturelles,
psychologiques et sociales de l'environnement négationniste d'après le
génocide qui entretenait ce processus - et continue de le faire.
Beaucoup demandent si ce petit groupe de personnes peut changer les
choses en Turquie.
Cela dépend de ce qu'on entend par le mot ` changer ` dans ce
contexte. Si on veut parler de changements dans la politique
négationniste des dirigeants de Turquie et dans la façon dont le
peuple turc voit en général les choses, la réponse est non. Ce petit
groupe de personnes ne peut pas et ne pourra pas, même sur le long
terme, apporter le changement. Mais si nous voulons dire changement
dans les c`urs et dans l'esprit des gens, oui, les actes de ces
personnes apportent tous les jours des changements.
D'autres encore demandent si ces personnes, les soi-disant ` justes
turcs `, ne sert pas à l'État turc de feuille de vigne pour masquer la
honte. La réponse est oui et non. Non parce que le défi à la thèse
négationniste officielle est un phénomène en lui-même et qui est
apparu de façon indépendante. Oui, en même temps, parce que cela aide
la Turquie qui a un grand besoin d'apparaître devant la communauté
internationale comme un démocratie, et pas seulement en termes de
réputation, mais aussi en termes d'intérêts économiques et financiers.
Les autorités turques, cependant, ne peuvent pas ignorer que la
communauté internationale n'est pas naïve au point de pardonner à la
Turquie au vu des actes et des déclarations d'une poignée de
personnes... une pour mille dans la grosse, l'énorme masse qu'est la
société turque, associée aux gouvernements successifs autocratiques,
anti-démocratiques nationalistes qui dirigent la Turquie depuis 1915.
Telle est la dialectique de la vie. Tout tend vers quelque chose de
neuf et au cours d'une même période, un seul et même phénomène peut
servir aux buts de forces opposées. Cependant, en dépit des
dialectiques je pense que l'état sera victorieux à tous les stades,
tout autant que le gros du peuple turc continuera d'être ce qu'il est.
Je pense que rien de bon ne sortira de Turquie, étant donné son
héritage génocidaire passé, et sa continuation ininterrompue depuis
lors, dans la mesure ou générations après générations, l'état d'esprit
des gens a été longtemps moulé et formé par des mécanismes bien rodés
de négationnisme. Une crise qui reste impunie et un refus de se
repentir seront toujours un obstacle à une éclaircie sociale et à une
démarche permettant de parvenir à une authentique justice.
Malgré cela, il y a du sens dans les démarches individuelles tendant à
dire aux Turcs, aux Kurdes et autres Musulmans sunnites la vérité sur
ce qui s'est passé en 1915 et par la suite. Libérer ne serait qu'une
seule personne des mensonges de la thèse officielle envers les
Arméniens et les autres Chrétiens natifs d'Asie Mineure est une
victoire à l'échelle microscopique contre le négationnisme, parce que
chaque individu est un agent potentiel du changement, quelle que soit
la distance qui nous sépare de ce changement.
Par Ayse Gunaysu, Istanbul, 16 juin 2013
Traduction Gilbert Béguian
samedi 29 juin 2013,
Stéphane ©armenews.com
From: Baghdasarian
Sommes-nous des Justes Turcs ? par Ayse Gunaysu
Ayse Gunaysu est un auteur, journaliste et militante des droits de
l'homme installée à Istanbul. Elle lutte depuis des années pour que se
répande la véracité du Génocide des Arméniens dans le public turc et
kurde. Elle a écrit cet article spécialement pour Keghart.com-Editor
Je découvre de temps à autres que parmi ceux qui demandent que soit
reconnu le Génocide des Arméniens, des Assyriens et des Grecs, peuples
chrétiens de ce qui est aujourd'hui la Turquie, certains nous
qualifient de ` justes turcs `. Je ne me qualifierais pas moi-même
ainsi, ni mes amis de ` justes `, parce que pour moi, un ` juste ` est
une personne qui protège des victimes et qui risque sa vie en le
faisant. En Turquie, il a fallu que s'écoulent presque cent ans avant
que quelques uns d'entre nous ne réalisent qu'ils prenaient part aux
mensonges continuels.
Le négationnisme ne consiste pas seulement à nier ce qui s'est passé.
C'est toute une atmosphère que les individus respirent, s'approprient,
et à laquelle tout leur organisme s'est adapté et réagit. C'était une
façon de vivre, une façon d'exister pas seulement propre aux
individus, mais qui concerne la société en tant qu'entité collective.
Je ne blme pas seulement quelques unes des élites dirigeantes. Le mal
n'est pas l'apanage de quelques personnes au pouvoir ; il est absorbé
par les masses qui sont les sujets dudit pouvoir. En d'autres termes,
la version de la vérité de ceux qui gouvernent est littéralement
intériorisée par les gouvernés, parce qu'il est sécurisant et
rassurant de croire qu'on nous dira ce qu'il faut voir et savoir.
C'est un instinct de survie.
Jusqu'au milieu des années 1990, les quelques personnes qu'on appelle
aujourd'hui des ` justes turcs ` faisaient partie de ce ` mal ` - le
négationnisme. En dépit de ce que quelques personnes (Yelda est la
première personne qui appela publiquement ` génocide ` l'extermination
des Arméniens sur une station TV en 1996, suivie de Nese Ozan qui
dirigea la préparation d'une commission au sein du Bureau d'Istanbul
de l'Association des Droits de l'Homme de Turquie (IHD) pour
documenter les violation aux droits des minorités), avaient l'habitude
de dire à cette époque, pour essayer de mettre en cause l'histoire
officielle, aucun écho n'y répondit avant le début des années 2000,
lorsque fut démarré le processus d'intégration dans l'Union
Européenne, et que les ` droits des minorités ` ne soient devenus un
thème central., avec des fonds de l'UE distribués pour des projets
concernant les ` minorités `.
L'assassinat de Hrant Dink a fait évoluer le processus et s'accroître
le nombre d'initiatives d'organisations non gouvernementales et
d'associations concernées dans ce qu'on appelle ` question `
arménienne. Il aura fallu que s'écoule encore une décennie avant que
le courant d'initiatives ` pro-arméniennes ` ne s'amorce en recourant
au mot ` G `. Il y a donc un intervalle de 17 ans entre l'emploi
public par Yelda du mot et l'usage qu'en a fait l'initiative DurDe
(Dire Non au Racisme et au Nationalisme) lors de la manifestation de
Commémoration du 24 avril sur la place Taksim en 2013. Entre temps,
l'Association des Droits de l'Homme de Turquie avait commencé à
commémorer le Génocide en 2005 en employant le mot génocide. Mais la
voix de l'IHD n'était alors pas entendue du tout, et il existait un
consensus tacite pour ignorer ses actions.
Mais cela a-t-il un sens de blmer des individus de leur propre camp
pour avoir marginalisé Yelda et l'IHD au début, et pour la longue
période de silence qui a suivi au sein de la gauche et au sein
d'autres groupes d'opposition ? Ce sont les dynamiques culturelles,
psychologiques et sociales de l'environnement négationniste d'après le
génocide qui entretenait ce processus - et continue de le faire.
Beaucoup demandent si ce petit groupe de personnes peut changer les
choses en Turquie.
Cela dépend de ce qu'on entend par le mot ` changer ` dans ce
contexte. Si on veut parler de changements dans la politique
négationniste des dirigeants de Turquie et dans la façon dont le
peuple turc voit en général les choses, la réponse est non. Ce petit
groupe de personnes ne peut pas et ne pourra pas, même sur le long
terme, apporter le changement. Mais si nous voulons dire changement
dans les c`urs et dans l'esprit des gens, oui, les actes de ces
personnes apportent tous les jours des changements.
D'autres encore demandent si ces personnes, les soi-disant ` justes
turcs `, ne sert pas à l'État turc de feuille de vigne pour masquer la
honte. La réponse est oui et non. Non parce que le défi à la thèse
négationniste officielle est un phénomène en lui-même et qui est
apparu de façon indépendante. Oui, en même temps, parce que cela aide
la Turquie qui a un grand besoin d'apparaître devant la communauté
internationale comme un démocratie, et pas seulement en termes de
réputation, mais aussi en termes d'intérêts économiques et financiers.
Les autorités turques, cependant, ne peuvent pas ignorer que la
communauté internationale n'est pas naïve au point de pardonner à la
Turquie au vu des actes et des déclarations d'une poignée de
personnes... une pour mille dans la grosse, l'énorme masse qu'est la
société turque, associée aux gouvernements successifs autocratiques,
anti-démocratiques nationalistes qui dirigent la Turquie depuis 1915.
Telle est la dialectique de la vie. Tout tend vers quelque chose de
neuf et au cours d'une même période, un seul et même phénomène peut
servir aux buts de forces opposées. Cependant, en dépit des
dialectiques je pense que l'état sera victorieux à tous les stades,
tout autant que le gros du peuple turc continuera d'être ce qu'il est.
Je pense que rien de bon ne sortira de Turquie, étant donné son
héritage génocidaire passé, et sa continuation ininterrompue depuis
lors, dans la mesure ou générations après générations, l'état d'esprit
des gens a été longtemps moulé et formé par des mécanismes bien rodés
de négationnisme. Une crise qui reste impunie et un refus de se
repentir seront toujours un obstacle à une éclaircie sociale et à une
démarche permettant de parvenir à une authentique justice.
Malgré cela, il y a du sens dans les démarches individuelles tendant à
dire aux Turcs, aux Kurdes et autres Musulmans sunnites la vérité sur
ce qui s'est passé en 1915 et par la suite. Libérer ne serait qu'une
seule personne des mensonges de la thèse officielle envers les
Arméniens et les autres Chrétiens natifs d'Asie Mineure est une
victoire à l'échelle microscopique contre le négationnisme, parce que
chaque individu est un agent potentiel du changement, quelle que soit
la distance qui nous sépare de ce changement.
Par Ayse Gunaysu, Istanbul, 16 juin 2013
Traduction Gilbert Béguian
samedi 29 juin 2013,
Stéphane ©armenews.com
From: Baghdasarian