APPRENDRE L'ARMENIEN EN TURQUIE
Près d'un siècle après le genocide (1915-1916), soixante mille
Armeniens vivent en Turquie. A Istanbul, cette communaute dispose
d'un reseau d'ecoles : seize etablissements qui scolarisent environ
trois mille elèves. Ils ont la difficile mission de faire vivre une
langue et une culture, alors que la connaissance de l'armenien decline,
victime de l'hegemonie du turc.
PAR AZIZ OGUZ *
" NE fermez pas la porte du bureau. " Mme Mari Nalci a le regard
mefiant. Avec ses vetements sombres et stricts, la directrice de
l'ecole Tarmancas, en poste depuis vingt-cinq ans, a des allures de
" dame de fer ". " Pourquoi vous interessez-vous a ce sujet ? ",
interroge-t-elle. Les Armeniens de Turquie sont prudents, surtout
lorsqu'on aborde la question des ecoles. " Le problème de la securite
des etablissements scolaires a pris une grande importance, en
particulier depuis l'assassinat de Hrant Dink ", nous avait prevenu M.
Garo Paylan, le representant des ecoles armeniennes. Le meurtre du
journaliste par un nationaliste turc en 2007 a en effet ravive les
peurs. Dans l'ecole de Mme Nalcý, cette mefiance se materialise
en tous lieux : arsenal de cameras de surveillance, barreaux aux
fenetres et meme vigile a la porte. Souriant et ouvert, M. Attila Sen
semble toutefois aussi intransigeant qu'un gardien de prison : sans
rendez-vous, impossible d'entrer. " Il n'y a jamais eu de problème,
mais certains habitants du quartier voient l'ecole d'un mauvais oeil.
Heureusement, leurs prejuges disparaissent dès qu'ils nous
rencontrent. " L'etablissement se situe a Ortakoy, près du pont sur
le Bosphore qui relie les deux rives d'Istanbul. C'etait l'un des
quartiers les plus cosmopolites de l'ancienne capitale de l'Empire
ottoman : de nombreux Juifs, Grecs et Armeniens y vivaient. En plus
des deux mosquees, on y trouve quatre eglises et deux synagogues.
Aujourd'hui, les Kurdes ont remplace les Armeniens ; seule une poignee
de familles est restee. D'ailleurs, les cent cinquante elèves de
l'ecole viennent d'autres parties de la megalopole, grâce au ramassage
scolaire assure par des minibus. Il existe seize ecoles armeniennes en
Turquie, dont cinq lycees, qui scolarisent environ trois mille elèves.
Toutes sont implantees a Istanbul, où vit aujourd'hui la quasi-totalite
des soixante mille Armeniens du pays. Seule condition d'admission :
avoir au moins un parent d'origine armenienne.
L'histoire de ces ecoles debute sous l'Empire ottoman. Dans l'ancien
regime, chaque communaute avait la responsabilite d'organiser son
système educatif. Il y avait des milliers d'etablissements.
Aujourd'hui, il n'en reste plus grandchose : le genocide armenien de
1915- 1916 (entre un million et un million cinq cent mille morts,
soit près des deux tiers de la population armenienne de l'Empire
ottoman), puis les massacres et exodes successifs, les ont vides de
leurs enfants. constate Mme Kalayacý. Petite, je ne disais jamais
"mama" a ma mère, mais "anne" [en turc], pour qu'on ne sache pas que
nous etions chretiens. " Pourtant, lentement, cette langue disparaît
de Turquie, et sa culture avec. Les Armeniens s'en inquiètent. " Dans
les familles, on parle maintenant très peu armenien. Il n'y a plus
de culture populaire armenienne, s'alarme M. Paylan. Aux enfants,
on se contente d'enseigner les rudiments, pour qu'ils puissent se
debrouiller dans la vie de tous les jours. " Un constat qui n'etonne
guère M. Sarkis Seropyan, cofondateur d'Agos, le principal titre de
presse de la communaute : " Peu d'Armeniens de Turquie parlent la
langue. La preuve en est que la majorite des articles d'Agos sont en
turc. " Seules quatre pages sur vingtquatre sont redigees en armenien.
" Sinon, personne n'achèterait le journal ", constate, lucide, M.
Seropyan. La communaute armenienne a compris que ses ecoles
ne pouvaient pas a elles seules faire revivre sa langue. Mais la
sortir de son cantonnement sera une tâche compliquee : lors de la
dernière grande reforme de l'enseignement, adoptee au printemps 2012,
l'apprentissage de l'armenien a ete refuse dans les ecoles publiques.
Il faudra donc encore se contenter du système actuel. Gozoglu, qui
a fait toute sa scolarite dans des ecoles armeniennes. En effet,
les epreuves des grands concours nationaux pour entrer au lycee et
a l'universite sont en turc. Tous les parents n'inscrivent pas leurs
enfants dans une ecole de la communaute. Et ceux qui y sont envoyes
n'y font pas toute leur scolarite : la plupart arretent soit a la fin
du primaire, soit a la fin du collège. " Les etablissements armeniens,
surtout les lycees, ne sont pas les plus reputes. Parfois, ils sont
vus comme une roue de secours. Les parents prefèrent envoyer leurs
enfants dans un etablissement francais, anglais, allemand, etc. ",
explique Mme Nora Mildanoglu, qui, elle, a effectue sa scolarite dans
une ecole primaire armenienne avant de basculer vers le Robert College
americain d'Istanbul, l'une des plus prestigieuses ecoles de Turquie.
Les mentalites ont evolue en Turquie. Le pays s'est ouvert a
ses minorites, qui affirment plus facilement leur identite. "
Aujourd'hui, je n'ai plus peur de parler armenien a l'exterieur,
jamais pu connaître aussi bien sa langue maternelle : " J'ai enormement
appris quand j'ai commence a l'enseigner. Et cela continue aujourd'hui
", sourit-elle. Ses elèves, eux, sont plus ou moins receptifs : "
L'armenien est une langue difficile, explique-t-elle. Certains n'ont
pas de difficultes, mais d'autres ont beaucoup de mal. " Les elèves
d'Ortakoy parlent la plupart du temps turc entre eux, meme a l'ecole.
" Ils vivent en Turquie. C'est normal qu'ils parlent mieux turc
qu'armenien ", ajoute la directrice. Mais la difficulte de la langue
n'est pas seule en cause. Le système educatif turc ne favorise en
rien son apprentissage. " Au lycee, certains de mes amis allaient peu
aux cours d'armenien. C'etait sans consequences ", raconte M. Murat
La Republique turque, creee par Mustafa Kemal Ataturk en 1923, n'a
pas remis en cause l'existence de ces institutions com munautaires,
preferant instaurer un système hybride : l'Etat a place les ecoles
sous tutelle, mais sans les rendre publiques. Il a impose a chaque
ecole un directeur adjoint turc, nomme par le ministère de l'education
nationale. Des professeurs remuneres par l'Etat assurent des cours de
culture turque (langue, histoire et geographie), les autres matières
etant enseignees en armenien par des professeurs payes par les
etablissements eux-memes a travers leurs fondations. En 1974, annee de
l'intervention militaire turque a Chypre, des mesures ont ete prises
contre les communautes chretiennes. " Auparavant, l'Etat financait ces
ecoles, meme de manière très faible, en vertu du traite de Lausanne
[signe en 1923 avec les puissances europeennes]. Mais, depuis 1974, il
ne verse plus aucune aide. Il ne nous fait pas confiance ", regrette
M. Paylan. Les ecoles sont donc liees a des fondations. Si celles-ci
ont un patrimoine, les rentes ainsi degagees leur permettent de se
financer ; sinon, elles ne peuvent compter que sur la charite de leur
communaute. Les parents ne règlent pas une somme annuelle ou mensuelle
pour la scolarisation de leurs enfants. S'ils sont sollicites,
c'est pour verser une contribution qui varie selon les revenus de la
famille. La mission de ces ecoles communautaires est importante :
elles doivent faire vivre une langue et une culture. Mais elles se
heurtent a deux obstacles majeurs, l'Etat turc et le temps qui passe.
Car l'armenien n'est enseigne nulle part ailleurs. Aucune universite ne
propose de cursus de langue ni de civilisation armeniennes ; la Turquie
ne forme aucun professeur. Selectionnes par la fondation de l'ecole
- dont le choix est ensuite valide par le ministère de l'education
nationale -, les enseignants presentent des profils sociaux fort
divers. Armeniens, ils ont appris la langue dans leur famille avant
de se perfectionner de facon autodidacte. Mme Mari Kalayacý est venue
a l'enseignement par hasard. Diplôme de management en poche, elle ne
trouvait pas de travail dans son secteur. On lui a alors conseille
de se reorienter. Depuis maintenant sept ans, elle donne des cours
de langue. Elle est a Ortakoy depuis deux ans et ne cache pas que,
sans ce metier, elle n'aurait jamais pu connaître aussi bien sa
langue maternelle : " J'ai enormement appris quand j'ai commence a
l'enseigner. Et cela continue aujourd'hui ", sourit-elle.
Ses elèves, eux, sont plus ou moins receptifs : " L'armenien est une
langue difficile, explique-t-elle. Certains n'ont pas de difficultes,
mais d'autres ont beaucoup de mal. " Les elèves d'Ortakoy parlent
la plupart du temps turc entre eux, meme a l'ecole. " Ils vivent en
Turquie. C'est normal qu'ils parlent mieux turc qu'armenien ", ajoute
la directrice. Mais la difficulte de la langue n'est pas seule en
cause. Le système educatif turc ne favorise en rien son apprentissage.
" Au lycee, certains de mes amis allaient peu aux cours d'armenien.
C'etait sans consequences ", raconte M. Murat Gozoglu, qui a fait
toute sa scolarite dans des ecoles armeniennes. En effet, les epreuves
des grands concours nationaux pour entrer au lycee et a l'universite
sont en turc. Tous les parents n'inscrivent pas leurs enfants dans
une ecole de la communaute. Et ceux qui y sont envoyes n'y font
pas toute leur scolarite : la plupart arretent soit a la fin du
primaire, soit a la fin du collège. " Les etablissements armeniens,
surtout les lycees, ne sont pas les plus reputes. Parfois, ils sont
vus comme une roue de secours. Les parents prefèrent envoyer leurs
enfants dans un etablissement francais, anglais, allemand, etc. ",
explique Mme Nora Mildanoglu, qui, elle, a effectue sa scolarite
dans une ecole primaire armenienne avant de basculer vers le Robert
College americain d'Istanbul, l'une des plus prestigieuses ecoles de
Turquie. Les mentalites ont evolue en Turquie. Le pays s'est ouvert
a ses minorites, qui affirment plus facilement leur identite. "
Aujourd'hui, je n'ai plus peur de parler armenien a l'exterieur,
constate Mme Kalayacý. Petite, je ne disais jamais "mama" a ma
mère, mais "anne" [en turc], pour qu'on ne sache pas que nous etions
chretiens. " Pourtant, lentement, cette langue disparaît de Turquie, et
sa culture avec. Les Armeniens s'en inquiètent. " Dans les familles, on
parle maintenant très peu armenien. Il n'y a plus de culture populaire
armenienne, s'alarme M. Paylan. Aux enfants, on se contente d'enseigner
les rudiments, pour qu'ils puissent se debrouiller dans la vie de
tous les jours. " Un constat qui n'etonne guère M. Sarkis Seropyan,
cofondateur d'Agos, le principal titre de presse de la communaute :
" Peu d'Armeniens de Turquie parlent la langue. La preuve en est
que la majorite des articles d'Agos sont en turc. " Seules quatre
pages sur vingtquatre sont redigees en armenien. " Sinon, personne
n'achèterait le journal ", constate, lucide, M.
Seropyan. La communaute armenienne a compris que ses ecoles
ne pouvaient pas a elles seules faire revivre sa langue. Mais la
sortir de son cantonnement sera une tâche compliquee : lors de la
dernière grande reforme de l'enseignement, adoptee au printemps 2012,
l'apprentissage de l'armenien a ete refuse dans les ecoles publiques.
Il faudra donc encore se contenter du système actuel.
LE MONDE DIPLOMATIQUE NOVEMBRE 2012
Concours etudiants " Le Monde diplomatique " 2012 L'ASSOCIATION des
Amis du Monde diplomatique (AMD) (1), qui regroupe des lecteurs du
mensuel, a organise au premier semestre 2012 un concours destine aux
etudiants. Chaque candidat devait proposer une enquete ou un reportage
sur une question sociale, politique, culturelle ou economique, en
s'inspirant de quatre articles selectionnes dans nos archives. Le
jury, preside par Maurice Lemoine, ancien redacteur en chef du Monde
diplomatique, et compose de Denise Decornoy (retraitee du Monde),
Mathieu O'Neil (chercheur et collaborateur du mensuel), Jeremy Mercier
(doctorant et collaborateur du mensuel) et Jean-Paul Rod (editeur),
a examine les cinquante et une propositions recues notamment par le
biais des correspondants locaux des AMD. Les etudiants ont aborde des
sujets aussi divers que les luttes sociales en Colombie, les maisons
de retraite, la reconstruction d'Haïti ou le commerce des armes. C'est
finalement l'enquete d'Aziz Oguz sur l'enseignement de l'armenien
en Turquie qui a ete retenue. Nous la publions ci-dessus. Le laureat
recevra en outre la somme de 1000 euros. Egalement très apprecie par le
jury, le texte d'Alexandra Delcamp sur les consequences sociales de la
crise en Grèce telles que les exprime la musique populaire est publie
sur notre site Internet (2). Un nouveau concours sera organise en 2013.
(1) www.amis.monde-diplomatique.fr (2) www.monde-diplomatique.fr/48332
jeudi 14 mars 2013, Stephane ©armenews.com
From: Baghdasarian
Près d'un siècle après le genocide (1915-1916), soixante mille
Armeniens vivent en Turquie. A Istanbul, cette communaute dispose
d'un reseau d'ecoles : seize etablissements qui scolarisent environ
trois mille elèves. Ils ont la difficile mission de faire vivre une
langue et une culture, alors que la connaissance de l'armenien decline,
victime de l'hegemonie du turc.
PAR AZIZ OGUZ *
" NE fermez pas la porte du bureau. " Mme Mari Nalci a le regard
mefiant. Avec ses vetements sombres et stricts, la directrice de
l'ecole Tarmancas, en poste depuis vingt-cinq ans, a des allures de
" dame de fer ". " Pourquoi vous interessez-vous a ce sujet ? ",
interroge-t-elle. Les Armeniens de Turquie sont prudents, surtout
lorsqu'on aborde la question des ecoles. " Le problème de la securite
des etablissements scolaires a pris une grande importance, en
particulier depuis l'assassinat de Hrant Dink ", nous avait prevenu M.
Garo Paylan, le representant des ecoles armeniennes. Le meurtre du
journaliste par un nationaliste turc en 2007 a en effet ravive les
peurs. Dans l'ecole de Mme Nalcý, cette mefiance se materialise
en tous lieux : arsenal de cameras de surveillance, barreaux aux
fenetres et meme vigile a la porte. Souriant et ouvert, M. Attila Sen
semble toutefois aussi intransigeant qu'un gardien de prison : sans
rendez-vous, impossible d'entrer. " Il n'y a jamais eu de problème,
mais certains habitants du quartier voient l'ecole d'un mauvais oeil.
Heureusement, leurs prejuges disparaissent dès qu'ils nous
rencontrent. " L'etablissement se situe a Ortakoy, près du pont sur
le Bosphore qui relie les deux rives d'Istanbul. C'etait l'un des
quartiers les plus cosmopolites de l'ancienne capitale de l'Empire
ottoman : de nombreux Juifs, Grecs et Armeniens y vivaient. En plus
des deux mosquees, on y trouve quatre eglises et deux synagogues.
Aujourd'hui, les Kurdes ont remplace les Armeniens ; seule une poignee
de familles est restee. D'ailleurs, les cent cinquante elèves de
l'ecole viennent d'autres parties de la megalopole, grâce au ramassage
scolaire assure par des minibus. Il existe seize ecoles armeniennes en
Turquie, dont cinq lycees, qui scolarisent environ trois mille elèves.
Toutes sont implantees a Istanbul, où vit aujourd'hui la quasi-totalite
des soixante mille Armeniens du pays. Seule condition d'admission :
avoir au moins un parent d'origine armenienne.
L'histoire de ces ecoles debute sous l'Empire ottoman. Dans l'ancien
regime, chaque communaute avait la responsabilite d'organiser son
système educatif. Il y avait des milliers d'etablissements.
Aujourd'hui, il n'en reste plus grandchose : le genocide armenien de
1915- 1916 (entre un million et un million cinq cent mille morts,
soit près des deux tiers de la population armenienne de l'Empire
ottoman), puis les massacres et exodes successifs, les ont vides de
leurs enfants. constate Mme Kalayacý. Petite, je ne disais jamais
"mama" a ma mère, mais "anne" [en turc], pour qu'on ne sache pas que
nous etions chretiens. " Pourtant, lentement, cette langue disparaît
de Turquie, et sa culture avec. Les Armeniens s'en inquiètent. " Dans
les familles, on parle maintenant très peu armenien. Il n'y a plus
de culture populaire armenienne, s'alarme M. Paylan. Aux enfants,
on se contente d'enseigner les rudiments, pour qu'ils puissent se
debrouiller dans la vie de tous les jours. " Un constat qui n'etonne
guère M. Sarkis Seropyan, cofondateur d'Agos, le principal titre de
presse de la communaute : " Peu d'Armeniens de Turquie parlent la
langue. La preuve en est que la majorite des articles d'Agos sont en
turc. " Seules quatre pages sur vingtquatre sont redigees en armenien.
" Sinon, personne n'achèterait le journal ", constate, lucide, M.
Seropyan. La communaute armenienne a compris que ses ecoles
ne pouvaient pas a elles seules faire revivre sa langue. Mais la
sortir de son cantonnement sera une tâche compliquee : lors de la
dernière grande reforme de l'enseignement, adoptee au printemps 2012,
l'apprentissage de l'armenien a ete refuse dans les ecoles publiques.
Il faudra donc encore se contenter du système actuel. Gozoglu, qui
a fait toute sa scolarite dans des ecoles armeniennes. En effet,
les epreuves des grands concours nationaux pour entrer au lycee et
a l'universite sont en turc. Tous les parents n'inscrivent pas leurs
enfants dans une ecole de la communaute. Et ceux qui y sont envoyes
n'y font pas toute leur scolarite : la plupart arretent soit a la fin
du primaire, soit a la fin du collège. " Les etablissements armeniens,
surtout les lycees, ne sont pas les plus reputes. Parfois, ils sont
vus comme une roue de secours. Les parents prefèrent envoyer leurs
enfants dans un etablissement francais, anglais, allemand, etc. ",
explique Mme Nora Mildanoglu, qui, elle, a effectue sa scolarite dans
une ecole primaire armenienne avant de basculer vers le Robert College
americain d'Istanbul, l'une des plus prestigieuses ecoles de Turquie.
Les mentalites ont evolue en Turquie. Le pays s'est ouvert a
ses minorites, qui affirment plus facilement leur identite. "
Aujourd'hui, je n'ai plus peur de parler armenien a l'exterieur,
jamais pu connaître aussi bien sa langue maternelle : " J'ai enormement
appris quand j'ai commence a l'enseigner. Et cela continue aujourd'hui
", sourit-elle. Ses elèves, eux, sont plus ou moins receptifs : "
L'armenien est une langue difficile, explique-t-elle. Certains n'ont
pas de difficultes, mais d'autres ont beaucoup de mal. " Les elèves
d'Ortakoy parlent la plupart du temps turc entre eux, meme a l'ecole.
" Ils vivent en Turquie. C'est normal qu'ils parlent mieux turc
qu'armenien ", ajoute la directrice. Mais la difficulte de la langue
n'est pas seule en cause. Le système educatif turc ne favorise en
rien son apprentissage. " Au lycee, certains de mes amis allaient peu
aux cours d'armenien. C'etait sans consequences ", raconte M. Murat
La Republique turque, creee par Mustafa Kemal Ataturk en 1923, n'a
pas remis en cause l'existence de ces institutions com munautaires,
preferant instaurer un système hybride : l'Etat a place les ecoles
sous tutelle, mais sans les rendre publiques. Il a impose a chaque
ecole un directeur adjoint turc, nomme par le ministère de l'education
nationale. Des professeurs remuneres par l'Etat assurent des cours de
culture turque (langue, histoire et geographie), les autres matières
etant enseignees en armenien par des professeurs payes par les
etablissements eux-memes a travers leurs fondations. En 1974, annee de
l'intervention militaire turque a Chypre, des mesures ont ete prises
contre les communautes chretiennes. " Auparavant, l'Etat financait ces
ecoles, meme de manière très faible, en vertu du traite de Lausanne
[signe en 1923 avec les puissances europeennes]. Mais, depuis 1974, il
ne verse plus aucune aide. Il ne nous fait pas confiance ", regrette
M. Paylan. Les ecoles sont donc liees a des fondations. Si celles-ci
ont un patrimoine, les rentes ainsi degagees leur permettent de se
financer ; sinon, elles ne peuvent compter que sur la charite de leur
communaute. Les parents ne règlent pas une somme annuelle ou mensuelle
pour la scolarisation de leurs enfants. S'ils sont sollicites,
c'est pour verser une contribution qui varie selon les revenus de la
famille. La mission de ces ecoles communautaires est importante :
elles doivent faire vivre une langue et une culture. Mais elles se
heurtent a deux obstacles majeurs, l'Etat turc et le temps qui passe.
Car l'armenien n'est enseigne nulle part ailleurs. Aucune universite ne
propose de cursus de langue ni de civilisation armeniennes ; la Turquie
ne forme aucun professeur. Selectionnes par la fondation de l'ecole
- dont le choix est ensuite valide par le ministère de l'education
nationale -, les enseignants presentent des profils sociaux fort
divers. Armeniens, ils ont appris la langue dans leur famille avant
de se perfectionner de facon autodidacte. Mme Mari Kalayacý est venue
a l'enseignement par hasard. Diplôme de management en poche, elle ne
trouvait pas de travail dans son secteur. On lui a alors conseille
de se reorienter. Depuis maintenant sept ans, elle donne des cours
de langue. Elle est a Ortakoy depuis deux ans et ne cache pas que,
sans ce metier, elle n'aurait jamais pu connaître aussi bien sa
langue maternelle : " J'ai enormement appris quand j'ai commence a
l'enseigner. Et cela continue aujourd'hui ", sourit-elle.
Ses elèves, eux, sont plus ou moins receptifs : " L'armenien est une
langue difficile, explique-t-elle. Certains n'ont pas de difficultes,
mais d'autres ont beaucoup de mal. " Les elèves d'Ortakoy parlent
la plupart du temps turc entre eux, meme a l'ecole. " Ils vivent en
Turquie. C'est normal qu'ils parlent mieux turc qu'armenien ", ajoute
la directrice. Mais la difficulte de la langue n'est pas seule en
cause. Le système educatif turc ne favorise en rien son apprentissage.
" Au lycee, certains de mes amis allaient peu aux cours d'armenien.
C'etait sans consequences ", raconte M. Murat Gozoglu, qui a fait
toute sa scolarite dans des ecoles armeniennes. En effet, les epreuves
des grands concours nationaux pour entrer au lycee et a l'universite
sont en turc. Tous les parents n'inscrivent pas leurs enfants dans
une ecole de la communaute. Et ceux qui y sont envoyes n'y font
pas toute leur scolarite : la plupart arretent soit a la fin du
primaire, soit a la fin du collège. " Les etablissements armeniens,
surtout les lycees, ne sont pas les plus reputes. Parfois, ils sont
vus comme une roue de secours. Les parents prefèrent envoyer leurs
enfants dans un etablissement francais, anglais, allemand, etc. ",
explique Mme Nora Mildanoglu, qui, elle, a effectue sa scolarite
dans une ecole primaire armenienne avant de basculer vers le Robert
College americain d'Istanbul, l'une des plus prestigieuses ecoles de
Turquie. Les mentalites ont evolue en Turquie. Le pays s'est ouvert
a ses minorites, qui affirment plus facilement leur identite. "
Aujourd'hui, je n'ai plus peur de parler armenien a l'exterieur,
constate Mme Kalayacý. Petite, je ne disais jamais "mama" a ma
mère, mais "anne" [en turc], pour qu'on ne sache pas que nous etions
chretiens. " Pourtant, lentement, cette langue disparaît de Turquie, et
sa culture avec. Les Armeniens s'en inquiètent. " Dans les familles, on
parle maintenant très peu armenien. Il n'y a plus de culture populaire
armenienne, s'alarme M. Paylan. Aux enfants, on se contente d'enseigner
les rudiments, pour qu'ils puissent se debrouiller dans la vie de
tous les jours. " Un constat qui n'etonne guère M. Sarkis Seropyan,
cofondateur d'Agos, le principal titre de presse de la communaute :
" Peu d'Armeniens de Turquie parlent la langue. La preuve en est
que la majorite des articles d'Agos sont en turc. " Seules quatre
pages sur vingtquatre sont redigees en armenien. " Sinon, personne
n'achèterait le journal ", constate, lucide, M.
Seropyan. La communaute armenienne a compris que ses ecoles
ne pouvaient pas a elles seules faire revivre sa langue. Mais la
sortir de son cantonnement sera une tâche compliquee : lors de la
dernière grande reforme de l'enseignement, adoptee au printemps 2012,
l'apprentissage de l'armenien a ete refuse dans les ecoles publiques.
Il faudra donc encore se contenter du système actuel.
LE MONDE DIPLOMATIQUE NOVEMBRE 2012
Concours etudiants " Le Monde diplomatique " 2012 L'ASSOCIATION des
Amis du Monde diplomatique (AMD) (1), qui regroupe des lecteurs du
mensuel, a organise au premier semestre 2012 un concours destine aux
etudiants. Chaque candidat devait proposer une enquete ou un reportage
sur une question sociale, politique, culturelle ou economique, en
s'inspirant de quatre articles selectionnes dans nos archives. Le
jury, preside par Maurice Lemoine, ancien redacteur en chef du Monde
diplomatique, et compose de Denise Decornoy (retraitee du Monde),
Mathieu O'Neil (chercheur et collaborateur du mensuel), Jeremy Mercier
(doctorant et collaborateur du mensuel) et Jean-Paul Rod (editeur),
a examine les cinquante et une propositions recues notamment par le
biais des correspondants locaux des AMD. Les etudiants ont aborde des
sujets aussi divers que les luttes sociales en Colombie, les maisons
de retraite, la reconstruction d'Haïti ou le commerce des armes. C'est
finalement l'enquete d'Aziz Oguz sur l'enseignement de l'armenien
en Turquie qui a ete retenue. Nous la publions ci-dessus. Le laureat
recevra en outre la somme de 1000 euros. Egalement très apprecie par le
jury, le texte d'Alexandra Delcamp sur les consequences sociales de la
crise en Grèce telles que les exprime la musique populaire est publie
sur notre site Internet (2). Un nouveau concours sera organise en 2013.
(1) www.amis.monde-diplomatique.fr (2) www.monde-diplomatique.fr/48332
jeudi 14 mars 2013, Stephane ©armenews.com
From: Baghdasarian