HISTOIRE DE L'ARMENIE, 3/3 : HISTOIRE DE L'ARMENIE CONTEMPORAINE
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Histoire-de-l-Armenie-3-3-histoire.html
ARTICLE PUBLIE LE 26/04/2013
Par Tatiana Pignon
Carte en date du 24 avril 2005
AFP
Dernières actualites Jalal Talabani, du militant au chef d'Etat -
05/02/13 Le Baas syrien face a la mouvance islamique sunnite -
28/03/12 Les Alaouites et la crise politique en Syrie - 07/03/12
Au XVIIIe siècle, l'Armenie ne se definit plus avant tout par un
territoire, mais par un sentiment d'appartenance commune - sentiment
national - present aussi bien dans l'Empire ottoman que dans les
khanats d'Iran et au sein de l'ensemble de la diaspora armenienne,
jusqu'en Europe. Mais la Russie, en impulsant a la fin du XVIIIe
siècle une politique d'expansion territoriale qu'elle presente comme
un mouvement de liberation des peuples chretiens, va faire resurgir
avec puissance l'idee d'une reconstruction nationale armenienne
; une fois cet espoir decu en Transcaucasie, c'est dans l'Empire
ottoman que monte la revendication independantiste, dans le cadre du
millet armenien dirige par le patriarche de Constantinople. Alors que
l'Empire ottoman du debut du siècle semble en voie de desagregation,
les Jeunes-Turcs, sous couvert de la guerre, organisent le deplacement
et causent la mort de milliers d'Armeniens ottomans, ce qui constitue
le premier genocide du XXe siècle. Traumatisee par cet evenement,
la nation armenienne meurtrie n'abandonne pas pour autant ses
revendications independantistes ; mais la domination de la Russie
sovietique s'impose bientôt au Caucase, repoussant a la fin du XXe
siècle la mise en place d'un reel Etat armenien independant, celui
que nous connaissons aujourd'hui.
L'Armenie russe et la question de l'independance armenienne dans
l'Empire ottoman Alors que le territoire armenien est, a la fin du
XVIIIe siècle, partage entre l'Empire ottoman et l'Iran, la Russie
tsariste met en place une politique d'expansion territoriale tournee
vers le Caucase, qu'elle justifie en la presentant comme une volonte
de liberation des peuples chretiens opprimes par des pouvoirs
musulmans. C'est en 1813 que les Russes parviennent en Armenie
orientale, qu'ils vont mettre quinze ans a enlever aux Iraniens :
le traite de Turkmanchai, signe en 1828, voit devenir russes les
khanats d'Erevan et de Nakhitchevan, qui s'ajoute au khanat du
Karabagh conquis dès 1813. Se posant en liberateur des peuples,
la Russie soutient officiellement l'idee de reconstituer un Etat
armenien qui integrerait ou non l'Armenie ottomane : un "oblast"
("province") armenien est effectivement cree, mais disparaît douze
ans plus tard lors de la reorganisation administrative de la region.
C'est alors dans l'Empire ottoman que se transfèrent les revendications
armeniennes, issues avant tout de la rupture entre la population
armenienne ottomane et les dirigeants du millet, qui fait reclamer
une democratisation de la gestion communautaire armenienne.
Plusieurs changements affectent la nation armenienne dans la première
moitie du XIXe siècle : la creation de deux millet supplementaires,
l'un catholique (1830) et l'autre protestant (1850), eparpille les
Armeniens de confessions differentes ; l'emigration d'une grande partie
de la population d'Armenie orientale vers la Russie et l'immigration
concomitante de musulmans (Kurdes et Turcs) dans cette region cree
une discontinuite entre le territoire armenien et son peuple ; enfin,
l'influence des idees venues d'Europe et notamment de la philosophie
des Lumières favorise la montee des nationalismes dans l'ensemble de
l'Empire ottoman. Ceux-ci sont egalement renforces, indirectement, par
les reformes reorganisatrices ottomanes de la deuxième moitie du XIXe
siècle - les Tanzimat : en effet, le hatt-i sherif de 1856 qui garantit
l'egalite des droits a tous les sujets du sultan, mettant nominalement
fin a l'institution discriminatoire de la dhimma tout en conservant
le système de communautarisme confessionnel des millet, ravive en
realite les reves d'independance de nombreuses communautes. Le millet
armenien produit en 1863 un Règlement organique armenien qui prevoit
l'election de representants afin de gerer la communaute de manière plus
democratique. L'attachement des puissances occidentales a proteger les
chretiens de l'Empire ottoman, dont les Armeniens - notamment dans le
cadre de la guerre russo-ottomane qui debute en 1877 et où la question
armenienne est evoquee a deux reprises, dans le traite de San Stefano
puis au congrès de Berlin (1878) - est percu par le sultan Abdulhamid
II comme une marque d'ingerence, qu'il combat en faisant reprimer de
plus en plus violemment les revoltes. L'agitation causee en Armenie
occidentale par deux partis independantistes et revolutionnaires, le
Hentchak (fonde en 1887) et le Datchak (1890) donne ainsi lieu a un
massacre des Armeniens par les troupes ottomanes entre 1894 et 1896,
qui fait plus de 200 000 morts. De manière generale, les tensions
entre Turcs ottomans et Armeniens se font de plus en plus vives,
avec une mefiance mutuelle exacerbee par les guerres ; dès 1878, dans
une lettre adressee au ministre britannique des Affaires etrangères,
le patriarche armenien Nerses Varjabedyan ecrivait qu'il n'etait
" plus possible aux Armeniens et aux Turcs de vivre ensemble " et
souhaitait la creation d'un Etat independant. Il est interessant de
remarquer que cette revendication independantiste des Armeniens dans
l'Empire ottoman non seulement s'exprime aussi bien par des revoltes
populaires qu'a travers la hierarchie du millet, mais aussi qu'elle
comporte toujours les memes elements : malgre les divisions religieuses
et la discontinuite territoriale, ce n'est pas seulement le peuple,
mais aussi la religion et le territoire qui sont au centre de la
revendication d'une Armenie independante.
La Grande Guerre et ses consequences : du genocide a la domination
sovietique Si la revolution jeune-turque de 1908 promet d'abord la
reconciliation des peuples et des religions de l'Empire, la rapide mise
en place d'une politique nationaliste turque met a nouveau en question
la situation des Armeniens, consideres comme une minorite " infidèle
" et allogène. Dès avril 1909, l'agitation armenienne - desormais
endemique - est reprimee violemment par les massacres dits d'Adana,
du nom de la province où ils sont perpetres, et qui font plusieurs
dizaines de milliers de morts. Le declenchement de la Première Guerre
mondiale en 1914 renforce encore ce climat plus que tendu, puisque
l'Empire ottoman s'y retrouve oppose a la Russie : l'Armenie, divisee
entre son territoire russe et sa partie ottomane, devient a nouveau
un champ de bataille où s'affrontent deux camps adverses, dont chacun
compte des Armeniens dans ses rangs. Dans ce contexte d'une Europe en
guerre, les interventions et diverses pressions etrangères dans la "
question armenienne " disparaissent, alors meme que le gouvernement
du comite " Union et progrès " - les Jeunes-Turcs - envisage de creer
un etat " touranien " rassemblant toutes les populations turques du
Bosphore a l'Asie centrale. Les Armeniens, non-turcs, constituent le
principal obstacle a cette entreprise d'unification ; de plus, une
campagne de desinformation accuse les soldats armeniens de l'armee
ottomane de sympathies pro-russes et donc, de trahison. C'est alors
que le gouvernement jeune-turc met en place, au debut de l'annee 1915,
les premières mesures d'elimination des Armeniens qui conduiront
au genocide. Ce sont d'abord les soldats armeniens ottomans qui
sont executes, puis les elites : le 24 avril 1915, date retenue
pour la commemoration du genocide armenien a travers le monde, 650
intellectuels armeniens sont arretes et deportes. Dès lors, les adultes
de sexe masculin sont systematiquement assassines - les imams ottomans
autorisent meme leurs fidèles a massacrer les Armeniens - tandis que
le reste de la population est deportee dans le desert de Syrie, dans
des conditions epouvantables qui causent la mort d'une grande partie
d'entre elle. Reconnus comme genocide par nombre d'historiens, par
plusieurs Etats et par le Parlement europeen (1987), les evenements
de 1915-1916 ont fait plus d'un million de morts [1].
Les revolutions russes de 1917 ont pour consequence l'abandon aux
Ottomans des territoires transcaucasiens, dont l'Armenie orientale.
Suite a la victoire armenienne contre les troupes ottomanes,
l'independance de l'Armenie est reconnue, pour la première fois depuis
le XIVe siècle, par le traite de Batoum signe par l'Empire ottoman
le 4 juin 1918 : cette première Republique democratique d'Armenie
est dirigee par le parti Dachnak, et ne couvre que dix mille km²
autour d'Erevan, qui devient sa capitale. Esperant agrandir leur
territoire pour former une " Armenie integrale " après la defaite
des Puissances centrales en 1918, les delegues armeniens sont
decus par le gouvernement americain dont, inspires par le celèbre
discours du President Wilson posant le principe du droit des peuples a
l'autodetermination, ils attendaient beaucoup. Le traite de Sèvres leur
accorde toutefois, en 1920, une portion de l'Est de l'actuelle Turquie
qui quintuple presque le territoire de la Republique d'Armenie ; mais,
ayant dû y renoncer après leur defaite contre la Turquie kemaliste,
les Armeniens doivent simultanement faire face a l'invasion d'Erevan
par la Russie bolchevique, qui finit par s'emparer de l'ensemble du
pays et en fait une des quinze republiques socialistes sovietiques
qui composent l'URSS a partir de 1920 [2], malgre une revolte en mars
1921 fermement reprimee par le gouvernement sovietique.
Durant sa courte existence, la Republique democratique d'Armenie a
tout de meme pu effectuer des reformes internes et est parvenue a
mettre en place un regime democratique ; elle a egalement accorde le
droit de vote aux femmes en 1919.
De la republique sovietique d'Armenie a la formation d'un Etat
independant Plus petite Republique socialiste sovietique d'URSS,
l'Armenie est egalement, sous domination bolchevique, un territoire
depece : deux villes, Kars et Ardahan, sont rattachees a la Turquie par
le traite de Kars du 23 octobre 1921, tandis que plusieurs provinces
armeniennes ont ete incluses dans d'autres republiques sovietiques
au moment de la formation de l'URSS (celles du Nakhitchevan et du
Haut-Karabagh a l'Azerbaïdjan, et celles d'Alkhalkalak et d'Akhaltskha
a la Georgie).
La domination sovietique en Armenie se traduit, outre la
collectivisation et la planification a l'~\uvre dans l'ensemble
de l'URSS, par une repression très forte du sentiment national,
qui passe d'abord par une tentative de decapitation de l'Eglise
armenienne [3] - refuge identitaire central - puis par une volonte de
l'infeoder a Moscou, tentative qui rencontre plus ou moins de succès
mais ne parvient pas a etouffer les revendications independantistes
malgre la peur du Goulag où sont envoyes tous les opposants. L'epoque
sovietique est egalement une periode très difficile economiquement,
du moins jusqu'a la mort de Staline après laquelle l'agriculture,
favorisee par un climat propice, et l'industrie (surtout l'extraction
de matières premières) se developpent considerablement. Enfin,
le sentiment national resurgit a plusieurs reprises en Armenie : la
manifestation de commemoration du genocide, le 24 avril 1965 a Erevan,
en est un exemple, de meme que la creation d'un parti nationaliste
clandestin, le Parti de l'Unite Nationale, en 1966. La liberalisation
du regime sovietique sous Mikhaïl Gorbatchev permet la mise en place
de l'Union pour l'autodetermination nationale en 1987, qui soutient
de grandes manifestations pour la reconnaissance des droits nationaux
(17-18 octobre 1987) et le rattachement du Haut-Karabagh azeri a
l'Armenie (1988). Le 23 août 1990, plus d'un an avant la chute de
l'URSS, l'Armenie declare sa souverainete par rapport a l'Union,
sous l'influence notable de Levon Ter-Petrossian qui, a partir de son
engagement dans le conflit du Haut-Karabagh, en est venu a incarner
l'aspiration nationaliste armenienne. Après l'election la meme annee
d'un Parlement qui voit la victoire du parti de Ter-Petrossian,
le Mouvement national armenien, et le coup d'Etat contre Gorbatchev
datant d'août 1991, la Republique d'Armenie proclame son independance
le 21 septembre 1991 et elit son nouveau president, Ter-Petrossian,
le 16 octobre.
Ebranlee par le violent seisme de 1988, cette toute nouvelle Republique
d'Armenie connaît une situation economique difficile, a laquelle
vient s'ajouter un conflit arme avec l'Azerbaïdjan pour la question
du Haut-Karabagh. C'est a ce moment que se dessine le double axe
geopolitique de la region : Turquie-Georgie-Azerbaïdjan d'un côte,
Russie-Armenie-Iran de l'autre, opposition cristallisee autour de la
question du Haut-Karabagh, toujours irresolue depuis le cessez-le-feu
de mai 1994 et le retour au statu quo ante bellum. C'est ce meme
problème du Haut-Karabagh qui force, en 1998, Levon Ter-Petrossian
a demissionner en raison de ses positions jugees trop laxistes sur
le sujet ; lui succède Robert Katcharian, qui parvient a stabiliser
la situation en cherchant d'autres appuis en Europe - l'Armenie est
membre du Conseil de l'Europe depuis l'an 2000. La diaspora armenienne,
très presente a l'etranger et surtout en Europe, est egalement un
moyen pour l'Armenie de developper son influence par un système de
lobbying ; depuis 2007, l'instauration de la double-citoyennete permet
aux elements diasporiques d'obtenir la nationalite armenienne. Le
president actuel, Serge Sargsian, elu en avril 2008, semble vouloir
effectuer un rapprochement diplomatique avec la Turquie, ce qui
permettrait peut-etre d'apaiser les tensions dans la region ; mais
le règlement de la question du Haut-Karabagh demeure en suspens.
L'Eglise apostolique armenienne, quant a elle, a vu son siège retabli
a Etchmiadzin depuis la reconstitution de la Republique d'Armenie
: toujours dirigee par le catholicos de tous les Armeniens, elle
rassemble a ce jour environ six millions de fidèles.
Voir egalement : Histoire de l'Armenie, 1/3 : des origines jusqu'a la
conquete arabe Histoire de l'Armenie 2/3 : du Moyen Âge a l'epoque
moderne Les relations russo-ottomanes au XIXème siècle. Première
partie : du debut du siècle a la guerre de Crimee
Bibliographie Gerard Dedeyan (dir.), Histoire du peuple armenien,
Toulouse, Privat, 2007, 991 pages.
Gerard J. Libaridian, L'Armenie moderne : histoire des hommes et de
la nation, Paris, Editions Karthala, 2008, 268 pages.
Hrant Pasdermadjian, Histoire de l'Armenie depuis les origines jusqu'au
traite de Lausanne, Paris, H. Samuelian, 1964, 439 pages.
Claude Mutafian et Eric Van Lauwe, Atlas historique de l'Armenie,
Proche-Orient et Sud-Caucase, du VIIe siècle avant J.-C. au XXe siècle,
Editions Autrement, 2001, 144 pages.
[1] Les chiffres sont contestes : l'estimation officielle du ministère
ottoman de l'Interieur en 1919 s'elevait a 800 000 morts, tandis que
certains considèrent que le genocide armenien fit 1 500 000 victimes.
[2] La Republique socialiste sovietique d'Armenie est creee en
1920, mais elle n'est rattachee a l'Union federale des Republiques
socialistes sovietique de Transcaucasie qu'en 1922 et n'intègre
officiellement la federation de l'URSS qu'en 1936.
[3] Le catholicossat armenien de Sis est d'abord deplace a Alep,
puis dans la ville libanaise d'Antelias.
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ARTICLE PUBLIE LE 26/04/2013
Par Tatiana Pignon
Carte en date du 24 avril 2005
AFP
Dernières actualites Jalal Talabani, du militant au chef d'Etat -
05/02/13 Le Baas syrien face a la mouvance islamique sunnite -
28/03/12 Les Alaouites et la crise politique en Syrie - 07/03/12
Au XVIIIe siècle, l'Armenie ne se definit plus avant tout par un
territoire, mais par un sentiment d'appartenance commune - sentiment
national - present aussi bien dans l'Empire ottoman que dans les
khanats d'Iran et au sein de l'ensemble de la diaspora armenienne,
jusqu'en Europe. Mais la Russie, en impulsant a la fin du XVIIIe
siècle une politique d'expansion territoriale qu'elle presente comme
un mouvement de liberation des peuples chretiens, va faire resurgir
avec puissance l'idee d'une reconstruction nationale armenienne
; une fois cet espoir decu en Transcaucasie, c'est dans l'Empire
ottoman que monte la revendication independantiste, dans le cadre du
millet armenien dirige par le patriarche de Constantinople. Alors que
l'Empire ottoman du debut du siècle semble en voie de desagregation,
les Jeunes-Turcs, sous couvert de la guerre, organisent le deplacement
et causent la mort de milliers d'Armeniens ottomans, ce qui constitue
le premier genocide du XXe siècle. Traumatisee par cet evenement,
la nation armenienne meurtrie n'abandonne pas pour autant ses
revendications independantistes ; mais la domination de la Russie
sovietique s'impose bientôt au Caucase, repoussant a la fin du XXe
siècle la mise en place d'un reel Etat armenien independant, celui
que nous connaissons aujourd'hui.
L'Armenie russe et la question de l'independance armenienne dans
l'Empire ottoman Alors que le territoire armenien est, a la fin du
XVIIIe siècle, partage entre l'Empire ottoman et l'Iran, la Russie
tsariste met en place une politique d'expansion territoriale tournee
vers le Caucase, qu'elle justifie en la presentant comme une volonte
de liberation des peuples chretiens opprimes par des pouvoirs
musulmans. C'est en 1813 que les Russes parviennent en Armenie
orientale, qu'ils vont mettre quinze ans a enlever aux Iraniens :
le traite de Turkmanchai, signe en 1828, voit devenir russes les
khanats d'Erevan et de Nakhitchevan, qui s'ajoute au khanat du
Karabagh conquis dès 1813. Se posant en liberateur des peuples,
la Russie soutient officiellement l'idee de reconstituer un Etat
armenien qui integrerait ou non l'Armenie ottomane : un "oblast"
("province") armenien est effectivement cree, mais disparaît douze
ans plus tard lors de la reorganisation administrative de la region.
C'est alors dans l'Empire ottoman que se transfèrent les revendications
armeniennes, issues avant tout de la rupture entre la population
armenienne ottomane et les dirigeants du millet, qui fait reclamer
une democratisation de la gestion communautaire armenienne.
Plusieurs changements affectent la nation armenienne dans la première
moitie du XIXe siècle : la creation de deux millet supplementaires,
l'un catholique (1830) et l'autre protestant (1850), eparpille les
Armeniens de confessions differentes ; l'emigration d'une grande partie
de la population d'Armenie orientale vers la Russie et l'immigration
concomitante de musulmans (Kurdes et Turcs) dans cette region cree
une discontinuite entre le territoire armenien et son peuple ; enfin,
l'influence des idees venues d'Europe et notamment de la philosophie
des Lumières favorise la montee des nationalismes dans l'ensemble de
l'Empire ottoman. Ceux-ci sont egalement renforces, indirectement, par
les reformes reorganisatrices ottomanes de la deuxième moitie du XIXe
siècle - les Tanzimat : en effet, le hatt-i sherif de 1856 qui garantit
l'egalite des droits a tous les sujets du sultan, mettant nominalement
fin a l'institution discriminatoire de la dhimma tout en conservant
le système de communautarisme confessionnel des millet, ravive en
realite les reves d'independance de nombreuses communautes. Le millet
armenien produit en 1863 un Règlement organique armenien qui prevoit
l'election de representants afin de gerer la communaute de manière plus
democratique. L'attachement des puissances occidentales a proteger les
chretiens de l'Empire ottoman, dont les Armeniens - notamment dans le
cadre de la guerre russo-ottomane qui debute en 1877 et où la question
armenienne est evoquee a deux reprises, dans le traite de San Stefano
puis au congrès de Berlin (1878) - est percu par le sultan Abdulhamid
II comme une marque d'ingerence, qu'il combat en faisant reprimer de
plus en plus violemment les revoltes. L'agitation causee en Armenie
occidentale par deux partis independantistes et revolutionnaires, le
Hentchak (fonde en 1887) et le Datchak (1890) donne ainsi lieu a un
massacre des Armeniens par les troupes ottomanes entre 1894 et 1896,
qui fait plus de 200 000 morts. De manière generale, les tensions
entre Turcs ottomans et Armeniens se font de plus en plus vives,
avec une mefiance mutuelle exacerbee par les guerres ; dès 1878, dans
une lettre adressee au ministre britannique des Affaires etrangères,
le patriarche armenien Nerses Varjabedyan ecrivait qu'il n'etait
" plus possible aux Armeniens et aux Turcs de vivre ensemble " et
souhaitait la creation d'un Etat independant. Il est interessant de
remarquer que cette revendication independantiste des Armeniens dans
l'Empire ottoman non seulement s'exprime aussi bien par des revoltes
populaires qu'a travers la hierarchie du millet, mais aussi qu'elle
comporte toujours les memes elements : malgre les divisions religieuses
et la discontinuite territoriale, ce n'est pas seulement le peuple,
mais aussi la religion et le territoire qui sont au centre de la
revendication d'une Armenie independante.
La Grande Guerre et ses consequences : du genocide a la domination
sovietique Si la revolution jeune-turque de 1908 promet d'abord la
reconciliation des peuples et des religions de l'Empire, la rapide mise
en place d'une politique nationaliste turque met a nouveau en question
la situation des Armeniens, consideres comme une minorite " infidèle
" et allogène. Dès avril 1909, l'agitation armenienne - desormais
endemique - est reprimee violemment par les massacres dits d'Adana,
du nom de la province où ils sont perpetres, et qui font plusieurs
dizaines de milliers de morts. Le declenchement de la Première Guerre
mondiale en 1914 renforce encore ce climat plus que tendu, puisque
l'Empire ottoman s'y retrouve oppose a la Russie : l'Armenie, divisee
entre son territoire russe et sa partie ottomane, devient a nouveau
un champ de bataille où s'affrontent deux camps adverses, dont chacun
compte des Armeniens dans ses rangs. Dans ce contexte d'une Europe en
guerre, les interventions et diverses pressions etrangères dans la "
question armenienne " disparaissent, alors meme que le gouvernement
du comite " Union et progrès " - les Jeunes-Turcs - envisage de creer
un etat " touranien " rassemblant toutes les populations turques du
Bosphore a l'Asie centrale. Les Armeniens, non-turcs, constituent le
principal obstacle a cette entreprise d'unification ; de plus, une
campagne de desinformation accuse les soldats armeniens de l'armee
ottomane de sympathies pro-russes et donc, de trahison. C'est alors
que le gouvernement jeune-turc met en place, au debut de l'annee 1915,
les premières mesures d'elimination des Armeniens qui conduiront
au genocide. Ce sont d'abord les soldats armeniens ottomans qui
sont executes, puis les elites : le 24 avril 1915, date retenue
pour la commemoration du genocide armenien a travers le monde, 650
intellectuels armeniens sont arretes et deportes. Dès lors, les adultes
de sexe masculin sont systematiquement assassines - les imams ottomans
autorisent meme leurs fidèles a massacrer les Armeniens - tandis que
le reste de la population est deportee dans le desert de Syrie, dans
des conditions epouvantables qui causent la mort d'une grande partie
d'entre elle. Reconnus comme genocide par nombre d'historiens, par
plusieurs Etats et par le Parlement europeen (1987), les evenements
de 1915-1916 ont fait plus d'un million de morts [1].
Les revolutions russes de 1917 ont pour consequence l'abandon aux
Ottomans des territoires transcaucasiens, dont l'Armenie orientale.
Suite a la victoire armenienne contre les troupes ottomanes,
l'independance de l'Armenie est reconnue, pour la première fois depuis
le XIVe siècle, par le traite de Batoum signe par l'Empire ottoman
le 4 juin 1918 : cette première Republique democratique d'Armenie
est dirigee par le parti Dachnak, et ne couvre que dix mille km²
autour d'Erevan, qui devient sa capitale. Esperant agrandir leur
territoire pour former une " Armenie integrale " après la defaite
des Puissances centrales en 1918, les delegues armeniens sont
decus par le gouvernement americain dont, inspires par le celèbre
discours du President Wilson posant le principe du droit des peuples a
l'autodetermination, ils attendaient beaucoup. Le traite de Sèvres leur
accorde toutefois, en 1920, une portion de l'Est de l'actuelle Turquie
qui quintuple presque le territoire de la Republique d'Armenie ; mais,
ayant dû y renoncer après leur defaite contre la Turquie kemaliste,
les Armeniens doivent simultanement faire face a l'invasion d'Erevan
par la Russie bolchevique, qui finit par s'emparer de l'ensemble du
pays et en fait une des quinze republiques socialistes sovietiques
qui composent l'URSS a partir de 1920 [2], malgre une revolte en mars
1921 fermement reprimee par le gouvernement sovietique.
Durant sa courte existence, la Republique democratique d'Armenie a
tout de meme pu effectuer des reformes internes et est parvenue a
mettre en place un regime democratique ; elle a egalement accorde le
droit de vote aux femmes en 1919.
De la republique sovietique d'Armenie a la formation d'un Etat
independant Plus petite Republique socialiste sovietique d'URSS,
l'Armenie est egalement, sous domination bolchevique, un territoire
depece : deux villes, Kars et Ardahan, sont rattachees a la Turquie par
le traite de Kars du 23 octobre 1921, tandis que plusieurs provinces
armeniennes ont ete incluses dans d'autres republiques sovietiques
au moment de la formation de l'URSS (celles du Nakhitchevan et du
Haut-Karabagh a l'Azerbaïdjan, et celles d'Alkhalkalak et d'Akhaltskha
a la Georgie).
La domination sovietique en Armenie se traduit, outre la
collectivisation et la planification a l'~\uvre dans l'ensemble
de l'URSS, par une repression très forte du sentiment national,
qui passe d'abord par une tentative de decapitation de l'Eglise
armenienne [3] - refuge identitaire central - puis par une volonte de
l'infeoder a Moscou, tentative qui rencontre plus ou moins de succès
mais ne parvient pas a etouffer les revendications independantistes
malgre la peur du Goulag où sont envoyes tous les opposants. L'epoque
sovietique est egalement une periode très difficile economiquement,
du moins jusqu'a la mort de Staline après laquelle l'agriculture,
favorisee par un climat propice, et l'industrie (surtout l'extraction
de matières premières) se developpent considerablement. Enfin,
le sentiment national resurgit a plusieurs reprises en Armenie : la
manifestation de commemoration du genocide, le 24 avril 1965 a Erevan,
en est un exemple, de meme que la creation d'un parti nationaliste
clandestin, le Parti de l'Unite Nationale, en 1966. La liberalisation
du regime sovietique sous Mikhaïl Gorbatchev permet la mise en place
de l'Union pour l'autodetermination nationale en 1987, qui soutient
de grandes manifestations pour la reconnaissance des droits nationaux
(17-18 octobre 1987) et le rattachement du Haut-Karabagh azeri a
l'Armenie (1988). Le 23 août 1990, plus d'un an avant la chute de
l'URSS, l'Armenie declare sa souverainete par rapport a l'Union,
sous l'influence notable de Levon Ter-Petrossian qui, a partir de son
engagement dans le conflit du Haut-Karabagh, en est venu a incarner
l'aspiration nationaliste armenienne. Après l'election la meme annee
d'un Parlement qui voit la victoire du parti de Ter-Petrossian,
le Mouvement national armenien, et le coup d'Etat contre Gorbatchev
datant d'août 1991, la Republique d'Armenie proclame son independance
le 21 septembre 1991 et elit son nouveau president, Ter-Petrossian,
le 16 octobre.
Ebranlee par le violent seisme de 1988, cette toute nouvelle Republique
d'Armenie connaît une situation economique difficile, a laquelle
vient s'ajouter un conflit arme avec l'Azerbaïdjan pour la question
du Haut-Karabagh. C'est a ce moment que se dessine le double axe
geopolitique de la region : Turquie-Georgie-Azerbaïdjan d'un côte,
Russie-Armenie-Iran de l'autre, opposition cristallisee autour de la
question du Haut-Karabagh, toujours irresolue depuis le cessez-le-feu
de mai 1994 et le retour au statu quo ante bellum. C'est ce meme
problème du Haut-Karabagh qui force, en 1998, Levon Ter-Petrossian
a demissionner en raison de ses positions jugees trop laxistes sur
le sujet ; lui succède Robert Katcharian, qui parvient a stabiliser
la situation en cherchant d'autres appuis en Europe - l'Armenie est
membre du Conseil de l'Europe depuis l'an 2000. La diaspora armenienne,
très presente a l'etranger et surtout en Europe, est egalement un
moyen pour l'Armenie de developper son influence par un système de
lobbying ; depuis 2007, l'instauration de la double-citoyennete permet
aux elements diasporiques d'obtenir la nationalite armenienne. Le
president actuel, Serge Sargsian, elu en avril 2008, semble vouloir
effectuer un rapprochement diplomatique avec la Turquie, ce qui
permettrait peut-etre d'apaiser les tensions dans la region ; mais
le règlement de la question du Haut-Karabagh demeure en suspens.
L'Eglise apostolique armenienne, quant a elle, a vu son siège retabli
a Etchmiadzin depuis la reconstitution de la Republique d'Armenie
: toujours dirigee par le catholicos de tous les Armeniens, elle
rassemble a ce jour environ six millions de fidèles.
Voir egalement : Histoire de l'Armenie, 1/3 : des origines jusqu'a la
conquete arabe Histoire de l'Armenie 2/3 : du Moyen Âge a l'epoque
moderne Les relations russo-ottomanes au XIXème siècle. Première
partie : du debut du siècle a la guerre de Crimee
Bibliographie Gerard Dedeyan (dir.), Histoire du peuple armenien,
Toulouse, Privat, 2007, 991 pages.
Gerard J. Libaridian, L'Armenie moderne : histoire des hommes et de
la nation, Paris, Editions Karthala, 2008, 268 pages.
Hrant Pasdermadjian, Histoire de l'Armenie depuis les origines jusqu'au
traite de Lausanne, Paris, H. Samuelian, 1964, 439 pages.
Claude Mutafian et Eric Van Lauwe, Atlas historique de l'Armenie,
Proche-Orient et Sud-Caucase, du VIIe siècle avant J.-C. au XXe siècle,
Editions Autrement, 2001, 144 pages.
[1] Les chiffres sont contestes : l'estimation officielle du ministère
ottoman de l'Interieur en 1919 s'elevait a 800 000 morts, tandis que
certains considèrent que le genocide armenien fit 1 500 000 victimes.
[2] La Republique socialiste sovietique d'Armenie est creee en
1920, mais elle n'est rattachee a l'Union federale des Republiques
socialistes sovietique de Transcaucasie qu'en 1922 et n'intègre
officiellement la federation de l'URSS qu'en 1936.
[3] Le catholicossat armenien de Sis est d'abord deplace a Alep,
puis dans la ville libanaise d'Antelias.