HISTOIRE DE L'ARMENIE 2/3 : DU MOYEN AGE A L'EPOQUE MODERNE
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Histoire-de-l-Armenie-2-3-du-Moyen.html
ARTICLE PUBLIE LE 24/04/2013
Par Tatiana Pignon
Funeral Stele, with cross decoration, red tuff, late 13th century, from
Arindji cemetery in Mount Ararat area, Armenia The Art Archive / Musee
du Louvre Paris / Gianni Dagli Orti / AFP Dernières actualites Jalal
Talabani, du militant au chef d'Etat - 05/02/13 Le Baas syrien face
a la mouvance islamique sunnite - 28/03/12 Les Alaouites et la crise
politique en Syrie - 07/03/12 Region historique, l'Armenie a connu
depuis ses origines nombre de bouleversements, concretises notamment
par le passage sous la domination d'empires divers dans l'Antiquite
ou les changements repetes de capitale chaque fois qu'elle parvenait
a se constituer en entite politique. Parmi ces bouleversements, la
conversion de l'Etat au christianisme au debut du Ve siècle n'est
pas le moindre : il participe de la formation, deja ancienne, d'une
identite armenienne forte, qui permet le maintien d'une existence
culturelle autochtone, a defaut d'independance politique - souvent
remise en cause ou soumise a conditions. L'histoire de l'Armenie
ne connaît pas de rupture forte entre l'Antiquite tardive et le
debut du Moyen Âge, sinon que deux cents ans après la conversion au
christianisme, la conquete arabe du VIIe siècle vient bouleverser
encore une fois l'equilibre politique du Moyen-Orient, et instaure
une longue ère de domination islamique sur la region, qui comprend
l'Armenie chretienne ; or, celle-ci, situee au carrefour entre les
Empires, est egalement frontalière et, de ce fait, sous l'influence
relative de l'Empire byzantin chretien. Comme toujours lieu
d'affrontement privilegie entre empires rivaux, terrain propice aux
conflits d'influence voire aux conflits armes, l'Armenie va vivre le
Moyen Âge a la frontière entre Byzance et l'Islam moyen-oriental. Mais
cette longue periode est aussi celle d'une restauration etatique
armenienne, concretisee d'abord par la dynastie bagratide puis par la
mise en place d'un royaume armenien en Cilicie alors que le territoire
"national" est divise en deux, royaume qui parvient a maintenir son
independance entre la fin du XIe et le XIVe siècle. Enfin, l'arrivee
des Mongols au XIIIe siècle, qui bouleverse le paysage geopolitique
du Moyen-Orient, apporte egalement des changements en Armenie : elle
passe alors d'une domination a une autre, et son territoire se voit
frequemment depece au gre des guerres de conquete que se livrent les
differents Empires. Mais la culture armenienne, porteuse d'une identite
bien particulière, survit a toutes ces peripeties pour former un long
heritage qui faconne encore aujourd'hui l'Armenie contemporaine.
L'Armenie medievale entre Byzance et l'islam Les conquetes arabes,
lancees a partir du milieu du VIIe siècle, parviennent rapidement en
Armenie, puisque celle-ci est envahie dès 645, devient tributaire
du califat medinois en 653 et reconnaît officiellement l'autorite
arabe en 661. Elle constitue alors une entite politique coherente,
jusque-la placee sous influence byzantine, et qui conserve malgre
la conquete arabe son organisation sociale et politique propre :
son autonomie religieuse, notamment, est preservee - conformement
a la pratique generale des premiers musulmans, qui permettaient aux
peuples conquis de conserver leur religion a condition qu'ils payent
un impôt specifique, la jizya - et elle est dirigee par un "ichkhan",
c'est-a-dire un "prince d'Armenie" issu de l'une ou l'autre des deux
familles qui dominent la vie politique armenienne depuis plusieurs
siècles, les Bagratouni et les Mamikonian.
À la fin du VIIe siècle toutefois, alors que le nouveau pouvoir
islamique commence a s'organiser en veritable empire, l'Armenie passe
sous administration directe du califat : un gouverneur arabe est
installe dans la ville de Dvin et la pression fiscale s'accentue
lourdement, rendant le califat arabe et ses agents largement
impopulaires auprès de la population. De ce fait, de nombreuses
revoltes eclatent en Armenie au cours du VIIIe siècle, et font l'objet
d'une repression sevère dont le point culminant apparaît en 772 avec la
bataille de Bagrevand : opposant les troupes califales aux Armeniens
menes par le nakharar [1] Artavazd Mamikonian, elle se solde par une
ecrasante victoire arabe et marque la fin du pouvoir politique de la
famille des Mamikonian.
Mais si la domination arabe est dès lors assuree en Armenie,
elle ne couvre pourtant pas l'integralite ni du territoire, ni de
la population armenienne. En effet, en raison de la politique de
deplacement de population instauree au VIe siècle par l'empereur
Maurice Ier (539-602), de nombreux Armeniens se trouvent sur le
territoire byzantin ; la plupart d'entre eux sont deplaces au milieu
du VIIe siècle dans une nouvelle circonscription byzantine qui prend
le nom de "thème des Armeniaques". L'Armenie demeure donc sujette a
ces deux influences antagonistes, celle de l'islam en Armenie arabe -
où sont crees des emirats arabes a partir du IXe siècle - et celle
de Byzance sur sa frontière occidentale, où se trouve une grande
partie de sa population. Culturellement plus proche de Byzance que
du califat abbasside, elle conserve toutefois, malgre la division
de son territoire en deux sphères d'influence, un tout sur le plan
identitaire - l'identite armenienne se cristallisant surtout a cette
epoque autour de la religion, qui permet de marquer la difference
a la fois par rapport au califat musulman et par rapport a l'Empire
byzantin dont l'Eglise armenienne s'est separee sur le plan dogmatique.
Les royaumes d'Armenie au Moyen Âge Avec l'instauration de
divers emirats a partir du IXe siècle, l'Armenie arabe connaît
une desorganisation politique importante, symptomatique de
l'affaiblissement du pouvoir central de Bagdad sur l'ensemble de
l'Empire abbasside au milieu du Moyen Âge. Cette desorganisation
est rapidement percue par les grandes familles armeniennes comme
une occasion de restaurer un pouvoir autochtone en Armenie : ils la
mettent a profit pour obtenir de plus en plus d'avantages politiques,
jusqu'a ce que le calife abbasside accorde en 862 a Achôt Ier le
titre de "prince des princes", position confirmee en 885 par sa
reconnaissance comme roi des Armeniens a la fois par le califat arabe
et par Byzance. Achôt Ier inaugure ainsi un siècle et demi d'autonomie
armenienne sous la dynastie bagratide [2], restauration monarchique
qui s'accompagne sous son règne d'un essor economique majeur ainsi que
d'une renaissance artistique favorisee par le roi a travers, notamment,
la restauration et la construction d'eglises. Achôt renforce egalement
l'affirmation de la specificite de l'Eglise armenienne, notamment
par rapport a l'orthodoxie byzantine.
Toutefois, le royaume reconstruit se trouve rapidement en butte a
l'hostilite d'une composante fondamentale de la societe armenienne,
les nakharark ou grandes familles, qui entendent conserver leur
pouvoir : celui-ci, d'ordre local, a ete encore renforce par les
frequentes divisions du territoire armenien, qui ont conduit a son
emiettement progressif en une multitude de potentats locaux. Malgre
le succès initial de la restauration monarchique - qui se poursuit
tout au long du Xe siècle -, le royaume finit donc par se trouver
mine de l'interieur, ce qui laisse aux Byzantins la possibilite de
reprendre le contrôle de la majeure partie de l'Armenie en 1045,
tandis que les Turcs seldjoukides menes par Alp Arslan s'emparent
d'Ani et de ses environs en 1064.
Suite a l'arrivee des Turcs, le centre de gravite de la civilisation
armenienne se rapproche de Byzance en se deplacant vers la Cilicie,
region situee au sud-est de l'Anatolie qui devient en 1080 le foyer
d'un nouvel Etat armenien sous l'egide de la dynastie roubenide. Ce
royaume armenien de Cilicie, qui revendique son independance vis-a-vis
de Byzance, fonctionne selon une organisation très inspiree du modèle
occidental (relaye en Orient par les Etats latins du Levant fondes
par les Croises a la fin du XIe siècle) et opère meme un relatif
rapprochement avec l'Eglise catholique - ce qui permet d'ailleurs au
dernier roubenide, Leon Ier, de se voir reconnaître le titre de "roi
des Armeniens" par le pape lui-meme en 1198. Après lui, la couronne
passe entre les mains d'une dynastie rivale, les Hethoumides, qui,
après l'invasion mongole du milieu du XIIIe siècle, rechercheront
activement une alliance avec ce nouveau pouvoir venu de l'Est. Mais
la question religieuse divise alors le royaume entre partisans et
opposants a l'union avec Rome, contribuant a affaiblir la dynastie au
pouvoir : après etre tombe entre les mains d'une famille francaise,
les Lusignan, en 1341, le royaume armenien de Cilicie finit par
disparaître complètement en 1375, lorsque les Mamelouks d'Egypte
profitent du bouleversement majeur apporte par l'invasion mongole
pour conquerir la region. Dès lors, seuls les catholicossats de
Sis et d'Etchmiadzin, en leur qualite de juridictions religieuses,
permettront a l'Armenie de conserver une autonomie très relative,
alors que les deux pouvoirs montants du XVe siècle - Ottomans et
Safavides - vont bientôt en faire a nouveau un territoire conteste
et dispute entre les empires qui l'entourent.
La Grande-Armenie, de l'invasion mongole au conflit entre Ottomans
et Safavides La Grande-Armenie demeure pendant tout le Moyen Âge un
territoire vassal de Byzance, voire officiellement rattache a l'Empire
byzantin qui la reorganise en de nouvelles circonscriptions. La
fin du royaume de Petite-Armenie, au tournant du XVe siècle, a
pour consequence de recreer un destin commun pour l'ensemble de ce
territoire armenien, qui ne constitue pas alors une entite coherente,
mais s'apparente plutôt a un agencement de localites aussi diverses
qu'elles sont nombreuses. Le sentiment national armenien se cristallise
alors plus que jamais autour de la religion, alors meme que s'organise
alors une communaute armenienne catholique uniate - c'est-a-dire unie a
Rome -, notamment representee par des ordres monastiques, et qui sera
instituee en tant qu'Eglise officielle par l'eveque armenien d'Alep,
Abraham Artzivisian, en 1740.
Si le sentiment national se cristallise autour de la religion
armenienne, c'est que l'idee d'une reconstruction etatique apparaît
alors comme parfaitement impossible. Elle l'est d'autant moins que dès
la fin du XVe siècle, l'Armenie redevient un champ de bataille dispute
entre deux grands empires dont elle constitue le carrefour : l'Empire
ottoman, a l'Ouest - particulièrement enclin a etendre son territoire
dans cette direction après la grande victoire sur l'Empire byzantin et
la chute de Constantinople en 1453 -, et l'Empire des Perses Safavides
sur sa frontière orientale. Les guerres a repetition que se livrent
Ottomans et Safavides pour la possession de l'Armenie entraînent
d'importants deplacements de population ainsi qu'une reconfiguration
globale de la societe armenienne : alors que la diaspora se developpe,
les pouvoir des grandes familles traditionnelles de nakharark est
mis a bas, et les portions de territoires redistribuees a des chefs
ottomans ou perses. Dans les grandes villes où sont deportes nombre
d'Armeniens - Constantinople et Ispahan surtout - se forment de
nouvelles communautes armeniennes, centrees sur la finance ou le
grand commerce international, et souvent prospères : on peut citer
celle de la Nouvelle-Djolfa en Iran, dont les membres, des marchands
armeniens appeles "khodjas", fondent en 1636 la première imprimerie de
Perse. À Constantinople egalement, la première imprimerie, etablie par
des Armeniens en 1567, se heurte a l'hostilite des oulemas ottomans
et doit fermer en 1569. La première Bible armenienne est quant a
elle imprimee a Amsterdam en 1666, symbole d'un renouveau culturel
permettant de conserver l'unite du sentiment national armenien a
travers la diaspora, et rendu possible par la reussite financière des
communautes armeniennes. Enfin, les Armeniens accèdent au sein de
l'Empire ottoman a une reconnaissance importante lorsque le sultan
Mehmet II le Conquerant (1432-1481) institue le système des millet,
"nations" confessionnelles beneficiant au sein de l'Empire d'un statut
specifique : a la tete du millet armenien est place le patriarche de
Constantinople, qui devient dès lors l'autorite supreme de l'Eglise
armenienne.
Voir egalement : Histoire de l'Armenie, 1/3 : des origines jusqu'a
la conquete arabe
Bibliographie
L'Armenie et Byzance, histoire et culture, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1996, 242 pages.
Jean V Catholicos d'Armenie, Histoire d'Armenie, traduction et notes
par Patricia Boisson-Chenorhokian, Leuven, Peeters, 2004, 453 pages.
Gerard Dedeyan (dir.), Histoire du peuple armenien, Toulouse, Privat,
2007, 991 pages.
Gerard J. Libaridian, L'Armenie moderne : histoire des hommes et de
la nation, Paris, Editions Karthala, 2008, 268 pages.
Claude Mutafian et Eric Van Lauwe, Atlas historique de l'Armenie,
Proche-Orient et Sud-Caucase, du VIIe siècle avant J.-C. au XXe siècle,
Editions Autrement, 2001, 144 pages.
[1] Un nakharar, mot qui signifie litteralement " premier-ne ",
est un titre de la noblesse armenienne antique et medievale ; les
familles de nakharar correspondent aux grandes familles armeniennes,
et cette structure sociale fondamentale reste en place en Armenie
jusqu'aux invasions mongoles du XIIIe siècle.
[2] Du nom de la famille des Bagratouni, a laquelle appartient Achôt.
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Histoire-de-l-Armenie-2-3-du-Moyen.html
ARTICLE PUBLIE LE 24/04/2013
Par Tatiana Pignon
Funeral Stele, with cross decoration, red tuff, late 13th century, from
Arindji cemetery in Mount Ararat area, Armenia The Art Archive / Musee
du Louvre Paris / Gianni Dagli Orti / AFP Dernières actualites Jalal
Talabani, du militant au chef d'Etat - 05/02/13 Le Baas syrien face
a la mouvance islamique sunnite - 28/03/12 Les Alaouites et la crise
politique en Syrie - 07/03/12 Region historique, l'Armenie a connu
depuis ses origines nombre de bouleversements, concretises notamment
par le passage sous la domination d'empires divers dans l'Antiquite
ou les changements repetes de capitale chaque fois qu'elle parvenait
a se constituer en entite politique. Parmi ces bouleversements, la
conversion de l'Etat au christianisme au debut du Ve siècle n'est
pas le moindre : il participe de la formation, deja ancienne, d'une
identite armenienne forte, qui permet le maintien d'une existence
culturelle autochtone, a defaut d'independance politique - souvent
remise en cause ou soumise a conditions. L'histoire de l'Armenie
ne connaît pas de rupture forte entre l'Antiquite tardive et le
debut du Moyen Âge, sinon que deux cents ans après la conversion au
christianisme, la conquete arabe du VIIe siècle vient bouleverser
encore une fois l'equilibre politique du Moyen-Orient, et instaure
une longue ère de domination islamique sur la region, qui comprend
l'Armenie chretienne ; or, celle-ci, situee au carrefour entre les
Empires, est egalement frontalière et, de ce fait, sous l'influence
relative de l'Empire byzantin chretien. Comme toujours lieu
d'affrontement privilegie entre empires rivaux, terrain propice aux
conflits d'influence voire aux conflits armes, l'Armenie va vivre le
Moyen Âge a la frontière entre Byzance et l'Islam moyen-oriental. Mais
cette longue periode est aussi celle d'une restauration etatique
armenienne, concretisee d'abord par la dynastie bagratide puis par la
mise en place d'un royaume armenien en Cilicie alors que le territoire
"national" est divise en deux, royaume qui parvient a maintenir son
independance entre la fin du XIe et le XIVe siècle. Enfin, l'arrivee
des Mongols au XIIIe siècle, qui bouleverse le paysage geopolitique
du Moyen-Orient, apporte egalement des changements en Armenie : elle
passe alors d'une domination a une autre, et son territoire se voit
frequemment depece au gre des guerres de conquete que se livrent les
differents Empires. Mais la culture armenienne, porteuse d'une identite
bien particulière, survit a toutes ces peripeties pour former un long
heritage qui faconne encore aujourd'hui l'Armenie contemporaine.
L'Armenie medievale entre Byzance et l'islam Les conquetes arabes,
lancees a partir du milieu du VIIe siècle, parviennent rapidement en
Armenie, puisque celle-ci est envahie dès 645, devient tributaire
du califat medinois en 653 et reconnaît officiellement l'autorite
arabe en 661. Elle constitue alors une entite politique coherente,
jusque-la placee sous influence byzantine, et qui conserve malgre
la conquete arabe son organisation sociale et politique propre :
son autonomie religieuse, notamment, est preservee - conformement
a la pratique generale des premiers musulmans, qui permettaient aux
peuples conquis de conserver leur religion a condition qu'ils payent
un impôt specifique, la jizya - et elle est dirigee par un "ichkhan",
c'est-a-dire un "prince d'Armenie" issu de l'une ou l'autre des deux
familles qui dominent la vie politique armenienne depuis plusieurs
siècles, les Bagratouni et les Mamikonian.
À la fin du VIIe siècle toutefois, alors que le nouveau pouvoir
islamique commence a s'organiser en veritable empire, l'Armenie passe
sous administration directe du califat : un gouverneur arabe est
installe dans la ville de Dvin et la pression fiscale s'accentue
lourdement, rendant le califat arabe et ses agents largement
impopulaires auprès de la population. De ce fait, de nombreuses
revoltes eclatent en Armenie au cours du VIIIe siècle, et font l'objet
d'une repression sevère dont le point culminant apparaît en 772 avec la
bataille de Bagrevand : opposant les troupes califales aux Armeniens
menes par le nakharar [1] Artavazd Mamikonian, elle se solde par une
ecrasante victoire arabe et marque la fin du pouvoir politique de la
famille des Mamikonian.
Mais si la domination arabe est dès lors assuree en Armenie,
elle ne couvre pourtant pas l'integralite ni du territoire, ni de
la population armenienne. En effet, en raison de la politique de
deplacement de population instauree au VIe siècle par l'empereur
Maurice Ier (539-602), de nombreux Armeniens se trouvent sur le
territoire byzantin ; la plupart d'entre eux sont deplaces au milieu
du VIIe siècle dans une nouvelle circonscription byzantine qui prend
le nom de "thème des Armeniaques". L'Armenie demeure donc sujette a
ces deux influences antagonistes, celle de l'islam en Armenie arabe -
où sont crees des emirats arabes a partir du IXe siècle - et celle
de Byzance sur sa frontière occidentale, où se trouve une grande
partie de sa population. Culturellement plus proche de Byzance que
du califat abbasside, elle conserve toutefois, malgre la division
de son territoire en deux sphères d'influence, un tout sur le plan
identitaire - l'identite armenienne se cristallisant surtout a cette
epoque autour de la religion, qui permet de marquer la difference
a la fois par rapport au califat musulman et par rapport a l'Empire
byzantin dont l'Eglise armenienne s'est separee sur le plan dogmatique.
Les royaumes d'Armenie au Moyen Âge Avec l'instauration de
divers emirats a partir du IXe siècle, l'Armenie arabe connaît
une desorganisation politique importante, symptomatique de
l'affaiblissement du pouvoir central de Bagdad sur l'ensemble de
l'Empire abbasside au milieu du Moyen Âge. Cette desorganisation
est rapidement percue par les grandes familles armeniennes comme
une occasion de restaurer un pouvoir autochtone en Armenie : ils la
mettent a profit pour obtenir de plus en plus d'avantages politiques,
jusqu'a ce que le calife abbasside accorde en 862 a Achôt Ier le
titre de "prince des princes", position confirmee en 885 par sa
reconnaissance comme roi des Armeniens a la fois par le califat arabe
et par Byzance. Achôt Ier inaugure ainsi un siècle et demi d'autonomie
armenienne sous la dynastie bagratide [2], restauration monarchique
qui s'accompagne sous son règne d'un essor economique majeur ainsi que
d'une renaissance artistique favorisee par le roi a travers, notamment,
la restauration et la construction d'eglises. Achôt renforce egalement
l'affirmation de la specificite de l'Eglise armenienne, notamment
par rapport a l'orthodoxie byzantine.
Toutefois, le royaume reconstruit se trouve rapidement en butte a
l'hostilite d'une composante fondamentale de la societe armenienne,
les nakharark ou grandes familles, qui entendent conserver leur
pouvoir : celui-ci, d'ordre local, a ete encore renforce par les
frequentes divisions du territoire armenien, qui ont conduit a son
emiettement progressif en une multitude de potentats locaux. Malgre
le succès initial de la restauration monarchique - qui se poursuit
tout au long du Xe siècle -, le royaume finit donc par se trouver
mine de l'interieur, ce qui laisse aux Byzantins la possibilite de
reprendre le contrôle de la majeure partie de l'Armenie en 1045,
tandis que les Turcs seldjoukides menes par Alp Arslan s'emparent
d'Ani et de ses environs en 1064.
Suite a l'arrivee des Turcs, le centre de gravite de la civilisation
armenienne se rapproche de Byzance en se deplacant vers la Cilicie,
region situee au sud-est de l'Anatolie qui devient en 1080 le foyer
d'un nouvel Etat armenien sous l'egide de la dynastie roubenide. Ce
royaume armenien de Cilicie, qui revendique son independance vis-a-vis
de Byzance, fonctionne selon une organisation très inspiree du modèle
occidental (relaye en Orient par les Etats latins du Levant fondes
par les Croises a la fin du XIe siècle) et opère meme un relatif
rapprochement avec l'Eglise catholique - ce qui permet d'ailleurs au
dernier roubenide, Leon Ier, de se voir reconnaître le titre de "roi
des Armeniens" par le pape lui-meme en 1198. Après lui, la couronne
passe entre les mains d'une dynastie rivale, les Hethoumides, qui,
après l'invasion mongole du milieu du XIIIe siècle, rechercheront
activement une alliance avec ce nouveau pouvoir venu de l'Est. Mais
la question religieuse divise alors le royaume entre partisans et
opposants a l'union avec Rome, contribuant a affaiblir la dynastie au
pouvoir : après etre tombe entre les mains d'une famille francaise,
les Lusignan, en 1341, le royaume armenien de Cilicie finit par
disparaître complètement en 1375, lorsque les Mamelouks d'Egypte
profitent du bouleversement majeur apporte par l'invasion mongole
pour conquerir la region. Dès lors, seuls les catholicossats de
Sis et d'Etchmiadzin, en leur qualite de juridictions religieuses,
permettront a l'Armenie de conserver une autonomie très relative,
alors que les deux pouvoirs montants du XVe siècle - Ottomans et
Safavides - vont bientôt en faire a nouveau un territoire conteste
et dispute entre les empires qui l'entourent.
La Grande-Armenie, de l'invasion mongole au conflit entre Ottomans
et Safavides La Grande-Armenie demeure pendant tout le Moyen Âge un
territoire vassal de Byzance, voire officiellement rattache a l'Empire
byzantin qui la reorganise en de nouvelles circonscriptions. La
fin du royaume de Petite-Armenie, au tournant du XVe siècle, a
pour consequence de recreer un destin commun pour l'ensemble de ce
territoire armenien, qui ne constitue pas alors une entite coherente,
mais s'apparente plutôt a un agencement de localites aussi diverses
qu'elles sont nombreuses. Le sentiment national armenien se cristallise
alors plus que jamais autour de la religion, alors meme que s'organise
alors une communaute armenienne catholique uniate - c'est-a-dire unie a
Rome -, notamment representee par des ordres monastiques, et qui sera
instituee en tant qu'Eglise officielle par l'eveque armenien d'Alep,
Abraham Artzivisian, en 1740.
Si le sentiment national se cristallise autour de la religion
armenienne, c'est que l'idee d'une reconstruction etatique apparaît
alors comme parfaitement impossible. Elle l'est d'autant moins que dès
la fin du XVe siècle, l'Armenie redevient un champ de bataille dispute
entre deux grands empires dont elle constitue le carrefour : l'Empire
ottoman, a l'Ouest - particulièrement enclin a etendre son territoire
dans cette direction après la grande victoire sur l'Empire byzantin et
la chute de Constantinople en 1453 -, et l'Empire des Perses Safavides
sur sa frontière orientale. Les guerres a repetition que se livrent
Ottomans et Safavides pour la possession de l'Armenie entraînent
d'importants deplacements de population ainsi qu'une reconfiguration
globale de la societe armenienne : alors que la diaspora se developpe,
les pouvoir des grandes familles traditionnelles de nakharark est
mis a bas, et les portions de territoires redistribuees a des chefs
ottomans ou perses. Dans les grandes villes où sont deportes nombre
d'Armeniens - Constantinople et Ispahan surtout - se forment de
nouvelles communautes armeniennes, centrees sur la finance ou le
grand commerce international, et souvent prospères : on peut citer
celle de la Nouvelle-Djolfa en Iran, dont les membres, des marchands
armeniens appeles "khodjas", fondent en 1636 la première imprimerie de
Perse. À Constantinople egalement, la première imprimerie, etablie par
des Armeniens en 1567, se heurte a l'hostilite des oulemas ottomans
et doit fermer en 1569. La première Bible armenienne est quant a
elle imprimee a Amsterdam en 1666, symbole d'un renouveau culturel
permettant de conserver l'unite du sentiment national armenien a
travers la diaspora, et rendu possible par la reussite financière des
communautes armeniennes. Enfin, les Armeniens accèdent au sein de
l'Empire ottoman a une reconnaissance importante lorsque le sultan
Mehmet II le Conquerant (1432-1481) institue le système des millet,
"nations" confessionnelles beneficiant au sein de l'Empire d'un statut
specifique : a la tete du millet armenien est place le patriarche de
Constantinople, qui devient dès lors l'autorite supreme de l'Eglise
armenienne.
Voir egalement : Histoire de l'Armenie, 1/3 : des origines jusqu'a
la conquete arabe
Bibliographie
L'Armenie et Byzance, histoire et culture, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1996, 242 pages.
Jean V Catholicos d'Armenie, Histoire d'Armenie, traduction et notes
par Patricia Boisson-Chenorhokian, Leuven, Peeters, 2004, 453 pages.
Gerard Dedeyan (dir.), Histoire du peuple armenien, Toulouse, Privat,
2007, 991 pages.
Gerard J. Libaridian, L'Armenie moderne : histoire des hommes et de
la nation, Paris, Editions Karthala, 2008, 268 pages.
Claude Mutafian et Eric Van Lauwe, Atlas historique de l'Armenie,
Proche-Orient et Sud-Caucase, du VIIe siècle avant J.-C. au XXe siècle,
Editions Autrement, 2001, 144 pages.
[1] Un nakharar, mot qui signifie litteralement " premier-ne ",
est un titre de la noblesse armenienne antique et medievale ; les
familles de nakharar correspondent aux grandes familles armeniennes,
et cette structure sociale fondamentale reste en place en Armenie
jusqu'aux invasions mongoles du XIIIe siècle.
[2] Du nom de la famille des Bagratouni, a laquelle appartient Achôt.