Le Vif , Belgique
22 mai 2013
Edouard Jakhian, un grand vivant
Marie-Cecile Royen
mercredi 22 mai 2013 à 12h44
Edouard Jakhian, btonnier de Bruxelles, est décédé ce mardi 21 mai.
Une silhouette déliée de jeune homme, un verbe de feu. Me Edouard
Jakhian ne ressemblait à personne. Quand il prenait la parole à une
tribune, un fleuve de mots ardents et profonds se déversait sur
l'auditoire, très loin de ce qu'il appelait "la pensée convenue" et
qu'il abhorrait.
Né en Belgique en 1935, pur Bruxellois, ne sachant pas où se
trouvaient ses racines dans l'ancien Empire ottoman - un blessure
toujours vive, la marque d'un "génocide réussi" selon lui-, il
transportait dans toute sa personne son arménitude. La magnificence de
son expression et l'architecture élégante et forte de sa pensée
évoquaient ces architectes arméniens de génie qui ont parsemé de leurs
édifices la Turquie actuelle. Lui-même avait `uvré fortement à la tête
du Comité des Arméniens de Belgique pour que l'Eglise apostolique
arménienne dispose d'un beau lieu de culte, rue Kindermans, à
Bruxelles.
Ne pas connaître ses ancêtres, pour quelqu'un qui avait tant de choses
à transmettre à ses enfants et petits-enfants, devait être un
supplice. Il était l'héritier d'une culture plus de deux fois
millénaire. Pourtant, il n'a jamais été gagné par l'amertume. La
colère, le chagrin et l'indignation, ça, oui. Mais il disait que les
enfants de bourreaux ne devaient pas souffrir du fait des enfants de
victimes. S'il se battait pour la reconnaissance du génocide des
Arméniens et la pénalisation de la négation de celui-ci, il savait
prendre de la hauteur et ouvrir son coeur. Son rêve, son rêve secret,
aurait été de retrouver, pour leur rendre hommage, ces Justes de
Turquie qui ont aidé à sauver des vies arméniennes quand la barbarie
s'abattait sur elles: plus d'un million de personnes massacrées ou
déportées vers le désert de Syrie entre 1915 et 1917. Il était
infiniment touché quand 30 000 Turcs se manifestèrent pour réclamer la
reconnaissance par la Turquie actuelle de la "grande Catastrophe",
après l'assassinat du journaliste turc arménien Hrant Dink par un
nationaliste turc, en 2007. Il distribuait à ses amis L'appel au
pardon de Gengiz Aktar (CNRS). Avec les barreaux de Bruxelles et de
Paris, il avait porté devant la Cour européenne des droits de l'homme
- et obtenu une condamnation- l'étrange léthargie de l'enquête turque
sur l'assassinat de Hrant Dink. Il ne s'arrêtait jamais et ne limitait
pas ses efforts à la seule cause arménienne. Il était le frère de
celle des Juifs et des Tutsis.
Cet homme extraordinaire avait, bien sûr, plusieurs vies sociales, en
plus d'avoir été btonnier au barreau de Bruxelles et plaidé dans des
affaires retentissantes comme le procès Agusta-Dassault. Il avait
présidé la Fondation Bernheim. Décidé à rapprocher la justice du
citoyen après l'affaire Dutroux, il avait, avec d'autres, suscité la
création de l'Institut d'études sur la justice. Après quelques années
de colloques de haut vol, l'IEJ a donné naissance au site
Justice-en-ligne qui a trouvé un public avide d'informations sur la
justice.
A la Fondation Bernheim, Edouard Jakhian a également impulsé une
recherche scientifique sur un sujet rare: le courage. Sa conclusion
était que le courage, dont la conception varie au fil du temps, est
stimulé par l'exemple. Il aurait voulu qu'un prix soit décerné afin de
l'encourager concrètement. Homme indépendant, il était également très
préoccupé par la vie publique belge et la politisation effrénée de ses
institutions. Sous son impulsion, la Fondation Bernheim y a consacré
une recherche scientifique décapante et terriblement décevante pour
notre pays. Finalement, Me Jakhian admirait les Etats-Unis et la
Suisse, parce que ces deux pays s'efforcent de se laisser guider par
des valeurs: liberté, justice, excellence.
Son intransigeance morale était le contraire d'une pénitence. C'était
un homme gai, débordant d'anecdotes, aimant le cinéma, les beaux
livres (Proust, La mandoline du capitaine Corelli, de Louis de
Bernières, qui résumait si bien son tropisme oriental), les personnes,
les dames blanches... Une présence.
http://www.levif.be/info/actualite/belgique/edouard-jakhian-un-grand-vivant/article-4000309217471.htm
22 mai 2013
Edouard Jakhian, un grand vivant
Marie-Cecile Royen
mercredi 22 mai 2013 à 12h44
Edouard Jakhian, btonnier de Bruxelles, est décédé ce mardi 21 mai.
Une silhouette déliée de jeune homme, un verbe de feu. Me Edouard
Jakhian ne ressemblait à personne. Quand il prenait la parole à une
tribune, un fleuve de mots ardents et profonds se déversait sur
l'auditoire, très loin de ce qu'il appelait "la pensée convenue" et
qu'il abhorrait.
Né en Belgique en 1935, pur Bruxellois, ne sachant pas où se
trouvaient ses racines dans l'ancien Empire ottoman - un blessure
toujours vive, la marque d'un "génocide réussi" selon lui-, il
transportait dans toute sa personne son arménitude. La magnificence de
son expression et l'architecture élégante et forte de sa pensée
évoquaient ces architectes arméniens de génie qui ont parsemé de leurs
édifices la Turquie actuelle. Lui-même avait `uvré fortement à la tête
du Comité des Arméniens de Belgique pour que l'Eglise apostolique
arménienne dispose d'un beau lieu de culte, rue Kindermans, à
Bruxelles.
Ne pas connaître ses ancêtres, pour quelqu'un qui avait tant de choses
à transmettre à ses enfants et petits-enfants, devait être un
supplice. Il était l'héritier d'une culture plus de deux fois
millénaire. Pourtant, il n'a jamais été gagné par l'amertume. La
colère, le chagrin et l'indignation, ça, oui. Mais il disait que les
enfants de bourreaux ne devaient pas souffrir du fait des enfants de
victimes. S'il se battait pour la reconnaissance du génocide des
Arméniens et la pénalisation de la négation de celui-ci, il savait
prendre de la hauteur et ouvrir son coeur. Son rêve, son rêve secret,
aurait été de retrouver, pour leur rendre hommage, ces Justes de
Turquie qui ont aidé à sauver des vies arméniennes quand la barbarie
s'abattait sur elles: plus d'un million de personnes massacrées ou
déportées vers le désert de Syrie entre 1915 et 1917. Il était
infiniment touché quand 30 000 Turcs se manifestèrent pour réclamer la
reconnaissance par la Turquie actuelle de la "grande Catastrophe",
après l'assassinat du journaliste turc arménien Hrant Dink par un
nationaliste turc, en 2007. Il distribuait à ses amis L'appel au
pardon de Gengiz Aktar (CNRS). Avec les barreaux de Bruxelles et de
Paris, il avait porté devant la Cour européenne des droits de l'homme
- et obtenu une condamnation- l'étrange léthargie de l'enquête turque
sur l'assassinat de Hrant Dink. Il ne s'arrêtait jamais et ne limitait
pas ses efforts à la seule cause arménienne. Il était le frère de
celle des Juifs et des Tutsis.
Cet homme extraordinaire avait, bien sûr, plusieurs vies sociales, en
plus d'avoir été btonnier au barreau de Bruxelles et plaidé dans des
affaires retentissantes comme le procès Agusta-Dassault. Il avait
présidé la Fondation Bernheim. Décidé à rapprocher la justice du
citoyen après l'affaire Dutroux, il avait, avec d'autres, suscité la
création de l'Institut d'études sur la justice. Après quelques années
de colloques de haut vol, l'IEJ a donné naissance au site
Justice-en-ligne qui a trouvé un public avide d'informations sur la
justice.
A la Fondation Bernheim, Edouard Jakhian a également impulsé une
recherche scientifique sur un sujet rare: le courage. Sa conclusion
était que le courage, dont la conception varie au fil du temps, est
stimulé par l'exemple. Il aurait voulu qu'un prix soit décerné afin de
l'encourager concrètement. Homme indépendant, il était également très
préoccupé par la vie publique belge et la politisation effrénée de ses
institutions. Sous son impulsion, la Fondation Bernheim y a consacré
une recherche scientifique décapante et terriblement décevante pour
notre pays. Finalement, Me Jakhian admirait les Etats-Unis et la
Suisse, parce que ces deux pays s'efforcent de se laisser guider par
des valeurs: liberté, justice, excellence.
Son intransigeance morale était le contraire d'une pénitence. C'était
un homme gai, débordant d'anecdotes, aimant le cinéma, les beaux
livres (Proust, La mandoline du capitaine Corelli, de Louis de
Bernières, qui résumait si bien son tropisme oriental), les personnes,
les dames blanches... Une présence.
http://www.levif.be/info/actualite/belgique/edouard-jakhian-un-grand-vivant/article-4000309217471.htm