Nonfiction.fr- France
23 mai 2013
La Turquie et le fantôme arménien : autopsie d'une névrose nationale
[jeudi 23 mai 2013 - 09:00]
Résumé : Laure Marchand et Guillaume Perrier démontrent de manière
convaincante comment la présence arménienne continue de hanter la
société turque.
Depuis une vingtaine d'années, la question du génocide arménien
défraie régulièrement la chronique. Ce regain d'intérêt trouve sa
source dans la lancinante candidature de la Turquie à l'Union
européenne ainsi que dans les reconnaissances politiques dont ce
génocide a fait l'objet de la part de plusieurs Parlements
occidentaux.
En dépit de cette publicité cependant, ou peut-être précisément à
cause du soupçon d'instrumentalisation de la question arménienne
contre l'adhésion de la Turquie, aucun ouvrage ne s'était jusqu'alors
attelé à la tche pourtant indispensable d'illustrer toute la
prégnance et toute l'actualité d'évènements vieux de presque cent ans
au sein de la Turquie "moderne".
A cet égard, La Turquie et le fantôme arménien, essai servi par la
sobre qualité des éditions Actes Sud, constitue une remarquable
réussite. En quelques 218 pages, Laure Marchand et Guillaume Perrier
démontrent de manière convaincante comment la présence arménienne
continue de hanter la société turque que ce soit en négatif, dans
l'élusion du discours et la destruction des mémoires, du patrimoine et
des identités, ou en positif à travers la résurrection des
crypto-Arméniens, des convertis ou de Turcs découvrant leur ascendance
avec des sentiments partagés.
Mais, à travers une écriture trahissant tout autant la rigueur
journalistique qu'elle témoigne d'une sensibilité empathique, le
lecteur découvre aussi le fil sanglant qui, de la sale de guerre
contre les Kurdes en passant par les assassinats politiques des années
de plomb, constituent la trame de violence d'impunité prenant
naissance dans le génocide des Arméniens et corsetant la société
turque depuis 1915.
Il faut dire que les auteurs sont aux premières loges. Respectivement
correspondants du Figaro et du Monde en Turquie depuis 2004, Laure
Marchand et Guillaume Perrier ont côtoyé les plus hauts responsables
du gouvernement islamiste de l'AKP, au pouvoir depuis 2002, tout
autant qu'ils ont sillonné le pays et les différentes strates de sa
population, des palaces de la Corne d'or aux confins désolés de
l'ancienne Arménie occidentale, désormais engloutie.
Comme les auteurs l'indiquent en introduction, La Turquie et le
fantôme arménien n'est pas `uvre d'historien et ne prétend pas l'être.
Son objet n'est pas le crime passé mais le crime présent : celui par
lequel, depuis 1915, un Etat détruit férocement toute expression
d'altérité par rapport à une "turcité" fantasmée qui se réduirait à
une adhésion sans faille aux valeurs kémalistes de "race" et de
"patrie", et à une pratique ostensible de l'Islam sunnite. Comme le
rappelle la préface de l'historien Taner Akçam, c'est au sein de cette
matrice idéologique exclusive que ce sont façonnées l'identité et la
société turque, leur "gauche", leur "droite" et les débats qui les ont
agités. Une nation qui s'est en fait construite à côté d'un non-dit,
d'un "trou noir" dont le rappel constitue au mieux un motif de gêne,
au pire une source d'irritation même pour les plus "progressistes" des
Turcs. En conséquence, ce rappel de l'existence préalable des
Arméniens et du Génocide relève d'un exercice cathartique que beaucoup
ne peuvent supporter. Parce que, comme l'écrit Taner Akçam, "notre
existence est fondée sur leur absence ou leur disparition".
A cet égard, La Turquie et le fantôme arménien brille par son
honnêteté intellectuelle. Celle, par exemple par laquelle les auteurs
reconnaissent que les "démocrates" turcs sont scindés en deux groupes
: celui issu de la gauche radicale, qui porte depuis longtemps et avec
sincérité la revendication de reconnaissance du génocide, et qui reste
durement réprimé par les gouvernements successifs. Et celui qui
gravite dans les coulisses du pouvoir et qui a enfourché avec
opportunisme cette revendication pour trouver une solution qui
satisfasse aux intérêts nationaux de la Turquie. Mais cette honnêteté
intellectuelle passe également par l'évocation des "Justes" turcs -
ces hauts fonctionnaires et ces simples sujets ottomans qui, en 1915,
firent de leur mieux pour désobéir aux ordres de déportation et sauver
des Arméniens - une évocation qui dérange aujourd'hui les Turcs
nationalistes mais aussi nombre d'Arméniens pensant que leur
réhabilitation pourrait être utilisée par la Turquie pour s'exonérer
de ses crimes.
On pourra s'étonner qu'un tel ouvrage n'ait finalement pas été écrit
par celles et ceux qui ont jusqu'alors dénoncé avec le plus de
constance et de pertinence la violence physique et surtout la violence
symbolique de la Turquie, à savoir les Arméniens de diaspora
eux-mêmes. Cependant, le paradoxe n'est qu'apparent dans la mesure où
l'un des effets les plus pervers et les plus destructeurs du fait
génocidaire reste l'impossibilité faite aux descendants des victimes
d'articuler l'horreur du déni dans laquelle ils se débattent. Le
constat n'est pas nouveau. En 1929 déjà, Armen Lubin - alias Chahan
Chahnour - écrivait dans La retraite sans fanfare que désormais, après
la catastrophe, l'Arménien serait "stérile, sans descendance ; sans
fruit" et donc, d'abord et avant tout, privé du Verbe.
A cet égard, on peut espérer que La Turquie et le fantôme arménien
participe d'une véritable maïeutique qui permettra tout autant aux
descendants des victimes de rétablir la légitimité de leur parole - à
leurs propres yeux comme à ceux des autres - et aux enfants des
bourreaux d'examiner sans complaisance leur passé. Afin que la parole
recouvrée des uns et le regard dévoilé des autres triomphent d'un déni
mortifère. Et afin aussi que la communauté internationale prenne
véritablement la mesure d'un problème politique qui, n'en déplaise à
certains historiens dogmatiques, est bien loin de se réduire à une
question de liberté d'opinion sur un évènement historique passé
Laurent LEYLEKIAN
http://www.nonfiction.fr/article-6542-la_turquie_et_le_fantome_armenien__autopsie_dune_n evrose_nationale.htm
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
23 mai 2013
La Turquie et le fantôme arménien : autopsie d'une névrose nationale
[jeudi 23 mai 2013 - 09:00]
Résumé : Laure Marchand et Guillaume Perrier démontrent de manière
convaincante comment la présence arménienne continue de hanter la
société turque.
Depuis une vingtaine d'années, la question du génocide arménien
défraie régulièrement la chronique. Ce regain d'intérêt trouve sa
source dans la lancinante candidature de la Turquie à l'Union
européenne ainsi que dans les reconnaissances politiques dont ce
génocide a fait l'objet de la part de plusieurs Parlements
occidentaux.
En dépit de cette publicité cependant, ou peut-être précisément à
cause du soupçon d'instrumentalisation de la question arménienne
contre l'adhésion de la Turquie, aucun ouvrage ne s'était jusqu'alors
attelé à la tche pourtant indispensable d'illustrer toute la
prégnance et toute l'actualité d'évènements vieux de presque cent ans
au sein de la Turquie "moderne".
A cet égard, La Turquie et le fantôme arménien, essai servi par la
sobre qualité des éditions Actes Sud, constitue une remarquable
réussite. En quelques 218 pages, Laure Marchand et Guillaume Perrier
démontrent de manière convaincante comment la présence arménienne
continue de hanter la société turque que ce soit en négatif, dans
l'élusion du discours et la destruction des mémoires, du patrimoine et
des identités, ou en positif à travers la résurrection des
crypto-Arméniens, des convertis ou de Turcs découvrant leur ascendance
avec des sentiments partagés.
Mais, à travers une écriture trahissant tout autant la rigueur
journalistique qu'elle témoigne d'une sensibilité empathique, le
lecteur découvre aussi le fil sanglant qui, de la sale de guerre
contre les Kurdes en passant par les assassinats politiques des années
de plomb, constituent la trame de violence d'impunité prenant
naissance dans le génocide des Arméniens et corsetant la société
turque depuis 1915.
Il faut dire que les auteurs sont aux premières loges. Respectivement
correspondants du Figaro et du Monde en Turquie depuis 2004, Laure
Marchand et Guillaume Perrier ont côtoyé les plus hauts responsables
du gouvernement islamiste de l'AKP, au pouvoir depuis 2002, tout
autant qu'ils ont sillonné le pays et les différentes strates de sa
population, des palaces de la Corne d'or aux confins désolés de
l'ancienne Arménie occidentale, désormais engloutie.
Comme les auteurs l'indiquent en introduction, La Turquie et le
fantôme arménien n'est pas `uvre d'historien et ne prétend pas l'être.
Son objet n'est pas le crime passé mais le crime présent : celui par
lequel, depuis 1915, un Etat détruit férocement toute expression
d'altérité par rapport à une "turcité" fantasmée qui se réduirait à
une adhésion sans faille aux valeurs kémalistes de "race" et de
"patrie", et à une pratique ostensible de l'Islam sunnite. Comme le
rappelle la préface de l'historien Taner Akçam, c'est au sein de cette
matrice idéologique exclusive que ce sont façonnées l'identité et la
société turque, leur "gauche", leur "droite" et les débats qui les ont
agités. Une nation qui s'est en fait construite à côté d'un non-dit,
d'un "trou noir" dont le rappel constitue au mieux un motif de gêne,
au pire une source d'irritation même pour les plus "progressistes" des
Turcs. En conséquence, ce rappel de l'existence préalable des
Arméniens et du Génocide relève d'un exercice cathartique que beaucoup
ne peuvent supporter. Parce que, comme l'écrit Taner Akçam, "notre
existence est fondée sur leur absence ou leur disparition".
A cet égard, La Turquie et le fantôme arménien brille par son
honnêteté intellectuelle. Celle, par exemple par laquelle les auteurs
reconnaissent que les "démocrates" turcs sont scindés en deux groupes
: celui issu de la gauche radicale, qui porte depuis longtemps et avec
sincérité la revendication de reconnaissance du génocide, et qui reste
durement réprimé par les gouvernements successifs. Et celui qui
gravite dans les coulisses du pouvoir et qui a enfourché avec
opportunisme cette revendication pour trouver une solution qui
satisfasse aux intérêts nationaux de la Turquie. Mais cette honnêteté
intellectuelle passe également par l'évocation des "Justes" turcs -
ces hauts fonctionnaires et ces simples sujets ottomans qui, en 1915,
firent de leur mieux pour désobéir aux ordres de déportation et sauver
des Arméniens - une évocation qui dérange aujourd'hui les Turcs
nationalistes mais aussi nombre d'Arméniens pensant que leur
réhabilitation pourrait être utilisée par la Turquie pour s'exonérer
de ses crimes.
On pourra s'étonner qu'un tel ouvrage n'ait finalement pas été écrit
par celles et ceux qui ont jusqu'alors dénoncé avec le plus de
constance et de pertinence la violence physique et surtout la violence
symbolique de la Turquie, à savoir les Arméniens de diaspora
eux-mêmes. Cependant, le paradoxe n'est qu'apparent dans la mesure où
l'un des effets les plus pervers et les plus destructeurs du fait
génocidaire reste l'impossibilité faite aux descendants des victimes
d'articuler l'horreur du déni dans laquelle ils se débattent. Le
constat n'est pas nouveau. En 1929 déjà, Armen Lubin - alias Chahan
Chahnour - écrivait dans La retraite sans fanfare que désormais, après
la catastrophe, l'Arménien serait "stérile, sans descendance ; sans
fruit" et donc, d'abord et avant tout, privé du Verbe.
A cet égard, on peut espérer que La Turquie et le fantôme arménien
participe d'une véritable maïeutique qui permettra tout autant aux
descendants des victimes de rétablir la légitimité de leur parole - à
leurs propres yeux comme à ceux des autres - et aux enfants des
bourreaux d'examiner sans complaisance leur passé. Afin que la parole
recouvrée des uns et le regard dévoilé des autres triomphent d'un déni
mortifère. Et afin aussi que la communauté internationale prenne
véritablement la mesure d'un problème politique qui, n'en déplaise à
certains historiens dogmatiques, est bien loin de se réduire à une
question de liberté d'opinion sur un évènement historique passé
Laurent LEYLEKIAN
http://www.nonfiction.fr/article-6542-la_turquie_et_le_fantome_armenien__autopsie_dune_n evrose_nationale.htm
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress