LES VERITABLES HEROS DE LA TURQUIE DE 1915
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=75597
Publie le : 17-09-2013
Info Collectif VAN -www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais
de Raffi Bedrosyan, publie sur le site The Armenian Weekly, mise en
ligne sur le site Armenian Trends - Mes Armenies le 15 septembre 2013.
Armenian Trends - Mes Armenies
dimanche 15 septembre 2013
Legende photo : Celal Bey (1863-1926), vali de Konya et d'Alep -
Faik Ali Bey (Ozansoy) (1876-1950), mutassarif de Kutahya - Huseyin
Nesimi Bey, maire de Lice (1868-1915)
Les veritables heros de la Turquie de 1915
par Raffi Bedrosyan
The Armenian Weekly, 29.07.2013
L'Allemagne a decide de baptiser plusieurs quartiers, rues, immeubles
et ecoles publiques a Berlin et dans d'autres villes allemandes du
nom d'Adolf Hitler et autres " heros " nazis.
Si l'enonce qui precède etait vrai, quelle serait votre reaction ? A
votre avis, comment reagiraient les Allemands ? A votre avis, comment
reagiraient les Juifs vivant encore en Allemagne ? Je suppose que
vous-meme, les Allemands et les Juifs jugeriez tout cela impensable,
choquant et inacceptable.
Et pourtant tout cela est vrai en Turquie, où il est acceptable de
baptiser nombre de quartiers, rues et ecoles du nom de Talaat Pacha
et autres " heros " du Comite Ittihat ve Terraki [Union et Progrès],
lesquels non seulement ont programme et mis en ~\uvre le genocide
armenien, mais furent responsables de la disparition de l'empire
ottoman en tant que tel.
Au dernier decompte, il existait officiellement 8 quartiers ou
districts Talaat Pacha, 38 rues ou boulevards Talaat Pacha, 7 ecoles
publiques Talaat Pacha, 6 immeubles Talaat Pacha et 2 mosquees Talaat
Pacha, disperses autour d'Istanbul, d'Ankara et autres villes. Après
son assassinat en 1922, Talaat fut tout d'abord enterre a Berlin,
en Allemagne, mais ses restes furent transferes a Istanbul en 1943
par les nazis dans une tentative pour amadouer les Turcs. Il fut a
nouveau enterre avec tous les honneurs militaires dans le cimetière
de la Colline de la Liberte, a Istanbul. Les restes d'Enver Pacha,
autre dirigeant notoire du Comite Ittihat ve Terraki, furent eux aussi
transferes en 1996 du Tadjikistan et enterres a nouveau aux côtes de
Talaat, avec tous les honneurs militaires ; la ceremonie se deroula
en presence du president de la Turquie d'alors, Suleyman Demirel,
et d'autres dignitaires.
Ce culte des heros est-il malencontreux ou delibere ? Le deni de
1915 n'est-il qu'une politique d'Etat ou est-il accepte sans reserve
par l'opinion turque, soumise a un lavage de cerveau par la version
officielle de l'histoire ?
Indubitablement, il y eut une participation massive au genocide
perpetre par les dirigeants du Comite Ittihat ve Terraki, qui
aboutit a l'eradication des Armeniens de leur patrie trois fois
millenaire, ainsi qu'au transfert immediat de leurs richesses, de
leurs proprietes et de leurs biens au profit de la population turque
et kurde, ainsi que de milliers d'officiels du gouvernement. Or,
en depit de cette participation massive et de ce culte des heros, il
y eut aussi un nombre significatif de Turcs et de Kurdes ordinaires,
ainsi que d'officiels du gouvernement, qui refusèrent de prendre part
aux massacres et aux pillages. Un silence et une ignorance complète
règnent en Turquie sur ces Justes officiels, qui refusèrent de suivre
les ordres du gouvernement, tentant au contraire de sauver et de
proteger les Armeniens. Ils payèrent chèrement leurs agissements,
perdant souvent en consequence leur poste ou meme leur vie. Cet
article se propose de citer quelques exemples de ces heros authentiques
et meconnus.
Celal Bey etait le gouverneur de Konya, une vaste province au
centre de l'Anatolie et un carrefour pour les routes de deportation
des Armeniens, depuis le nord et l'ouest en direction du desert
syrien. Il savait exactement quel serait le sort des Armeniens le
long de ces routes ou au cas où ils survivraient aux deportations et
atteindraient Deir-es-Zor ; auparavant gouverneur d'Alep, il avait ete
temoin des atrocites qui s'y deroulèrent. Celal Bey tenta de raisonner
les dirigeants du Comite Ittihat ve Terraki, leur affirmant qu'il n'y
avait pas la moindre revolte des Armeniens en Anatolie, ni a Alep, et
que les deportations en masse n'etaient en rien justifiees. Neanmoins,
un de ses subordonnes a Marash mit le feu aux poudres en faisant
arreter et executer plusieurs Armeniens de cette ville, suscitant une
resistance de la part des Armeniens. Resultat, Cela Bey fut limoge
de son poste de gouverneur a Alep et mute a Konya. Dès sa venue, il
refusa de proceder a la deportation des Armeniens de Konya, en depit
d'ordres reiteres venus d'Istanbul. Il parvint meme a proteger certains
Armeniens qui avaient ete deportes d'autres regions et qui etaient
arrives a Konya. Lorsqu'il fut a nouveau limoge, en octobre 1915,
il avait sauve des milliers d'Armeniens. Dans ses memoires sur son
activite de gouverneur a Konya, il se compare a " quelqu'un assis près
d'un fleuve, sans aucun moyen de sauver quiconque. Le sang coulait a
flots, le long du fleuve, tandis que les eaux charriaient des milliers
d'enfants innocents, de vieillards irreprochables et de femmes sans
defense vers l'oubli. J'ai sauve tous ceux que j'ai pu sauver de mes
mains nues, et le reste descendait le fleuve, sans jamais revenir. "
Hasan Mazhar Bey etait le gouverneur d'Ankara. Il protegea la
communaute armenienne d'Ankara en refusant d'obeir aux ordres de
deportation, declarant : " Je suis un vali [gouverneur], non un
criminel ! Que quelqu'un d'autre vienne prendre ma place pour executer
ces ordres ! " Il fut limoge en août 1915.
Faik Ali (Ozansoy) Bey etait le gouverneur de Kutahya, autre province
du centre de l'Anatolie. Lorsque l'ordre de deportation fut lance a
partir d'Istanbul, il refusa de l'appliquer ; au contraire, il donna
des ordres pour proteger les deportes armeniens arrivant de toutes
parts a Kutahya et les traita avec egards. Il fut rapidement convoque
a Istanbul pour repondre de son insubordination, tandis que le chef de
la police de Kutahya, Kemal Bey, profita de l'occasion pour menacer
les Armeniens de cette ville - soit la conversion a l'islam, soit la
deportation. Les Armeniens decidèrent de se convertir. Lorsque Faik
Ali Bey fut de retour, il fulmina. Il limogea le chef de la police
et demanda aux Armeniens s'ils souhaitaient toujours se convertir a
l'islam. Tous decidèrent de rester chretiens, a une exception près.
Poète influent et repute, Suleyman Nazif Bey, le frère de Faik Ali,
exhorta son frère a ne pas prendre part a cette barbarie et a ne
pas souiller le nom de leur famille. Faik Ali Bey ne fut pas limoge,
en depit de ses offres de demission. Il finit par proteger toute la
population armenienne de Kutahya, excepte un Armenien qui se convertit
a l'islam et qui fut deporte.
Mustafa Bey (Azizoglu) etait le gouverneur du district de Malatya,
un lieu de transit sur la route de deportation. Meme s'il ne put
empecher les deportations, il reussit a cacher plusieurs Armeniens
dans sa propre demeure. Il fut assassine par son propre fils, membre
zele du parti Ittihat ve Terraki, pour avoir " protege des infidèles
[djavours, en turc]. "
Parmi les autres officiels du gouvernement qui bravèrent les ordres
de deportation figurent Rechid Pacha, gouverneur de Kastamonu ;
Tahsin Bey, gouverneur d'Erzeroum ; Ferit Bey, gouverneur de Basra ;
Mehmet Cemal Bey, gouverneur du district de Yozgat ; et Sabit Bey,
gouverneur du district de Batman. Ces officiels furent finalement
limoges et remplaces par des fonctionnaires plus dociles, lesquels
s'employèrent a eliminer les Armeniens de ces regions.
Un des recits les plus tragiques de ces heros meconnus concerne
Huseyin Nesimi Bey, maire de Lice, une localite voisine de Diyarbakir.
Tandis que le gouverneur de Diyarbakir, Reshit Bey, s'employait a
expulser sans menagements les Armeniens de la region de Diyarbakir
- en les massacrant rapidement, au lieu de proceder a une lente
deportation, aux environs immediats de la ville - Huseyin Nesimi osa
garder et proteger les Armeniens de Lice, soit 5 980 âmes. Reshit
convoqua Huseyin Nesimi a Diyarbakir, tout en s'arrangeant pour que
son garde tcherkesse, un certain Haroun, l'interceptât sur sa route.
Le 15 juin 1915, Haroun assassina Huseyin Nesimi et le jeta dans
un fosse au bord de la route. Depuis lors, le lieu du meurtre,
a mi-chemin entre Lice et Diyarbakir, a pris le nom de Turbe-i
Kaymakam, le Tombeau du maire. Les archives turques recensent ce
meurtre comme celui d'un " maire tue par des militants armeniens. "
Par un retournement paradoxal de l'histoire, qui se repète, l'armee de
l'Etat turc attaqua en octobre 1993 Lice, sous pretexte d'y poursuivre
des rebelles kurdes ; au lieu de cela, elles finirent par incendier
la ville entière et a tuer la population civile. Ce fut la première
affaire que les Kurdes portèrent devant la Cour Europeenne des Droits
de l'Homme, qui se traduisit par le versement d'une indemnite de 2,5
millions de livres sterling aux depens de l'Etat turc. Parallèlement,
plusieurs riches hommes d'affaires kurdes furent la cible d'assassinats
et de meurtres commandites par le Premier ministre turc d'alors, Tansu
Ciller. Une des victimes fut un homme du nom de Behcet Canturk, dont
la mère etait une orpheline armenienne, qui avait reussi a survivre
aux massacres de Lice perpetres en 1915.
Le gouverneur Reshit fut aussi responsable du renvoi et du meurtre
de plusieurs autres officiels gouvernementaux dans la region de
Diyarbakir, qui s'etaient opposes aux ordres de deportation : Mehmet
Hamdi Bey, maire de Chermik, Mehmet Ali Bey, maire de Savur, Ibrahim
Hakki Bey, maire de Silvan, Hilmi Bey, maire de Mardin, auquel succeda
Shefik Bey, furent tous limoges durant la seconde moitie de l'annee
1915. Un autre officiel, Nouri Bey, maire de Midyat, puis de Derik,
une ville entièrement armenienne près de Mardin, fut lui aussi limoge
par Reshit Bey, puis abattu par ses hommes de main. Son meurtre fut
impute a des rebelles armeniens. En consequence, toute la population
armenienne masculine de Derik fut raflee et executee, tandis que les
femmes et les enfants etaient deportes.
Les noms de ces hommes courageux ne figurent pas dans les livres
d'histoire. Et lorsqu'ils sont mentionnes, ils sont qualifies de
" traîtres, " du point de vue de la version officielle turque
de l'histoire. Tandis que l'Etat et les masses perpetraient un
crime enorme, et tandis que ce crime s'integrait a leur existence
quotidienne, ces hommes rejetèrent cette campagne genocidaire, au nom
de leur conscience personnelle et malgre la tentation de s'enrichir.
Ces quelques hommes vertueux, ainsi qu'un nombre significatif de
Turcs et de Kurdes ordinaires, bravèrent les ordres et protegèrent les
Armeniens. Ils sont les veritables heros et representent la version
turque de leurs homologues dans La Liste de Schindler ou Hôtel Rwanda
(1). Les citoyens de la Turquie ont aujourd'hui deux options,
lorsqu'ils commemorent leurs ancetres comme des heros : suivre
les pas soit des tueurs en masse et des pillards qui perpetrèrent
des crimes contre l'humanite, soit ceux d'etres humains vertueux,
pleinement conscients, qui tentèrent d'empecher ces memes crimes
contre l'humanite. Apprendre a connaître ces veritables heros aidera
les Turcs a rompre les chaînes d'une histoire negationniste depuis
quatre generations et a commencer a affronter les realites de 1915.
NdT
1. La Liste de Schindler, film de Steven Spielberg (1993), d'après
le roman eponyme de Thomas Keneally (1982); Hôtel Rwanda, film de
Terry George (2004), d'après la vie de Paul Rusesabagina.
Sources
Tuncay Opcin, " Ermenilere Kol Kanat Gerdiler " [Ils ont protege les
Armeniens], Yeni Aktuel, 2007, n° 142.
Ayse Hur, " 1915 Ermeni soykiriminda kotuler ve iyiler " [Le bien et
le mal dans le genocide armenien de 1915], Radikal, 29.04.2013.
Seyhmus Diken, " Kaymakam Ermeniydi, Oldurduler... " [Le maire etait
armenien, ils l'ont tue...], Bianet, 23.04.2011.
Orhan Cengiz, " 1915 : Heroes and Murderers, " Agence d'information
Cihan, 02.11.2012.
___________
Source :
http://www.armenianweekly.com/2013/07/29/the-real-turkish-heroes-of-1915/
Traduction : © Georges Festa - 09.2013.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=75597
Publie le : 17-09-2013
Info Collectif VAN -www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais
de Raffi Bedrosyan, publie sur le site The Armenian Weekly, mise en
ligne sur le site Armenian Trends - Mes Armenies le 15 septembre 2013.
Armenian Trends - Mes Armenies
dimanche 15 septembre 2013
Legende photo : Celal Bey (1863-1926), vali de Konya et d'Alep -
Faik Ali Bey (Ozansoy) (1876-1950), mutassarif de Kutahya - Huseyin
Nesimi Bey, maire de Lice (1868-1915)
Les veritables heros de la Turquie de 1915
par Raffi Bedrosyan
The Armenian Weekly, 29.07.2013
L'Allemagne a decide de baptiser plusieurs quartiers, rues, immeubles
et ecoles publiques a Berlin et dans d'autres villes allemandes du
nom d'Adolf Hitler et autres " heros " nazis.
Si l'enonce qui precède etait vrai, quelle serait votre reaction ? A
votre avis, comment reagiraient les Allemands ? A votre avis, comment
reagiraient les Juifs vivant encore en Allemagne ? Je suppose que
vous-meme, les Allemands et les Juifs jugeriez tout cela impensable,
choquant et inacceptable.
Et pourtant tout cela est vrai en Turquie, où il est acceptable de
baptiser nombre de quartiers, rues et ecoles du nom de Talaat Pacha
et autres " heros " du Comite Ittihat ve Terraki [Union et Progrès],
lesquels non seulement ont programme et mis en ~\uvre le genocide
armenien, mais furent responsables de la disparition de l'empire
ottoman en tant que tel.
Au dernier decompte, il existait officiellement 8 quartiers ou
districts Talaat Pacha, 38 rues ou boulevards Talaat Pacha, 7 ecoles
publiques Talaat Pacha, 6 immeubles Talaat Pacha et 2 mosquees Talaat
Pacha, disperses autour d'Istanbul, d'Ankara et autres villes. Après
son assassinat en 1922, Talaat fut tout d'abord enterre a Berlin,
en Allemagne, mais ses restes furent transferes a Istanbul en 1943
par les nazis dans une tentative pour amadouer les Turcs. Il fut a
nouveau enterre avec tous les honneurs militaires dans le cimetière
de la Colline de la Liberte, a Istanbul. Les restes d'Enver Pacha,
autre dirigeant notoire du Comite Ittihat ve Terraki, furent eux aussi
transferes en 1996 du Tadjikistan et enterres a nouveau aux côtes de
Talaat, avec tous les honneurs militaires ; la ceremonie se deroula
en presence du president de la Turquie d'alors, Suleyman Demirel,
et d'autres dignitaires.
Ce culte des heros est-il malencontreux ou delibere ? Le deni de
1915 n'est-il qu'une politique d'Etat ou est-il accepte sans reserve
par l'opinion turque, soumise a un lavage de cerveau par la version
officielle de l'histoire ?
Indubitablement, il y eut une participation massive au genocide
perpetre par les dirigeants du Comite Ittihat ve Terraki, qui
aboutit a l'eradication des Armeniens de leur patrie trois fois
millenaire, ainsi qu'au transfert immediat de leurs richesses, de
leurs proprietes et de leurs biens au profit de la population turque
et kurde, ainsi que de milliers d'officiels du gouvernement. Or,
en depit de cette participation massive et de ce culte des heros, il
y eut aussi un nombre significatif de Turcs et de Kurdes ordinaires,
ainsi que d'officiels du gouvernement, qui refusèrent de prendre part
aux massacres et aux pillages. Un silence et une ignorance complète
règnent en Turquie sur ces Justes officiels, qui refusèrent de suivre
les ordres du gouvernement, tentant au contraire de sauver et de
proteger les Armeniens. Ils payèrent chèrement leurs agissements,
perdant souvent en consequence leur poste ou meme leur vie. Cet
article se propose de citer quelques exemples de ces heros authentiques
et meconnus.
Celal Bey etait le gouverneur de Konya, une vaste province au
centre de l'Anatolie et un carrefour pour les routes de deportation
des Armeniens, depuis le nord et l'ouest en direction du desert
syrien. Il savait exactement quel serait le sort des Armeniens le
long de ces routes ou au cas où ils survivraient aux deportations et
atteindraient Deir-es-Zor ; auparavant gouverneur d'Alep, il avait ete
temoin des atrocites qui s'y deroulèrent. Celal Bey tenta de raisonner
les dirigeants du Comite Ittihat ve Terraki, leur affirmant qu'il n'y
avait pas la moindre revolte des Armeniens en Anatolie, ni a Alep, et
que les deportations en masse n'etaient en rien justifiees. Neanmoins,
un de ses subordonnes a Marash mit le feu aux poudres en faisant
arreter et executer plusieurs Armeniens de cette ville, suscitant une
resistance de la part des Armeniens. Resultat, Cela Bey fut limoge
de son poste de gouverneur a Alep et mute a Konya. Dès sa venue, il
refusa de proceder a la deportation des Armeniens de Konya, en depit
d'ordres reiteres venus d'Istanbul. Il parvint meme a proteger certains
Armeniens qui avaient ete deportes d'autres regions et qui etaient
arrives a Konya. Lorsqu'il fut a nouveau limoge, en octobre 1915,
il avait sauve des milliers d'Armeniens. Dans ses memoires sur son
activite de gouverneur a Konya, il se compare a " quelqu'un assis près
d'un fleuve, sans aucun moyen de sauver quiconque. Le sang coulait a
flots, le long du fleuve, tandis que les eaux charriaient des milliers
d'enfants innocents, de vieillards irreprochables et de femmes sans
defense vers l'oubli. J'ai sauve tous ceux que j'ai pu sauver de mes
mains nues, et le reste descendait le fleuve, sans jamais revenir. "
Hasan Mazhar Bey etait le gouverneur d'Ankara. Il protegea la
communaute armenienne d'Ankara en refusant d'obeir aux ordres de
deportation, declarant : " Je suis un vali [gouverneur], non un
criminel ! Que quelqu'un d'autre vienne prendre ma place pour executer
ces ordres ! " Il fut limoge en août 1915.
Faik Ali (Ozansoy) Bey etait le gouverneur de Kutahya, autre province
du centre de l'Anatolie. Lorsque l'ordre de deportation fut lance a
partir d'Istanbul, il refusa de l'appliquer ; au contraire, il donna
des ordres pour proteger les deportes armeniens arrivant de toutes
parts a Kutahya et les traita avec egards. Il fut rapidement convoque
a Istanbul pour repondre de son insubordination, tandis que le chef de
la police de Kutahya, Kemal Bey, profita de l'occasion pour menacer
les Armeniens de cette ville - soit la conversion a l'islam, soit la
deportation. Les Armeniens decidèrent de se convertir. Lorsque Faik
Ali Bey fut de retour, il fulmina. Il limogea le chef de la police
et demanda aux Armeniens s'ils souhaitaient toujours se convertir a
l'islam. Tous decidèrent de rester chretiens, a une exception près.
Poète influent et repute, Suleyman Nazif Bey, le frère de Faik Ali,
exhorta son frère a ne pas prendre part a cette barbarie et a ne
pas souiller le nom de leur famille. Faik Ali Bey ne fut pas limoge,
en depit de ses offres de demission. Il finit par proteger toute la
population armenienne de Kutahya, excepte un Armenien qui se convertit
a l'islam et qui fut deporte.
Mustafa Bey (Azizoglu) etait le gouverneur du district de Malatya,
un lieu de transit sur la route de deportation. Meme s'il ne put
empecher les deportations, il reussit a cacher plusieurs Armeniens
dans sa propre demeure. Il fut assassine par son propre fils, membre
zele du parti Ittihat ve Terraki, pour avoir " protege des infidèles
[djavours, en turc]. "
Parmi les autres officiels du gouvernement qui bravèrent les ordres
de deportation figurent Rechid Pacha, gouverneur de Kastamonu ;
Tahsin Bey, gouverneur d'Erzeroum ; Ferit Bey, gouverneur de Basra ;
Mehmet Cemal Bey, gouverneur du district de Yozgat ; et Sabit Bey,
gouverneur du district de Batman. Ces officiels furent finalement
limoges et remplaces par des fonctionnaires plus dociles, lesquels
s'employèrent a eliminer les Armeniens de ces regions.
Un des recits les plus tragiques de ces heros meconnus concerne
Huseyin Nesimi Bey, maire de Lice, une localite voisine de Diyarbakir.
Tandis que le gouverneur de Diyarbakir, Reshit Bey, s'employait a
expulser sans menagements les Armeniens de la region de Diyarbakir
- en les massacrant rapidement, au lieu de proceder a une lente
deportation, aux environs immediats de la ville - Huseyin Nesimi osa
garder et proteger les Armeniens de Lice, soit 5 980 âmes. Reshit
convoqua Huseyin Nesimi a Diyarbakir, tout en s'arrangeant pour que
son garde tcherkesse, un certain Haroun, l'interceptât sur sa route.
Le 15 juin 1915, Haroun assassina Huseyin Nesimi et le jeta dans
un fosse au bord de la route. Depuis lors, le lieu du meurtre,
a mi-chemin entre Lice et Diyarbakir, a pris le nom de Turbe-i
Kaymakam, le Tombeau du maire. Les archives turques recensent ce
meurtre comme celui d'un " maire tue par des militants armeniens. "
Par un retournement paradoxal de l'histoire, qui se repète, l'armee de
l'Etat turc attaqua en octobre 1993 Lice, sous pretexte d'y poursuivre
des rebelles kurdes ; au lieu de cela, elles finirent par incendier
la ville entière et a tuer la population civile. Ce fut la première
affaire que les Kurdes portèrent devant la Cour Europeenne des Droits
de l'Homme, qui se traduisit par le versement d'une indemnite de 2,5
millions de livres sterling aux depens de l'Etat turc. Parallèlement,
plusieurs riches hommes d'affaires kurdes furent la cible d'assassinats
et de meurtres commandites par le Premier ministre turc d'alors, Tansu
Ciller. Une des victimes fut un homme du nom de Behcet Canturk, dont
la mère etait une orpheline armenienne, qui avait reussi a survivre
aux massacres de Lice perpetres en 1915.
Le gouverneur Reshit fut aussi responsable du renvoi et du meurtre
de plusieurs autres officiels gouvernementaux dans la region de
Diyarbakir, qui s'etaient opposes aux ordres de deportation : Mehmet
Hamdi Bey, maire de Chermik, Mehmet Ali Bey, maire de Savur, Ibrahim
Hakki Bey, maire de Silvan, Hilmi Bey, maire de Mardin, auquel succeda
Shefik Bey, furent tous limoges durant la seconde moitie de l'annee
1915. Un autre officiel, Nouri Bey, maire de Midyat, puis de Derik,
une ville entièrement armenienne près de Mardin, fut lui aussi limoge
par Reshit Bey, puis abattu par ses hommes de main. Son meurtre fut
impute a des rebelles armeniens. En consequence, toute la population
armenienne masculine de Derik fut raflee et executee, tandis que les
femmes et les enfants etaient deportes.
Les noms de ces hommes courageux ne figurent pas dans les livres
d'histoire. Et lorsqu'ils sont mentionnes, ils sont qualifies de
" traîtres, " du point de vue de la version officielle turque
de l'histoire. Tandis que l'Etat et les masses perpetraient un
crime enorme, et tandis que ce crime s'integrait a leur existence
quotidienne, ces hommes rejetèrent cette campagne genocidaire, au nom
de leur conscience personnelle et malgre la tentation de s'enrichir.
Ces quelques hommes vertueux, ainsi qu'un nombre significatif de
Turcs et de Kurdes ordinaires, bravèrent les ordres et protegèrent les
Armeniens. Ils sont les veritables heros et representent la version
turque de leurs homologues dans La Liste de Schindler ou Hôtel Rwanda
(1). Les citoyens de la Turquie ont aujourd'hui deux options,
lorsqu'ils commemorent leurs ancetres comme des heros : suivre
les pas soit des tueurs en masse et des pillards qui perpetrèrent
des crimes contre l'humanite, soit ceux d'etres humains vertueux,
pleinement conscients, qui tentèrent d'empecher ces memes crimes
contre l'humanite. Apprendre a connaître ces veritables heros aidera
les Turcs a rompre les chaînes d'une histoire negationniste depuis
quatre generations et a commencer a affronter les realites de 1915.
NdT
1. La Liste de Schindler, film de Steven Spielberg (1993), d'après
le roman eponyme de Thomas Keneally (1982); Hôtel Rwanda, film de
Terry George (2004), d'après la vie de Paul Rusesabagina.
Sources
Tuncay Opcin, " Ermenilere Kol Kanat Gerdiler " [Ils ont protege les
Armeniens], Yeni Aktuel, 2007, n° 142.
Ayse Hur, " 1915 Ermeni soykiriminda kotuler ve iyiler " [Le bien et
le mal dans le genocide armenien de 1915], Radikal, 29.04.2013.
Seyhmus Diken, " Kaymakam Ermeniydi, Oldurduler... " [Le maire etait
armenien, ils l'ont tue...], Bianet, 23.04.2011.
Orhan Cengiz, " 1915 : Heroes and Murderers, " Agence d'information
Cihan, 02.11.2012.
___________
Source :
http://www.armenianweekly.com/2013/07/29/the-real-turkish-heroes-of-1915/
Traduction : © Georges Festa - 09.2013.
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