FRANCE
Rwanda, cette histoire qu'on ne veut pas voir
Par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Richard BANEGAS, Annette BECKER, Pierre
BOILLEY, Raphaëlle BRANCHE, Michel CAHEN, Elisabeth CLAVERIE,
Jean-Pierre CHRETIEN, Vincent DUCLERT, Hélène DUMAS, Raymond
KEVORKIAN, Claire MOURADIAN, Véronique NAHOUM-GRAPPE, Denis
PESCHANSKI, Henry ROUSSO et Nicolas WERTH
En juillet 1994, le génocide des Tutsis (accompagné du massacre des
Hutus hostiles à ce projet d'extermination) était accompli. A
l'occasion de son 20e anniversaire, le gouvernement de notre pays a
été absent des cérémonies de Kigali, qui incarnaient l'hommage
international dû au million de victimes et la solidarité avec les
rescapés. En France même, la reconnaissance solennelle de ce génocide
n'a, en fait, pas eu lieu. On a plutôt assisté à une nouvelle vague de
dénis quasi officiels.
Certes, les phrases virulentes d'une interview de Paul Kagame, publiée
le 6 avril 2014 dans l'hebdomadaire Jeune Afrique, ont pu être
ressenties comme une provocation, qui ne facilitait pas une ouverture
à Paris. Mais des positions particulièrement négatives ont aussi été
diffusées chez nous, avant même cette interview et en des lieux
emblématiques : un colloque tenu au Sénat, le 1er avril, avec des > supposés pouvoir réviser la > de 1994 ; un texte
diffusé, début avril, par l'Institut François-Mitterrand livrant une
relecture du rapport de la mission parlementaire de 1998, afin
d'exonérer la France et avait déploré que, durant le
génocide, l'objectif ait été >. Depuis
dix ans, même ces conclusions prudentes ont été occultées par une
véritable entreprise de dissimulation des faits, qui reposait à la
fois sur une polarisation autour de l'attentat du 6 avril (comme si ce
dernier était la cause d'un génocide) et sur un équilibrisme entre
l'ancien et le nouveau régime de Kigali, en faisant l'impasse sur le
génocide qui avait précisément conduit à ce changement.
Si l'on veut fonder l'avenir des relations de notre pays avec le
Rwanda sur des bases normales, y compris dans les désaccords
éventuels, on doit rompre avec la langue de bois qui consiste à
répéter une fable simpliste selon laquelle la France aurait été
confrontée à une barbarie atavique entre deux >. Il est
temps, ici comme dans les autres crises africaines, de mettre au coeur
du débat des interrogations politiques sérieuses.
Pourquoi les autorités françaises ont-elles soutenu inlassablement le
pouvoir du président Habyarimana, y compris dans ses logiques les plus
extrémistes, en invitant, en 1992-1993, l'opposition intérieure hutue
à adhérer à la mathématique de la > sans tenir
compte de ses revendications ? N'a-t-on pas vu que ce pouvoir, tout en
acceptant du bout des lèvres une démocratisation, soutenait de plus
belle la logique du > ? Pourquoi, face aux pogromes de
Tutsis, qui, de 1991 à 1993, furent autant de répétitions de la
logique génocidaire, et malgré des mises en garde de représentants de
la France à Kigali et d'organisations internationales des droits de
l'homme, les réactions de Paris furent-elles aussi discrètes ?
Pourquoi avoir négligé, à ce point, la propagande raciste qui
s'affichait dans des organes de presse et sur une radio proche du
pouvoir ? Pourquoi, trois semaines après le début des tueries
organisées contre les Tutsis et contre les opposants hutus, l'Elysée
et le Quai d'Orsay ont-ils reçu de hauts représentants du gouvernement
extrémiste autoproclamé le 8 avril ? Pourquoi éluder les questions
récurrentes relatives aux appuis matériels accordés à ce gouvernement
jusqu'à son départ au Congo ? Peut-on indéfiniment considérer comme un
détail la non-assistance dont ont été victimes les rescapés tutsis
encore en vie dans la région de Bisesero en juin 1994 ? Pourquoi -
enfin - tant de Rwandais suspects d'avoir participé au génocide
ont-ils aussi facilement été accueillis dans notre pays ?
En fait, les éléments de langage censés répondre à ces questions font
tristement écho aux thèmes de la propagande qui s'était employée à
légitimer le génocide :
le cliché d'un conflit >, dans lequel on se serait > ; une > après l'attentat
contre Habyarimana ; l'option du génocide présentée comme une tactique
conjoncturelle au titre d'une > rationnelle contre le
Front patriotique rwandais, en oubliant les années de propagande
raciste ; l'attribution aux > tutsis de la responsabilité de
leur propre génocide (tout comme le rôle d'une > fut naguère avancé pour rendre compte de l'extermination des Juifs
d'Europe).
Tout se passe comme si, en haut lieu, certains s'acharnaient à
cautionner et à prolonger les erreurs politiques et militaires de
1994, en relativisant la nature du génocide. Une telle autodéfense
sonne comme un aveu, car, cette fois, elle participe en toute
conscience au déni scandaleux d'une réalité désormais connue. Cette
position reflète aussi le mépris de responsables politiques de notre
pays à l'égard des sciences sociales en général et à celles consacrées
à l'Afrique en particulier. Aux acquis d'un demi-siècle de recherches
sur ce continent, on continue trop souvent de préférer les prétendues
> orchestrées par quelques polémistes improvisés en
connaisseurs du Rwanda qui font ressurgir les vieilles lunes de la
raciologie coloniale.
Dans ce contexte la demande
Rwanda, cette histoire qu'on ne veut pas voir
Par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Richard BANEGAS, Annette BECKER, Pierre
BOILLEY, Raphaëlle BRANCHE, Michel CAHEN, Elisabeth CLAVERIE,
Jean-Pierre CHRETIEN, Vincent DUCLERT, Hélène DUMAS, Raymond
KEVORKIAN, Claire MOURADIAN, Véronique NAHOUM-GRAPPE, Denis
PESCHANSKI, Henry ROUSSO et Nicolas WERTH
En juillet 1994, le génocide des Tutsis (accompagné du massacre des
Hutus hostiles à ce projet d'extermination) était accompli. A
l'occasion de son 20e anniversaire, le gouvernement de notre pays a
été absent des cérémonies de Kigali, qui incarnaient l'hommage
international dû au million de victimes et la solidarité avec les
rescapés. En France même, la reconnaissance solennelle de ce génocide
n'a, en fait, pas eu lieu. On a plutôt assisté à une nouvelle vague de
dénis quasi officiels.
Certes, les phrases virulentes d'une interview de Paul Kagame, publiée
le 6 avril 2014 dans l'hebdomadaire Jeune Afrique, ont pu être
ressenties comme une provocation, qui ne facilitait pas une ouverture
à Paris. Mais des positions particulièrement négatives ont aussi été
diffusées chez nous, avant même cette interview et en des lieux
emblématiques : un colloque tenu au Sénat, le 1er avril, avec des > supposés pouvoir réviser la > de 1994 ; un texte
diffusé, début avril, par l'Institut François-Mitterrand livrant une
relecture du rapport de la mission parlementaire de 1998, afin
d'exonérer la France et avait déploré que, durant le
génocide, l'objectif ait été >. Depuis
dix ans, même ces conclusions prudentes ont été occultées par une
véritable entreprise de dissimulation des faits, qui reposait à la
fois sur une polarisation autour de l'attentat du 6 avril (comme si ce
dernier était la cause d'un génocide) et sur un équilibrisme entre
l'ancien et le nouveau régime de Kigali, en faisant l'impasse sur le
génocide qui avait précisément conduit à ce changement.
Si l'on veut fonder l'avenir des relations de notre pays avec le
Rwanda sur des bases normales, y compris dans les désaccords
éventuels, on doit rompre avec la langue de bois qui consiste à
répéter une fable simpliste selon laquelle la France aurait été
confrontée à une barbarie atavique entre deux >. Il est
temps, ici comme dans les autres crises africaines, de mettre au coeur
du débat des interrogations politiques sérieuses.
Pourquoi les autorités françaises ont-elles soutenu inlassablement le
pouvoir du président Habyarimana, y compris dans ses logiques les plus
extrémistes, en invitant, en 1992-1993, l'opposition intérieure hutue
à adhérer à la mathématique de la > sans tenir
compte de ses revendications ? N'a-t-on pas vu que ce pouvoir, tout en
acceptant du bout des lèvres une démocratisation, soutenait de plus
belle la logique du > ? Pourquoi, face aux pogromes de
Tutsis, qui, de 1991 à 1993, furent autant de répétitions de la
logique génocidaire, et malgré des mises en garde de représentants de
la France à Kigali et d'organisations internationales des droits de
l'homme, les réactions de Paris furent-elles aussi discrètes ?
Pourquoi avoir négligé, à ce point, la propagande raciste qui
s'affichait dans des organes de presse et sur une radio proche du
pouvoir ? Pourquoi, trois semaines après le début des tueries
organisées contre les Tutsis et contre les opposants hutus, l'Elysée
et le Quai d'Orsay ont-ils reçu de hauts représentants du gouvernement
extrémiste autoproclamé le 8 avril ? Pourquoi éluder les questions
récurrentes relatives aux appuis matériels accordés à ce gouvernement
jusqu'à son départ au Congo ? Peut-on indéfiniment considérer comme un
détail la non-assistance dont ont été victimes les rescapés tutsis
encore en vie dans la région de Bisesero en juin 1994 ? Pourquoi -
enfin - tant de Rwandais suspects d'avoir participé au génocide
ont-ils aussi facilement été accueillis dans notre pays ?
En fait, les éléments de langage censés répondre à ces questions font
tristement écho aux thèmes de la propagande qui s'était employée à
légitimer le génocide :
le cliché d'un conflit >, dans lequel on se serait > ; une > après l'attentat
contre Habyarimana ; l'option du génocide présentée comme une tactique
conjoncturelle au titre d'une > rationnelle contre le
Front patriotique rwandais, en oubliant les années de propagande
raciste ; l'attribution aux > tutsis de la responsabilité de
leur propre génocide (tout comme le rôle d'une > fut naguère avancé pour rendre compte de l'extermination des Juifs
d'Europe).
Tout se passe comme si, en haut lieu, certains s'acharnaient à
cautionner et à prolonger les erreurs politiques et militaires de
1994, en relativisant la nature du génocide. Une telle autodéfense
sonne comme un aveu, car, cette fois, elle participe en toute
conscience au déni scandaleux d'une réalité désormais connue. Cette
position reflète aussi le mépris de responsables politiques de notre
pays à l'égard des sciences sociales en général et à celles consacrées
à l'Afrique en particulier. Aux acquis d'un demi-siècle de recherches
sur ce continent, on continue trop souvent de préférer les prétendues
> orchestrées par quelques polémistes improvisés en
connaisseurs du Rwanda qui font ressurgir les vieilles lunes de la
raciologie coloniale.
Dans ce contexte la demande