UNE SUSPICION GENERALE A L'EGARD DES CHRETIENS
Le Figaro, France
Vendredi 28 Novembre 2014
Sebastien de Courtois,
L'HISTOIRE de la presence chretienne en Turquie remonte aux premiers
siècles de notre ère. Il n'est pas un village d'Anatolie qui ne
possède une trace de ce passe, une eglise, un monastère ou une ayazma,
une source sacree dans le monde orthodoxe. C'est a Antioche - Antakia
aujourd'hui, près de la frontière syrienne - que pour la première fois
les chretiens furent designes ainsi, c'est en Turquie encore qu'etaient
etablies les grandes cites qui virent le passage de Paul, comme celles
des premiers conciles, Nicee, Ephèse, Chalcedoine ou Constantinople.
Cela dit, au-dela du temoignage, il ne reste plus grand-chose de cette
presence, tant les communautes sont reduites a leur minimum vital. Sur
une population turque de 75 millions d'habitants, les chretiens sont
estimes a peut-etre cent mille individus... Encore, faut-il etre
prudent sur ces chiffres, car les recensements ne sont pas etablis
sur une base confessionnelle. Elles forment neanmoins une mosaïque
d'Orient où sont representes les grands courants du christianisme.
Avec 70 000 membres, la communaute armenienne est la plus nombreuse,
suivis des syriaques, avec 20 000 fidèles, de quelques milliers de
Grecs orthodoxes dependant du patriarcat oecumenique, d'une poignee
de catholiques latins, sans oublier les protestants, surtout des
evangeliques. Depuis ces dernières annees, il faut noter l'apport
consequent d'un nombre de refugies de confession chretienne venus
de Syrie, d'Irak et d'Afrique noire qui remplissent les eglises
d'Istanbul. Dans le sud-est du pays, il existe aussi, dans la region
de Mardin et de Midyat, des villageois syriaques - parlant toujours
une forme d'arameen - dont les aïeux ont survecu aux drames du XXe
siècle, a commencer par les massacres de 1915, qui feront l'objet de
plusieurs commemorations le 24 avril prochain pour le centenaire.
" Malgre la modestie de notre presence numeraire, le nationalisme turc
se nourrit de la crainte des missionnaires et des soupcons que nous
soyons une sorte de cinquième colonne au service de l'etranger... ",
explique Yuhanon, le secretaire de l'eveque syriaque de Tur Abdin,
où sont etablis près de Midyat les derniers monastères du pays. "
Nous avons continuellement besoin de justifier notre presence sur
cette terre ! Preuve en est, ce procès inepte qui nous a ete fait
depuis 2008 par l'administration des domaines publics nous demandant
de justifier la propriete de Saint-Gabriel, un monastère dont la
fondation remonte a la fin du IVe siècle... "
" Reconnaissance juridique "
Cette suspicion generale a l'encontre des chretiens nourrit la crainte
et la paranoïa. Mais il faut reconnaître que l'arrivee de l'AKP au
pouvoir, en 2002, a permis aux chretiens de sortir de l'ostracisme
social qui leur avait ete impose depuis la creation de la Republique.
La parole s'est liberee. Des livres importants ont, par exemple,
ete publies sur le genocide armenien par des journalistes turcs. "
Malgre tout, la question du droit de propriete et des spoliations reste
vitale pour les chretiens de Turquie. Ce n'est pas un droit acquis.
Nous pouvons tout perdre a tout moment ", explique Mgr Louis Pelâtre,
le vicaire apostolique latin d'Istanbul. " Ce que nous demandons depuis
longtemps, continue-t-il, avec toutes les autres Eglises presentes
en Turquie, c'est la reconnaissance juridique de nos statuts. Nous
n'avons pas de personnalite juridique. Donc, officiellement nous
n'existons pas ! Il y a 44 ans que je suis en Turquie et sur cette
question, je n'ai vu aucune evolution. "
De son côte, la communaute grecque orthodoxe - rum en turc, " romains
" - la plus faible en nombre mais la plus symbolique, car heritière
du douaire de Byzance, se bagarre depuis 1971 pour la reouverture du
seminaire de Halki, ferme a cause du conflit turco-chypriote. Grecs
et Armeniens de Turquie apparaissent comme les victimes de relations
internationales qui les depassent largement, alors qu'ils ne se
percoivent pas comme des etrangers. Le drame reste le depart des
chretiens, ce qui a porte un coup sevère a l'idee meme d'alterite en
Turquie, comme l'exil des communautes chretiennes hors d'Irak doit
etre aussi analyse sous le regard de cette experience malheureuse. S.
C.
Le Figaro, France
Vendredi 28 Novembre 2014
Sebastien de Courtois,
L'HISTOIRE de la presence chretienne en Turquie remonte aux premiers
siècles de notre ère. Il n'est pas un village d'Anatolie qui ne
possède une trace de ce passe, une eglise, un monastère ou une ayazma,
une source sacree dans le monde orthodoxe. C'est a Antioche - Antakia
aujourd'hui, près de la frontière syrienne - que pour la première fois
les chretiens furent designes ainsi, c'est en Turquie encore qu'etaient
etablies les grandes cites qui virent le passage de Paul, comme celles
des premiers conciles, Nicee, Ephèse, Chalcedoine ou Constantinople.
Cela dit, au-dela du temoignage, il ne reste plus grand-chose de cette
presence, tant les communautes sont reduites a leur minimum vital. Sur
une population turque de 75 millions d'habitants, les chretiens sont
estimes a peut-etre cent mille individus... Encore, faut-il etre
prudent sur ces chiffres, car les recensements ne sont pas etablis
sur une base confessionnelle. Elles forment neanmoins une mosaïque
d'Orient où sont representes les grands courants du christianisme.
Avec 70 000 membres, la communaute armenienne est la plus nombreuse,
suivis des syriaques, avec 20 000 fidèles, de quelques milliers de
Grecs orthodoxes dependant du patriarcat oecumenique, d'une poignee
de catholiques latins, sans oublier les protestants, surtout des
evangeliques. Depuis ces dernières annees, il faut noter l'apport
consequent d'un nombre de refugies de confession chretienne venus
de Syrie, d'Irak et d'Afrique noire qui remplissent les eglises
d'Istanbul. Dans le sud-est du pays, il existe aussi, dans la region
de Mardin et de Midyat, des villageois syriaques - parlant toujours
une forme d'arameen - dont les aïeux ont survecu aux drames du XXe
siècle, a commencer par les massacres de 1915, qui feront l'objet de
plusieurs commemorations le 24 avril prochain pour le centenaire.
" Malgre la modestie de notre presence numeraire, le nationalisme turc
se nourrit de la crainte des missionnaires et des soupcons que nous
soyons une sorte de cinquième colonne au service de l'etranger... ",
explique Yuhanon, le secretaire de l'eveque syriaque de Tur Abdin,
où sont etablis près de Midyat les derniers monastères du pays. "
Nous avons continuellement besoin de justifier notre presence sur
cette terre ! Preuve en est, ce procès inepte qui nous a ete fait
depuis 2008 par l'administration des domaines publics nous demandant
de justifier la propriete de Saint-Gabriel, un monastère dont la
fondation remonte a la fin du IVe siècle... "
" Reconnaissance juridique "
Cette suspicion generale a l'encontre des chretiens nourrit la crainte
et la paranoïa. Mais il faut reconnaître que l'arrivee de l'AKP au
pouvoir, en 2002, a permis aux chretiens de sortir de l'ostracisme
social qui leur avait ete impose depuis la creation de la Republique.
La parole s'est liberee. Des livres importants ont, par exemple,
ete publies sur le genocide armenien par des journalistes turcs. "
Malgre tout, la question du droit de propriete et des spoliations reste
vitale pour les chretiens de Turquie. Ce n'est pas un droit acquis.
Nous pouvons tout perdre a tout moment ", explique Mgr Louis Pelâtre,
le vicaire apostolique latin d'Istanbul. " Ce que nous demandons depuis
longtemps, continue-t-il, avec toutes les autres Eglises presentes
en Turquie, c'est la reconnaissance juridique de nos statuts. Nous
n'avons pas de personnalite juridique. Donc, officiellement nous
n'existons pas ! Il y a 44 ans que je suis en Turquie et sur cette
question, je n'ai vu aucune evolution. "
De son côte, la communaute grecque orthodoxe - rum en turc, " romains
" - la plus faible en nombre mais la plus symbolique, car heritière
du douaire de Byzance, se bagarre depuis 1971 pour la reouverture du
seminaire de Halki, ferme a cause du conflit turco-chypriote. Grecs
et Armeniens de Turquie apparaissent comme les victimes de relations
internationales qui les depassent largement, alors qu'ils ne se
percoivent pas comme des etrangers. Le drame reste le depart des
chretiens, ce qui a porte un coup sevère a l'idee meme d'alterite en
Turquie, comme l'exil des communautes chretiennes hors d'Irak doit
etre aussi analyse sous le regard de cette experience malheureuse. S.
C.