Le conflit du Karabakh dans la politique arménienne de la Turquie
lundi 24 novembre 2014
Le Génocide dans les rapports Arménie-Turquie
Point de vue d'Arménie
Styopa Safaryan
Fondateur de l'Institut arménien des affaires internationales et de sécurité
Il semblait que l'optimisme idéaliste né dans le système de relations
internationales à la suite de la fin de la Guerre froide allait
promouvoir inéluctablement la normalisation des relations
arméno-turques et que les facteurs objectifs et subjectifs censés
mettre en Å`uvre la chance nouvellement apparue en faveur de la
réconciliation du passé antagonique s'avéreraient plus puissants que
ceux les entravant.
Cependant, l'enthousiasme de l'optimisme idéaliste s'est vite assombri
dans le Caucase avec l'éclatement de conflits ethno-territoriaux
ouverts à l'implication de tiers, transférant ainsi la perception de
relations internationales sur le champ du réalisme et du pessimisme.
L'un des conflits les plus meurtriers fut celui de la région autonome
du Haut-Karabakh, placée sous la juridiction de l'Azerbaïdjan
soviétique suite à la décision politique du couple Lénine-Staline en
1921 (faisant partie d'une entente plus vaste entre bolcheviks et
Jeunes-Turcs) dans lequel l'implication turque, d'abord politique et
diplomatique, ensuite implicitement militaire, a envenimé davantage la
situation.
Dès le départ, la perspective de l'indépendance de l'Arménie était
accompagnée de la revendication de réunification de l'enclave
arménienne de l'Azerbaïdjan soviétique du Haut-Karabakh, puis de celle
d'autodétermination et d'indépendance, conformément au droit
international et à la législation soviétique, inquiétait les milieux
politiques de Turquie.
Des préoccupations avaient déjà été exprimées au début de 1990 selon
lesquelles en cas d'indépendance de l'Arménie, la Turquie allait se
retrouver dans l'étau des revendications arméno grecques1. Cette
préoccupation venait principalement du fait que la destruction d'une
petite pièce dans le grand arrangement turco bolchévique pourrait
conduire à l'effondrement de l'arrangement tout entier sur la base
duquel avaient été tracées les frontières de l'URSS et de la Turquie Ã
la suite du démembrement de l'Arménie et du don de ses territoires Ã
la Turquie et à l'Azerbaïdjan.
Au-delà des perceptions subjectives et hypothétiques turques évoquées
ci-dessus, le conflit du Karabakh menaçait aussi de se projeter
objectivement sur l'axe arméno turc. Au premier stade du conflit
(1988-1990), l'Azerbaïdjan a réagi à la revendication indépendantiste
de l'Artsakh par des massacres d'Arméniens à Soumgaït (février 1988),
à Bakou, à Kirovabad/Gandzak et ailleurs (janvier 1990), suivis de
l'action répressive « Koltso » (Anneau) menée conjointement avec les
forces spéciales de police soviétique2 en avril 1991 et par le blocus
économique.
Ces opérations ont ressuscité les pires associations concernant non
seulement les affrontements sanglants arméno-azéris du début du siècle
dernier, mais également le Génocide arménien perpétré dans l'Empire
ottoman ayant coûté la vie à un million et demi d'Arméniens et
entraînant la perte de leur patrie historique. Dans la conscience
collective des Arméniens, le fait de raviver indirectement la plaie
arméno-turque constituait déjà un risque pour la normalisation de ces
relations.
Malgré cela, les messages échangés entre Erevan et Ankara à la période
initiale du conflit du Karabakh traduisaient leur intention de
rapprochement. Selon Lévon Ter-Pétrossian, président du Conseil
suprême de la RA, « l'Arménie doit établir des relations dignes des
pays civilisés avec tous ses voisins sans exception, y compris la
Turquie »3.
Le 7 janvier 1991, le président turc annonçait le projet
d'établissement de relations économiques avec l'Arménie4. En avril
1991, Ter-Pétrossian assurait à l'ambassadeur de Turquie en URSS
Volkan Vural en visite à Erevan que l'Arménie changeait, qu'elle
voulait établir des liens d'amitié et qu'elle était prête à toutes
sortes de coopération mutuellement avantageuse avec la Turquie, en
ajoutant que« l'Arménie n'avait aucune revendication territoriale
vis-Ã-vis de la Turquie »5. L'ambassadeur turc a transmis à Ankara un
rapport optimiste selon lequel « la nouvelle politique adoptée par les
autorités arméniennes d'aujourd'hui à l'égard de la Turquie est
moderne et découle des intérêts des deux peuples »6.
Cependant la Turquie a jugé préoccupante l'interview accordée par
Lévon Ter-Pétrossian, le 11 mai 1991, au journal « Argumenti i fakti »
où le président du parlement arménien remarquait qu'après l'échec de
l'idée de la révolution permanente en Europe en 1920-1921, la Russie
soviétique s'était tournée vers l'Orient et, en vue de gagner le
soutien de la Turquie et des peuples musulmans dans cette entreprise,
avait dépecé l'Arménie, cédant la région de Kars à la Turquie et le
Haut Karabakh à l'Azerbaïdjan7.
Néanmoins, en juin 1991, le gouvernement turc a donné tacitement son
accord au projet commun lancé par l'homme d'affaires d'origine juive
Itzhak Alaton, chef de « Alarko holding », de mettre à la disposition
de l'Arménie le port de Trébizonde, en le transformant en zone de
libre-échange qu'il devait mettre en Å`uvre en partenariat avec l'homme
d'affaires américain d'origine arménienne et chef de l'Assemblée
arménienne d'Amérique8 Hrayr Hovnanian. Ce projet ambitieux aurait
pour but d'acheminer le gaz et le pétrole de l'Asie centrale via
l'Arménie vers Trébizonde et de lÃ, vers les marchés occidentaux,
ainsi que l'ouverture de postes frontières avec l'Arménie, le
redressement de la zone sinistrée par le séisme, la modernisation des
entreprises industrielles, la construction du chemin de fer
Erzeroum-Trébizonde9.
Le 11 septembre, lors de sa rencontre avec la délégation de la chambre
des représentants des Etats-Unis, Ter- Pétrossian a déclaré : « Des
contradictions historiques sérieuses existent entre l'Arménie et la
Turquie. Le peuple arménien ne peut oublier le Génocide perpétré Ã son
encontre en 1915 et son exigence relative à la reconnaissance
internationale du Génocide est tout à fait juste et légitime. Et
pourtant, malgré tout cela, l'Arménie et la Turquie doivent
normaliser leurs relations »10.
Ainsi, avant son indépendance même, l'Arménie avait déjà formulé sa
position vis-Ã-vis de la Turquie : elle n'avait pas de revendications
territoriales à son encontre, les relations entre les deux pays
allaient être normalisées, laissant de côté les contradictions
historiques et indépendamment du processus de reconnaissance
internationale du Génocide arménien.
Le dernier point était néanmoins préoccupant pour Ankara, ce qui l'a
poussée à bloquer ses chances, ne seraient-ce qu'infimes, dans toutes
ses démarches et initiatives, tandis que sur les plans économique,
sécuritaire et politique son attitude envers l'Arménie et les
organisations de lobbying de la Diaspora était celle « de la carotte
et du bton ».
Début de la politique turque de conditions préalables
Après l'accession à l'indépendance de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, Ã
l'automne 1991 et le referendum d'indépendance du Haut Karabakh du 10
décembre (le 26 décembre 1991, l'Union soviétique cessait d'exister Ã
la suite d'une déclaration officielle), l'Azerbaïdjan lançait son
agression contre la région « rebelle », en l'encerclant et marquant le
début de l'étape militaire du conflit (1991-94). La Turquie n'est pas
restée à l'écart et parallèlement au soutien politique et
diplomatique, elle a même apporté une assistance militaire Ã
l'Azerbaïdjan, surtout lors du vide apparent après le retrait des
troupes soviétiques du Caucase. D'après un article paru en 2000 dans
la revue Survival, au milieu de 1991 la Turquie avait mis en place «
l'acheminement secret par voie aérienne de quelque 5 000 fusils,
armements et lance-mines vers l'Azerbaïdjan via le Nakhitchévan »11.
L'analyse rétrospective d'événements historiques des années suivantes
et les faits publiés viennent confirmer que dès le départ, par le
soutien militaro-politique implicite accordé Ã l'Azerbaïdjan, la
Turquie l'encourageait à réprimer la revendication sécessionniste de
la région peuplée d'Arméniens en cherchant, sur le front diplomatique,
par le biais de ce facteur et en exerçant une pression indirecte sur
l'Arménie et en maniant l'appt économique, à parvenir à la
suppression de la politique de revendication dans les relations
arméno-turques.
En décembre 1991, la presse turque, se référant au patron de « Alarko
holding », Itzhak Alaton, annonçait qu'Ã la suite de l'initiative
arméno turque conjointe l'organisation de lobbying de son partenaire
arménien allait renoncer à la propagande de reconnaissance du
Génocide. Et quand l'Assemblée arménienne d'Amérique s'est htée Ã
démentir cette thèse, les médias turcs ont accusé Itzhak Alaton
d'avoir menti pour ses intérêts d'affaires12.
Bien que le gouvernement turc ait reconnu, le 16 décembre 1991, la
jeune République d'Arménie, elle ne s'est pas pressée pour autant
d'établir des relations diplomatiques avec celle-ci. Dans le message
du 24 décembre 1991 adressé au Président arménien Lévon
Ter-Pétrossian, le premier ministre turc Suleyman Demirel notait que «
son pays développerait des relations réciproques d'amitié avec les
autorités arméniennes conformément aux principes de l'OSCE » qui «
encourage à reconnaître l'intégrité territoriale des Etats et
l'inviolabilité de leurs frontières »13.
En janvier-mars 1992, lorsque les demandes d'adhésion de l'Arménie et
de l'Azerbaïdjan étaient examinées à l'ONU, au Conseil de l'Europe et
à l'OSCE, Ankara a tenté de prendre en otage la Cause arménienne
obligeant Erevan à renoncer à jamais à la revendication et à la
poursuite de la reconnaissance du Génocide.
Les conditions posées par la Turquie en contrepartie de
l'établissement de relations diplomatiques étaient les suivantes :
l'Arménie doit (1) reconnaître de jure ses frontières actuelles avec
la Turquie, en ratifiant les traités de Moscou et de Kars ; (2) ne pas
évoquer le Génocide arménien de 1915, renoncer officiellement aux
efforts de sa reconnaissance dans le monde et à sa revendication,
adopter des actes juridiques qui excluraient la haine raciale,
religieuse et ethnique en Arménie et à l'égard des États de l'OSCE ;
(3) condamner le terrorisme, ne pas le protéger et ne pas soutenir des
organisations qui luttent pour des revendications territoriales ; (4)
exercer une pression sur le Haut Karabakh afin qu'il cesse la lutte et
reconnaisse la suprématie et l'intégrité territoriale de
l'Azerbaïdjan.
Les trois premiers points des conditions ont été avancés
officiellement par le ministre turc des affaires étrangères Hikmet
Ä?etin, lors de la session de Prague de la CSCE/OSCE, Ã la fin janvier,
quant au point sur le conflit du Karabakh, il a été rajouté peu de
temps après14.
En vue de prendre connaissance des conditions de la zone de
libre-échange de Trébizonde Hrayr Hovnanian et Van Krikorian qui
étaient arrivés en Turquie, le 13 février 1992, Ã l'invitation
d'Itzhak Alaton, ont été accueillis par le chef de la diplomatie
turque H. Ä?etin, dont la presse a fait écho. Ä?etin a dû se justifier
pour avoir reçu officiellement « les ennemis de la Turquie », « les
leaders de la campagne de génocide » en disant qu'il avait donné le
rendez-vous à Itzhak Alaton seul, ignorant le fait qu'il serait
accompagné de lobbyistes arméniens. Plus tard, pour avoir « pris au
piège » le ministre turc, Itzhak Alaton a été éliminé du projet
d'entreprise mixte. Alors que la vraie raison était que les deux
organisations arméniennes de lobbying avaient démenti l'information
lancée par les médias turcs relative à leur renonciation à poursuivre
la campagne de reconnaissance du Génocide.
Une vieille haine officialisée par un nouveau conflit
En février 1992, les hostilités dans la zone de conflit du Karabakh
ont eu un impact dramatique sur le cours des relations entre Erevan et
Ankara qui s'observaient encore avec méfiance. En réponse à la
critique de plus en plus virulente de l'opinion turque accusant Ankara
« d'inaction et de tolérance face à « l'agression » arménienne », les
dirigeants turcs ont lancé une politique de pressions et
d'intimidations contre l'Arménie, d'abord par une rhétorique
appropriée, ensuite par des pressions et une démonstration de force.
Au lendemain des événements de Khodjalou, dans son discours d'Izmir du
4 mars, le président turc Turgut Ozal a exigé que la communauté
internationale recoure à des démarches plus résolues afin de faire
cesser les « violences arméniennes », menaçant sinon de stopper, par
la force, l'avancée des Arméniens15. Tandis que le long de la
frontière arménienne, sur la ligne Kars-Sarikamiche-Igdir le 2ème
corps d'armée turque commençait des exercices sous le nom de code «
Hiver-92 », ce qui a fait naître en Arménie des préoccupations sur une
éventuelle invasion turque16.
D'autre part, Ã partir du mois de mars, la Turquie avait commencé Ã
inspecter les avions qui acheminaient de l'aide humanitaire en
Arménie, provoquant la colère de l'Occident. Aux demandes
diplomatiques envoyées au MAE turc, jusqu'Ã la fin de l'année celui-ci
donnait immuablement la réponse suivante : « La Turquie n'a pas
l'intention de changer sa politique sous l'effet de pressions
extérieures en matière de contrôle des avions volant dans la zone de
conflit du Karabakh »17.
La libération de Chouchi, le 9 mai 1992, suivie peu après de celle du
corridor de Berdzor/Latchine, le 18 mai et la percée du blocus imposé
ont provoqué la colère de la Turquie. Mais plus que cela, ce sont les
informations relatives aux combats menés par les forces arméniennes
autour de la ville de Sadarak au Nakhitchevan qui ont lancé des
discussions à Ankara au sujet d'une éventuelle invasion militaire. Le
chef de l'état-major général des forces armées de Turquie, le général
Dogal GureÅ? a déclaré qu'il « était prêt à envoyer dans la zone de
conflit du Karabakh autant de soldats que le gouvernement de
l'Azerbaïdjan lui demanderait 18. Tandis que le général d'infanterie
Muhittin Fisunoglu remarquait que «tous les préparatifs nécessaires
sont faits et l'armée attend l'ordre d'Ankara pour partir »19.
Le gouvernement turc avertissait par sa décision du 18 mai que «
l'Arménie s'est engagée sur une mauvaise voie et qu'elle portera la
responsabilité pour toutes les conséquences, si elle ne renonce pas Ã
sa politique d'agression ». Et le président du parlement turc Hikmet
Zindoruk de renchérir : « La patience de la Turquie aussi a ses
limites. Il ne faut pas la mettre trop longtemps à l'épreuve »20.
La réaction russe à ces menaces d'envahir le Caucase n'a pas tardé, le
maréchal Yevguéni Chapochnikov, commandant en chef des forces armées
de la CEI déclarait : « Si une autre partie s'implique dans le conflit
nous pouvons nous retrouver au seuil de la troisième Guerre Mondiale
»21. Cela a mis un bémol à la rhétorique d'Ankara au sujet du Karabakh
sans toutefois freiner ses aspirations bellicistes22.
Dans son interview du 2 juin, accordée au journal turc Cumhuriet le
président arménien L. Ter-Pétrossian a dénoncé la poursuite par Ankara
« d'une politique panturque et de l'objectif de remplir le vide
politique survenu dans la région ». Selon ses paroles, si la Turquie
ne poursuivait pas de tels objectifs, mais, « au contraire, avançait,
en s'appuyant sur le développement culturel, scientifique et
économique, nous aurions salué chaleureusement cela. L'Arménie aurait
participé volontiers à une telle coopération. Nous pensons que cela
aurait été efficace. [¦] S'il y avait des relations diplomatiques
entre l'Arménie et la Turquie [¦] la paix aurait régné dans la région.
Mais je pense qu'il n'est pas trop tard pour cela »23.
Lors de son entrevue avec Lévon Ter-Pétrossian, le 14 juin à Rio de
Janeiro, le Premier ministre turc S. Demirel avait laissé entendre : «
Vous ne pouvez pas atteindre votre but par la guerre ou par des
combats. [¦] Vous êtes entourés par l'Azerbaïdjan et la Turquie. Tant
que vous n'avez pas établi de relations d'amitié avec eux, vous allez
vous retrouver devant des problèmes graves et des difficultés ». En
répondant à l'objection de Ter-Pétrossian que ce n'est pas l'Arménie,
maisl'Azerbaïdjan qui a commencé l'agression, le chef du gouvernement
turc avait riposté : « Si vous voulez la paix, il faut que vous
quittiez Chouchi et Latchine. De plus, vous devez savoir que nous
suivons avec une préoccupation profonde les événements au
Nakhitchevan. Nous vous conseillons de résoudre les problèmes par des
négociations avec l'Azerbaïdjan et le Nakhitchevan¦ Essayez de
gouverner votre pays, et n'invitez pas les autres pays à s'ingérer
dans vos affaires intérieures. Et ne permettez pas que les Arméniens
d'Amérique vous gouvernent, vous et vos affaires »24.
La poursuite des relations bilatérales s'inscrivait lors d'une visite
en Turquie d'une délégation arménienne conduite par Lévon
Ter-Pétrossian, du 23 au 26 juin 1992, en vue de participer à la
fondation de l'Organisation de coopération économique de la mer
Noire25. Lors de sa rencontre avec le Premier ministre Demirel, le
président arménien avait remarqué que leurs relations bilatérales ne
devaient pas être conditionnées par les relations arméno-azéries. Ce Ã
quoi Demirel avait répondu qu'il était d'accord en principe, mais
qu'en Artsakh le sang coulait et que le seul obstacle Ã
l'établissement de relations diplomatiques entre les deux pays étaient
l' affrontement armé continu.
Du 23 au 25 août 1992, Erevan a accueilli une délégation turque
conduite par le vice-ministre des affaires étrangères Bilgin Unan. La
partie arménienne a déclaré être prête à signer un accord
d'établissement de relations diplomatiques avec la Turquie, tandis que
Unan faisait remarquer que l'Arménie devait reconnaître l'intégrité
territoriale tant de la Turquie que de l'Azerbaïdjan. Ã propos de
cette condition Erevan avait explicité qu'en adhérant à l'ONU,
l'Arménie s'était d'ores et déjà engagée à respecter le principe
d'intégrité territoriale26. Néanmoins les parties se sont entendues
pour boucler les négociations relatives à la reconnaissance des
frontières en hiver de 1993, ce qui ne s'est pas fait27.
Les relations arméno-turques se sont dégradées une nouvelle fois le 10
septembre 1992, Ã la suite des déclarations faites par le ministre
arménien des affaires étrangères Raffi Hovhannissian, lors de la
réunion ministérielle d'Istanbul du Conseil de l'Europe. Ce dernier
avait évoqué le Génocide arménien, accusant la Turquie de ne pas
établir de relations diplomatiques avec l'Arménie, de faire obstacle Ã
l'adhésion de son pays aux différentes structures européennes (Conseil
de l'Europe, OSCE), de ne pas adopter une position neutre dans le
conflit de Karabakh, de torpiller l'acheminement de l'aide humanitaire
vers l'Arménie et d'apporter une assistance militaire à l'Azerbaïdjan.
Raffi Hovhannissian avait déclaré qu'en «Azerbaïdjan se trouvent des
conseillers militaires et des officiers turcs », quant aux «
informations relatives au trafic d'armes en Azerbaïdjan en provenance
de Turquie, celles-ci sont nombreuses »28.
De la politique de punition jusqu'Ã la menace d'invasion
En avril 1993 Ã Karvatchar (Kelbadjar) une série de contre-offensives
réussies lancées par les forces arméniennes a fait monter à nouveau la
tension dans les relations arméno turques. Le Premier ministre turc
Demirel prévenait, le 3 avril, que l'Arménie et le monde n'avaient pas
apprécié Ã sa juste valeur la patience de la Turquie.
Le 5 avril, date de l'opération militaire de Karvatchar, le ministère
turc des affaires étrangères déclarait : « Par le recours à la force,
l'Arménie tente de violer l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan et
de changer les frontières mondialement reconnues ». Le jour même la
Turquie fermait le couloir international aérien H-50, empêchant les
survols des avions vers l'Arménie, ainsi que le chemin de fer
Gumri-Kars, interdisant l'acheminement de l'aide humanitaire via son
territoire29.
Le président de la Turquie Turgut Ozal déclarait : « Ils ont ouvert un
couloir de haut et de bas, rattachant de fait cette région Ã
l'Arménie. Il n'y a plus de problème du Karabakh, il n'y a que les
ambitions de l'Arménie concernant la Grande Arménie [¦] Ne me demandez
pas si nous envahirons l'Arménie ou non. Mais la Turquie doit bien
calculer ses démarches »30.
Sous prétexte d'exercices, les unités de la troisième armée turque ont
été mobilisées sur la frontière arméno-turque. « Que se passerait-il
si lors de ces exercices, trois de nos bombes atterrissaient sur le
territoire arménien ? Qu'est-ce qui se passerait si nous envoyions un
ou deux détachements au Nakhitchevan ? Nous sommes liés au
Nakhitchevan par un traité. Qu'est-ce qui se passerait ? Qui nous
ferait quoi que ce soit ? Qui interviendrait ? Qui a pu intervenir en
Bosnie ? Dans la politique mondiale nous ne pouvons rien obtenir sans
risque », telle est la série de questions rhétoriques que le président
turc étale l'une après l'autre31.
Ses appréciations du Génocide arménien qui ravivaient la plaie étaient
assez dangereuses : « Les Arméniens n'apprennent rien de l'histoire.
En Anatolie aussi ils ont fait une pareille tentative. Mais ils ont
reçu une gifle monumentale. Et jusqu'Ã présent ils n'en ont pas oublié
la douleur. S'ils essaient cela ici aussi (en Azerbaïdjan), en
s'appuyant sur l'aide de tel ou tel Etat, une riposte les attend »32.
Alors que le parlement turc était sur le point de signer une alliance
militaire avec l'Azerbaïdjan, la Maison-Blanche a prévenu « qu'elle ne
tolérerait pas l'intervention d'un pays tiers dans le conflit arméno
azéri »33. Le 17 avril déjà le président turc excluait la possibilité
de la guerre contre l'Arménie.
Dans le cadre de la politique de pression sur l'Arménie il ne restait
plus rien à la Turquie que de saisir régulièrement le Conseil de
sécurité de l'ONU en vue d'apporter un soutien diplomatique Ã
l'Azerbaïdjan, de présenter plusieurs initiatives diplomatiques dans
le cadre de l'OSCE suite auxquelles l'ONU a adopté quatre résolutions
en la matière. Dès la première résolution la Turquie a déclaré qu'en
cas de non-respect de celle-ci il faudrait recourir, Ã l'encontre de
« l'agresseur », Ã des sanctions, Ã savoir, Ã une contrainte
internationale.
Avant le début d'automne, les troupes turques avaient été placées en
état d'alerte en vue d'investir l'Arménie et le Caucase au moment
opportun. Ce moment opportun devait arriver après la chute du pouvoir
d'Eltsine à Moscou, en automne de 1993 et le succès du putsch dirigé
par Khasboulatov et Roudskoy. Dans ses mémoires, le premier
ambassadeur de Grèce en Arménie Leonidas Khrysantopoulos disait, en
parlant de cette période, que Ter-Pétrossian lui avait fait part, le 5
octobre, que le Conseil de sécurité avait décidé de placer l'armée au
plus haut degré d'alerte pour que, après l'éventuel retrait des
troupes russes elle puisse défendre le pays de l'invasion turque.
D'après Ter-Pétrossian, selon les informations parvenues de sources
diverses la Turquie devait se servir, comme prétexte, de la question
kurde ou de son devoir de protection du Nakhitchévan34.
à son tour, l'ambassadeur de France lui avait transmis, le 11 octobre,
l'information obtenue par les services spéciaux de son pays (confirmée
par les diplomates américains) selon laquelle conformément à l'entente
obtenue entre Ankara et Khasboulatov, « s'il reste à son poste, il
permettra à la Turquie de mener des opérations restreintes en Arménie
en prétextant le problème kurde, ainsi qu'en Géorgie pour la sécurité
de l'Abkhazie ». Pour cela les troupes russes devaient évacuer
l'Arménie. Enfin, une information similaire était parvenue Ã
l'ambassadeur le 12 octobre par le ministre de la défense de l'Arménie
Vazguen Sarkissian, évoquant à nouveau « quelque événement important »
attendu à Moscou et le renforcement des troupes turques constaté à la
frontière arménienne35.
Il est à noter qu'à partir du 26 juillet 1993, Ankara préparait déjÃ
le terrain pour justifier son invasion : le ministre turc de
l'Intérieur Mehmet Goziogli s'était mis à accuser le gouvernement
arménien de collusions avec le parti des travailleurs du Kurdistan.
L'Arménie n'a pas tardé de réfuter cette thèse, en ajoutant qu'il
n'existait pas de bureau du PKK Ã Erevan36.
Cependant l'écrasement du Putsch en Russie, le 4 octobre, et l'échec
des plans de retrait des troupes russes stationnées en Arménie ont mis
fin à la perspective d'opérations restreintes des forces armées
turques au Caucase. Entre temps, dans la zone de conflit du Karabakh
la progression des forces arméniennes dans les régions de Kovsakan
(Zanguelan) et de Horadiz ont permis au Haut Karabakh d'avoir un lien
et une frontière terrestre fiable aussi avec l'Iran.
La politique de la frontière fermée
Alors que l'étape militaire du conflit du Karabakh devait prendre fin
en mai 1994, par la signature d'un accord tripartite de cessez-le-feu,
le rapprochement de l'Arménie et de la Turquie avait pris fin un an
plus tôt, avec la fermeture unilatérale de la frontière.
Ankara avait beau expliquer sa démarche en premier lieu par le
problème du Karabakh. Ce qui importe surtout c'est qu'il n'a pas
réussi à tirer le maximum de cette situation, à savoir obtenir
satisfaction de ses quatre conditions préalables et ce, ni en usant
des pressions, ni par des intimidations, ni par des intéressements
économiques. Dans le format bilatéral l'Arménie avait fait le maximum
en déclarant ne pas avoir de revendications territoriales.
Tandis que la Turquie qui cherchait à effectuer un retour dans la
région du Caucase après un intervalle de 70 ans et prendre part au
Grand jeu en remplissant le vide géopolitique dû Ã l'évincement de la
Russie, en consolidant ses positions en Transcaucasie et en Asie
centrale par le biais de liens ethnoculturels, souhaitait obtenir
davantage tant pour se prémunir contre les revendications arméniennes
que pour satisfaire les objectifs de sa politique régionale.
Par son soutien militaro-politique et diplomatique à l'Azerbaïdjan
dans la guerre que ce dernier avait lancée contre le Haut Karabakh et
l'Arménie Ankara a lui-même rapproché les deux axes, arméno turc et
arméno-azéri, ressuscitant chez les Arméniens l'image du Turc, ennemi
éternel. Aussi, c'est à la Turquie qu'il revient de les dissocier.
Le slogan officiel « une nation- deux États », caractérisant les
relations turco-azéries et lancé en même temps d'Ankara et de Bakou,
n'a pas laissé de place, parmi les Arméniens, au triomphe de la thèse
selon laquelle « le Turc et la Turquie ont changé », en faisant la
part belle à la perception réaliste d'un autre adage éprouvé par le
temps : « Le Turc reste toujours un Turc ».
Par le verrouillage de sa frontière avec l'Arménie en 1993 Ankara a
officialisé le lien entre les axes des deux conflits, conditionnant
l'ouverture de la frontière par des concessions territoriales d'Erevan
en faveur de l'Azerbaïdjan et par le renoncement à la reconnaissance
du Génocide et à la poursuite de la revendication arménienne qui reste
jusqu'Ã présent l'épine dorsale de sa politique envers l'Arménie pour
les partisans de la ligne dure37.
Par la suite, la politique conjointe turco azérie visant à encercler
l'Arménie en l'évinçant des projets régionaux a parachevé la politique
arménienne de la Turquie, ajoutant encore un problème délicat à ceux
qui existaient déjà : celui du conflit du Karabakh dont Ankara
n'arrive plus ni ne souhaite se débarrasser.
1 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
arméno-turques, Erevan, 1998, p. 11.
2 Détachements spéciaux de la Milice (police) soviétique (appellation
russe : OMON) qui, main dans la main avec la milice azérie, sous
prétexte de désarmement de détachements armés de volontaires arméniens
menaient des opérations militarisées d'intimidation dans les localités
arméniennes frontalières entre la Région autonome du Haut Karabakh et
l'Arménie.
3 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
arméno-turques, Erevan, 1998, p. 11.
4 Journal Azg, 27.05.1991.
5 Ð'езавиÑ?имаÑ? Ð`азеÑ?а, 14.05.1991
6 Hürriyet, 02.05.1991
7 Ð?ÑгÑ?менÑ?Ñ? и Ñ?акÑ?Ñ?, 11.05.1991.
8 Organisation de lobbying arménien.
9 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
arméno-turques, Erevan, 1998, p.15.
10 Azg, le 11 septembre1991.
11 R. Bronson; R. Bhatty, `NATO's mixed signals in the South Caucasus
and Central Asia', Survival, volume 42, issue 3, January 2000, p.134.
12 Tigran Lazarian, Тhe Role of NGO's in Turkey-Armenia Rapprochment,
p. 155,http://www.esiweb.org/pdf/Lazarian,%20Goksel%20-%20The%20Role%20of%20NGOs%20in%20Turkey-Armenia%20Rapprochement%20-%20November%202009.pdf,
in: Non-traditional Security Threats and Regional Cooperation in the
Southern Caucasus.
13 Archives nationales d'Arménie, fonds 326, 9/192, pp. 1-2.
14 Mémoires du ministre arménien des affaires étrangères Raffi
Hovhannissian de l'intervention de son homologue turc Hikmet Ä?etin
lors de la séance de la CSCE/OSCE, discours à l'Université de
Georgetown, version arménienne
:http://www.armenianow.com/hy/commentary/21927/diaspora_armenia_genocde_hovannisian_georgetown_un iversityversion
anglaise :http://www.armenianow.com/commentary/21925/diaspora_armenia_genocde_hovannisian_georgetown_un iversity,
ainsi que les commentaires du collaborateur du MAE de la RA Christian
Der-Stépanian, Azg, 12 février 1992.
15 Cumhuriyet, 05.03.1992.
16 Artak Zargarian, la Turquie et le conflit de l'Artsakh,
http://notebook.mskh.am/art.php?id=315
17 Nezavisimaya Gazeta, 23,06,1992.
18 Turkish Daily News, 27.05.1992
19 Hayk Demoian, Turkey and the Karabakh Conflict (Turtsiya I
Karabakhskiy Konflikt, in Russian), Yerevan, 2006, p.32.
20 Azg, le 20 mai 1992.
21 Turkish Daily News, 21.05.1992.
22 Selon les données de la reconnaissance russe, en septembre 1992
l'armée azerbaïdjanaise a compté 670 militaires turcs dont 550
soldats, 112 officiers et 8 généraux. A. Avakian, L'activité des
nationalistes turcs en Azerbaïdjan en 1990-1994. Armée arménienne, 3
(49), 2006, p. 50.
D'après l'article paru en 1990 dans la revue Survival, en mars-avril
de 1992, la Turquie avait entraîné 450 volontaires sur la base de
Gabala relevant du ministère de l'Intérieur d'Azerbaïdjan. R. Bronson;
R. Bhatty, `NATO?s mixed signals in the South Caucasus and Central
Asia', Survival, volume 42, issue 3, January 2000, p.134. Selon la
presse russe, avant la fin de 1992, quelque 5000 Ã 6000 militaires
turcs sont arrivés en Azerbaïdjan. Dans le livre de Hayk Demoyan,
Turkey and the Karabakh Conflict, Yerevan, 2006, avec renvoi Ã
?Literaturnaya Gazeta? (Russian), 23.09.1992.
23 Azg, le 4 juin 1992, traduction de l'article de Cumhuriet du 2 juin 1992.
24 Azg, le 18 juin 1992.
25 Milliyet, 27.06.1992.
26 Journal Hayastani Hanrapetoutiun, 26.09.1992.
27 Gerard J. Libaridian. Modern Armenia: People, Nation, State,
Chicago, 2004, p. 269.
28 Intervention du ministre arménien des affaires étrangères Raffi
Hovhannissian à la réunion du conseil des ministres du CE, Istanbul,
10 septembre 1992, http://www.nci.am/analyses/arm/statement/
29 MAE de la RA, département du Proche et Moyen Orient, section de
Turquie, Arménie-Turquie, Chronique (Arménie-Turquie : dialogue
ouvert), Centre de dialogues sociaux et de développements, Erevan,
2005.
30 Milliyet, 08.04.1993.
31 Hürriyet, 08.04.1993.
32 Türkiye, 16.04.1993.
33 Azg, le 17 avril 1993.
34 Leonidas Khrysantopoulos, « Coup d'Etat en Arménie : chronique d'un
diplomate », p.88.
35 Selon Vazguen Sarkissian, « A la même période, la Turquie avait
complété ses unités en Azerbaïdjan et au Nakhitchévan de deux
brigades et de 15 hélicoptères. Elle créait déjà une tension sur la
frontière et ses soldats avaient ouvert le feu sur la frontière
arménienne à l'aide d'armes à feu légères. Les troupes russes
s'étaient abstenues de riposter. [¦] Il était clair pour le
gouvernement que la Turquie n'oserait pas attaquer tant que les
troupes russes seraient en Arménie. Leonidas Khrysantopoulos, « Coup
d'Etat en Arménie : chronique d'un diplomate », p.90.
36 Azg, le 27 juillet 1993.
37 Afsaneh Chirani, Développement de relations interétatiques entre
l'Arménie et la Turquie (1991-2013) ;
http://lraber.asj-oa.am/6265/1/120-127.pdf
http://repairfuture.net/index.php/fr/le-genocide-point-de-vue-d-armenie/le-conflit-du-karabakh-dans-la-politique-armenienne-de-la-turquie
lundi 24 novembre 2014
Le Génocide dans les rapports Arménie-Turquie
Point de vue d'Arménie
Styopa Safaryan
Fondateur de l'Institut arménien des affaires internationales et de sécurité
Il semblait que l'optimisme idéaliste né dans le système de relations
internationales à la suite de la fin de la Guerre froide allait
promouvoir inéluctablement la normalisation des relations
arméno-turques et que les facteurs objectifs et subjectifs censés
mettre en Å`uvre la chance nouvellement apparue en faveur de la
réconciliation du passé antagonique s'avéreraient plus puissants que
ceux les entravant.
Cependant, l'enthousiasme de l'optimisme idéaliste s'est vite assombri
dans le Caucase avec l'éclatement de conflits ethno-territoriaux
ouverts à l'implication de tiers, transférant ainsi la perception de
relations internationales sur le champ du réalisme et du pessimisme.
L'un des conflits les plus meurtriers fut celui de la région autonome
du Haut-Karabakh, placée sous la juridiction de l'Azerbaïdjan
soviétique suite à la décision politique du couple Lénine-Staline en
1921 (faisant partie d'une entente plus vaste entre bolcheviks et
Jeunes-Turcs) dans lequel l'implication turque, d'abord politique et
diplomatique, ensuite implicitement militaire, a envenimé davantage la
situation.
Dès le départ, la perspective de l'indépendance de l'Arménie était
accompagnée de la revendication de réunification de l'enclave
arménienne de l'Azerbaïdjan soviétique du Haut-Karabakh, puis de celle
d'autodétermination et d'indépendance, conformément au droit
international et à la législation soviétique, inquiétait les milieux
politiques de Turquie.
Des préoccupations avaient déjà été exprimées au début de 1990 selon
lesquelles en cas d'indépendance de l'Arménie, la Turquie allait se
retrouver dans l'étau des revendications arméno grecques1. Cette
préoccupation venait principalement du fait que la destruction d'une
petite pièce dans le grand arrangement turco bolchévique pourrait
conduire à l'effondrement de l'arrangement tout entier sur la base
duquel avaient été tracées les frontières de l'URSS et de la Turquie Ã
la suite du démembrement de l'Arménie et du don de ses territoires Ã
la Turquie et à l'Azerbaïdjan.
Au-delà des perceptions subjectives et hypothétiques turques évoquées
ci-dessus, le conflit du Karabakh menaçait aussi de se projeter
objectivement sur l'axe arméno turc. Au premier stade du conflit
(1988-1990), l'Azerbaïdjan a réagi à la revendication indépendantiste
de l'Artsakh par des massacres d'Arméniens à Soumgaït (février 1988),
à Bakou, à Kirovabad/Gandzak et ailleurs (janvier 1990), suivis de
l'action répressive « Koltso » (Anneau) menée conjointement avec les
forces spéciales de police soviétique2 en avril 1991 et par le blocus
économique.
Ces opérations ont ressuscité les pires associations concernant non
seulement les affrontements sanglants arméno-azéris du début du siècle
dernier, mais également le Génocide arménien perpétré dans l'Empire
ottoman ayant coûté la vie à un million et demi d'Arméniens et
entraînant la perte de leur patrie historique. Dans la conscience
collective des Arméniens, le fait de raviver indirectement la plaie
arméno-turque constituait déjà un risque pour la normalisation de ces
relations.
Malgré cela, les messages échangés entre Erevan et Ankara à la période
initiale du conflit du Karabakh traduisaient leur intention de
rapprochement. Selon Lévon Ter-Pétrossian, président du Conseil
suprême de la RA, « l'Arménie doit établir des relations dignes des
pays civilisés avec tous ses voisins sans exception, y compris la
Turquie »3.
Le 7 janvier 1991, le président turc annonçait le projet
d'établissement de relations économiques avec l'Arménie4. En avril
1991, Ter-Pétrossian assurait à l'ambassadeur de Turquie en URSS
Volkan Vural en visite à Erevan que l'Arménie changeait, qu'elle
voulait établir des liens d'amitié et qu'elle était prête à toutes
sortes de coopération mutuellement avantageuse avec la Turquie, en
ajoutant que« l'Arménie n'avait aucune revendication territoriale
vis-Ã-vis de la Turquie »5. L'ambassadeur turc a transmis à Ankara un
rapport optimiste selon lequel « la nouvelle politique adoptée par les
autorités arméniennes d'aujourd'hui à l'égard de la Turquie est
moderne et découle des intérêts des deux peuples »6.
Cependant la Turquie a jugé préoccupante l'interview accordée par
Lévon Ter-Pétrossian, le 11 mai 1991, au journal « Argumenti i fakti »
où le président du parlement arménien remarquait qu'après l'échec de
l'idée de la révolution permanente en Europe en 1920-1921, la Russie
soviétique s'était tournée vers l'Orient et, en vue de gagner le
soutien de la Turquie et des peuples musulmans dans cette entreprise,
avait dépecé l'Arménie, cédant la région de Kars à la Turquie et le
Haut Karabakh à l'Azerbaïdjan7.
Néanmoins, en juin 1991, le gouvernement turc a donné tacitement son
accord au projet commun lancé par l'homme d'affaires d'origine juive
Itzhak Alaton, chef de « Alarko holding », de mettre à la disposition
de l'Arménie le port de Trébizonde, en le transformant en zone de
libre-échange qu'il devait mettre en Å`uvre en partenariat avec l'homme
d'affaires américain d'origine arménienne et chef de l'Assemblée
arménienne d'Amérique8 Hrayr Hovnanian. Ce projet ambitieux aurait
pour but d'acheminer le gaz et le pétrole de l'Asie centrale via
l'Arménie vers Trébizonde et de lÃ, vers les marchés occidentaux,
ainsi que l'ouverture de postes frontières avec l'Arménie, le
redressement de la zone sinistrée par le séisme, la modernisation des
entreprises industrielles, la construction du chemin de fer
Erzeroum-Trébizonde9.
Le 11 septembre, lors de sa rencontre avec la délégation de la chambre
des représentants des Etats-Unis, Ter- Pétrossian a déclaré : « Des
contradictions historiques sérieuses existent entre l'Arménie et la
Turquie. Le peuple arménien ne peut oublier le Génocide perpétré Ã son
encontre en 1915 et son exigence relative à la reconnaissance
internationale du Génocide est tout à fait juste et légitime. Et
pourtant, malgré tout cela, l'Arménie et la Turquie doivent
normaliser leurs relations »10.
Ainsi, avant son indépendance même, l'Arménie avait déjà formulé sa
position vis-Ã-vis de la Turquie : elle n'avait pas de revendications
territoriales à son encontre, les relations entre les deux pays
allaient être normalisées, laissant de côté les contradictions
historiques et indépendamment du processus de reconnaissance
internationale du Génocide arménien.
Le dernier point était néanmoins préoccupant pour Ankara, ce qui l'a
poussée à bloquer ses chances, ne seraient-ce qu'infimes, dans toutes
ses démarches et initiatives, tandis que sur les plans économique,
sécuritaire et politique son attitude envers l'Arménie et les
organisations de lobbying de la Diaspora était celle « de la carotte
et du bton ».
Début de la politique turque de conditions préalables
Après l'accession à l'indépendance de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, Ã
l'automne 1991 et le referendum d'indépendance du Haut Karabakh du 10
décembre (le 26 décembre 1991, l'Union soviétique cessait d'exister Ã
la suite d'une déclaration officielle), l'Azerbaïdjan lançait son
agression contre la région « rebelle », en l'encerclant et marquant le
début de l'étape militaire du conflit (1991-94). La Turquie n'est pas
restée à l'écart et parallèlement au soutien politique et
diplomatique, elle a même apporté une assistance militaire Ã
l'Azerbaïdjan, surtout lors du vide apparent après le retrait des
troupes soviétiques du Caucase. D'après un article paru en 2000 dans
la revue Survival, au milieu de 1991 la Turquie avait mis en place «
l'acheminement secret par voie aérienne de quelque 5 000 fusils,
armements et lance-mines vers l'Azerbaïdjan via le Nakhitchévan »11.
L'analyse rétrospective d'événements historiques des années suivantes
et les faits publiés viennent confirmer que dès le départ, par le
soutien militaro-politique implicite accordé Ã l'Azerbaïdjan, la
Turquie l'encourageait à réprimer la revendication sécessionniste de
la région peuplée d'Arméniens en cherchant, sur le front diplomatique,
par le biais de ce facteur et en exerçant une pression indirecte sur
l'Arménie et en maniant l'appt économique, à parvenir à la
suppression de la politique de revendication dans les relations
arméno-turques.
En décembre 1991, la presse turque, se référant au patron de « Alarko
holding », Itzhak Alaton, annonçait qu'Ã la suite de l'initiative
arméno turque conjointe l'organisation de lobbying de son partenaire
arménien allait renoncer à la propagande de reconnaissance du
Génocide. Et quand l'Assemblée arménienne d'Amérique s'est htée Ã
démentir cette thèse, les médias turcs ont accusé Itzhak Alaton
d'avoir menti pour ses intérêts d'affaires12.
Bien que le gouvernement turc ait reconnu, le 16 décembre 1991, la
jeune République d'Arménie, elle ne s'est pas pressée pour autant
d'établir des relations diplomatiques avec celle-ci. Dans le message
du 24 décembre 1991 adressé au Président arménien Lévon
Ter-Pétrossian, le premier ministre turc Suleyman Demirel notait que «
son pays développerait des relations réciproques d'amitié avec les
autorités arméniennes conformément aux principes de l'OSCE » qui «
encourage à reconnaître l'intégrité territoriale des Etats et
l'inviolabilité de leurs frontières »13.
En janvier-mars 1992, lorsque les demandes d'adhésion de l'Arménie et
de l'Azerbaïdjan étaient examinées à l'ONU, au Conseil de l'Europe et
à l'OSCE, Ankara a tenté de prendre en otage la Cause arménienne
obligeant Erevan à renoncer à jamais à la revendication et à la
poursuite de la reconnaissance du Génocide.
Les conditions posées par la Turquie en contrepartie de
l'établissement de relations diplomatiques étaient les suivantes :
l'Arménie doit (1) reconnaître de jure ses frontières actuelles avec
la Turquie, en ratifiant les traités de Moscou et de Kars ; (2) ne pas
évoquer le Génocide arménien de 1915, renoncer officiellement aux
efforts de sa reconnaissance dans le monde et à sa revendication,
adopter des actes juridiques qui excluraient la haine raciale,
religieuse et ethnique en Arménie et à l'égard des États de l'OSCE ;
(3) condamner le terrorisme, ne pas le protéger et ne pas soutenir des
organisations qui luttent pour des revendications territoriales ; (4)
exercer une pression sur le Haut Karabakh afin qu'il cesse la lutte et
reconnaisse la suprématie et l'intégrité territoriale de
l'Azerbaïdjan.
Les trois premiers points des conditions ont été avancés
officiellement par le ministre turc des affaires étrangères Hikmet
Ä?etin, lors de la session de Prague de la CSCE/OSCE, Ã la fin janvier,
quant au point sur le conflit du Karabakh, il a été rajouté peu de
temps après14.
En vue de prendre connaissance des conditions de la zone de
libre-échange de Trébizonde Hrayr Hovnanian et Van Krikorian qui
étaient arrivés en Turquie, le 13 février 1992, Ã l'invitation
d'Itzhak Alaton, ont été accueillis par le chef de la diplomatie
turque H. Ä?etin, dont la presse a fait écho. Ä?etin a dû se justifier
pour avoir reçu officiellement « les ennemis de la Turquie », « les
leaders de la campagne de génocide » en disant qu'il avait donné le
rendez-vous à Itzhak Alaton seul, ignorant le fait qu'il serait
accompagné de lobbyistes arméniens. Plus tard, pour avoir « pris au
piège » le ministre turc, Itzhak Alaton a été éliminé du projet
d'entreprise mixte. Alors que la vraie raison était que les deux
organisations arméniennes de lobbying avaient démenti l'information
lancée par les médias turcs relative à leur renonciation à poursuivre
la campagne de reconnaissance du Génocide.
Une vieille haine officialisée par un nouveau conflit
En février 1992, les hostilités dans la zone de conflit du Karabakh
ont eu un impact dramatique sur le cours des relations entre Erevan et
Ankara qui s'observaient encore avec méfiance. En réponse à la
critique de plus en plus virulente de l'opinion turque accusant Ankara
« d'inaction et de tolérance face à « l'agression » arménienne », les
dirigeants turcs ont lancé une politique de pressions et
d'intimidations contre l'Arménie, d'abord par une rhétorique
appropriée, ensuite par des pressions et une démonstration de force.
Au lendemain des événements de Khodjalou, dans son discours d'Izmir du
4 mars, le président turc Turgut Ozal a exigé que la communauté
internationale recoure à des démarches plus résolues afin de faire
cesser les « violences arméniennes », menaçant sinon de stopper, par
la force, l'avancée des Arméniens15. Tandis que le long de la
frontière arménienne, sur la ligne Kars-Sarikamiche-Igdir le 2ème
corps d'armée turque commençait des exercices sous le nom de code «
Hiver-92 », ce qui a fait naître en Arménie des préoccupations sur une
éventuelle invasion turque16.
D'autre part, Ã partir du mois de mars, la Turquie avait commencé Ã
inspecter les avions qui acheminaient de l'aide humanitaire en
Arménie, provoquant la colère de l'Occident. Aux demandes
diplomatiques envoyées au MAE turc, jusqu'Ã la fin de l'année celui-ci
donnait immuablement la réponse suivante : « La Turquie n'a pas
l'intention de changer sa politique sous l'effet de pressions
extérieures en matière de contrôle des avions volant dans la zone de
conflit du Karabakh »17.
La libération de Chouchi, le 9 mai 1992, suivie peu après de celle du
corridor de Berdzor/Latchine, le 18 mai et la percée du blocus imposé
ont provoqué la colère de la Turquie. Mais plus que cela, ce sont les
informations relatives aux combats menés par les forces arméniennes
autour de la ville de Sadarak au Nakhitchevan qui ont lancé des
discussions à Ankara au sujet d'une éventuelle invasion militaire. Le
chef de l'état-major général des forces armées de Turquie, le général
Dogal GureÅ? a déclaré qu'il « était prêt à envoyer dans la zone de
conflit du Karabakh autant de soldats que le gouvernement de
l'Azerbaïdjan lui demanderait 18. Tandis que le général d'infanterie
Muhittin Fisunoglu remarquait que «tous les préparatifs nécessaires
sont faits et l'armée attend l'ordre d'Ankara pour partir »19.
Le gouvernement turc avertissait par sa décision du 18 mai que «
l'Arménie s'est engagée sur une mauvaise voie et qu'elle portera la
responsabilité pour toutes les conséquences, si elle ne renonce pas Ã
sa politique d'agression ». Et le président du parlement turc Hikmet
Zindoruk de renchérir : « La patience de la Turquie aussi a ses
limites. Il ne faut pas la mettre trop longtemps à l'épreuve »20.
La réaction russe à ces menaces d'envahir le Caucase n'a pas tardé, le
maréchal Yevguéni Chapochnikov, commandant en chef des forces armées
de la CEI déclarait : « Si une autre partie s'implique dans le conflit
nous pouvons nous retrouver au seuil de la troisième Guerre Mondiale
»21. Cela a mis un bémol à la rhétorique d'Ankara au sujet du Karabakh
sans toutefois freiner ses aspirations bellicistes22.
Dans son interview du 2 juin, accordée au journal turc Cumhuriet le
président arménien L. Ter-Pétrossian a dénoncé la poursuite par Ankara
« d'une politique panturque et de l'objectif de remplir le vide
politique survenu dans la région ». Selon ses paroles, si la Turquie
ne poursuivait pas de tels objectifs, mais, « au contraire, avançait,
en s'appuyant sur le développement culturel, scientifique et
économique, nous aurions salué chaleureusement cela. L'Arménie aurait
participé volontiers à une telle coopération. Nous pensons que cela
aurait été efficace. [¦] S'il y avait des relations diplomatiques
entre l'Arménie et la Turquie [¦] la paix aurait régné dans la région.
Mais je pense qu'il n'est pas trop tard pour cela »23.
Lors de son entrevue avec Lévon Ter-Pétrossian, le 14 juin à Rio de
Janeiro, le Premier ministre turc S. Demirel avait laissé entendre : «
Vous ne pouvez pas atteindre votre but par la guerre ou par des
combats. [¦] Vous êtes entourés par l'Azerbaïdjan et la Turquie. Tant
que vous n'avez pas établi de relations d'amitié avec eux, vous allez
vous retrouver devant des problèmes graves et des difficultés ». En
répondant à l'objection de Ter-Pétrossian que ce n'est pas l'Arménie,
maisl'Azerbaïdjan qui a commencé l'agression, le chef du gouvernement
turc avait riposté : « Si vous voulez la paix, il faut que vous
quittiez Chouchi et Latchine. De plus, vous devez savoir que nous
suivons avec une préoccupation profonde les événements au
Nakhitchevan. Nous vous conseillons de résoudre les problèmes par des
négociations avec l'Azerbaïdjan et le Nakhitchevan¦ Essayez de
gouverner votre pays, et n'invitez pas les autres pays à s'ingérer
dans vos affaires intérieures. Et ne permettez pas que les Arméniens
d'Amérique vous gouvernent, vous et vos affaires »24.
La poursuite des relations bilatérales s'inscrivait lors d'une visite
en Turquie d'une délégation arménienne conduite par Lévon
Ter-Pétrossian, du 23 au 26 juin 1992, en vue de participer à la
fondation de l'Organisation de coopération économique de la mer
Noire25. Lors de sa rencontre avec le Premier ministre Demirel, le
président arménien avait remarqué que leurs relations bilatérales ne
devaient pas être conditionnées par les relations arméno-azéries. Ce Ã
quoi Demirel avait répondu qu'il était d'accord en principe, mais
qu'en Artsakh le sang coulait et que le seul obstacle Ã
l'établissement de relations diplomatiques entre les deux pays étaient
l' affrontement armé continu.
Du 23 au 25 août 1992, Erevan a accueilli une délégation turque
conduite par le vice-ministre des affaires étrangères Bilgin Unan. La
partie arménienne a déclaré être prête à signer un accord
d'établissement de relations diplomatiques avec la Turquie, tandis que
Unan faisait remarquer que l'Arménie devait reconnaître l'intégrité
territoriale tant de la Turquie que de l'Azerbaïdjan. Ã propos de
cette condition Erevan avait explicité qu'en adhérant à l'ONU,
l'Arménie s'était d'ores et déjà engagée à respecter le principe
d'intégrité territoriale26. Néanmoins les parties se sont entendues
pour boucler les négociations relatives à la reconnaissance des
frontières en hiver de 1993, ce qui ne s'est pas fait27.
Les relations arméno-turques se sont dégradées une nouvelle fois le 10
septembre 1992, Ã la suite des déclarations faites par le ministre
arménien des affaires étrangères Raffi Hovhannissian, lors de la
réunion ministérielle d'Istanbul du Conseil de l'Europe. Ce dernier
avait évoqué le Génocide arménien, accusant la Turquie de ne pas
établir de relations diplomatiques avec l'Arménie, de faire obstacle Ã
l'adhésion de son pays aux différentes structures européennes (Conseil
de l'Europe, OSCE), de ne pas adopter une position neutre dans le
conflit de Karabakh, de torpiller l'acheminement de l'aide humanitaire
vers l'Arménie et d'apporter une assistance militaire à l'Azerbaïdjan.
Raffi Hovhannissian avait déclaré qu'en «Azerbaïdjan se trouvent des
conseillers militaires et des officiers turcs », quant aux «
informations relatives au trafic d'armes en Azerbaïdjan en provenance
de Turquie, celles-ci sont nombreuses »28.
De la politique de punition jusqu'Ã la menace d'invasion
En avril 1993 Ã Karvatchar (Kelbadjar) une série de contre-offensives
réussies lancées par les forces arméniennes a fait monter à nouveau la
tension dans les relations arméno turques. Le Premier ministre turc
Demirel prévenait, le 3 avril, que l'Arménie et le monde n'avaient pas
apprécié Ã sa juste valeur la patience de la Turquie.
Le 5 avril, date de l'opération militaire de Karvatchar, le ministère
turc des affaires étrangères déclarait : « Par le recours à la force,
l'Arménie tente de violer l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan et
de changer les frontières mondialement reconnues ». Le jour même la
Turquie fermait le couloir international aérien H-50, empêchant les
survols des avions vers l'Arménie, ainsi que le chemin de fer
Gumri-Kars, interdisant l'acheminement de l'aide humanitaire via son
territoire29.
Le président de la Turquie Turgut Ozal déclarait : « Ils ont ouvert un
couloir de haut et de bas, rattachant de fait cette région Ã
l'Arménie. Il n'y a plus de problème du Karabakh, il n'y a que les
ambitions de l'Arménie concernant la Grande Arménie [¦] Ne me demandez
pas si nous envahirons l'Arménie ou non. Mais la Turquie doit bien
calculer ses démarches »30.
Sous prétexte d'exercices, les unités de la troisième armée turque ont
été mobilisées sur la frontière arméno-turque. « Que se passerait-il
si lors de ces exercices, trois de nos bombes atterrissaient sur le
territoire arménien ? Qu'est-ce qui se passerait si nous envoyions un
ou deux détachements au Nakhitchevan ? Nous sommes liés au
Nakhitchevan par un traité. Qu'est-ce qui se passerait ? Qui nous
ferait quoi que ce soit ? Qui interviendrait ? Qui a pu intervenir en
Bosnie ? Dans la politique mondiale nous ne pouvons rien obtenir sans
risque », telle est la série de questions rhétoriques que le président
turc étale l'une après l'autre31.
Ses appréciations du Génocide arménien qui ravivaient la plaie étaient
assez dangereuses : « Les Arméniens n'apprennent rien de l'histoire.
En Anatolie aussi ils ont fait une pareille tentative. Mais ils ont
reçu une gifle monumentale. Et jusqu'Ã présent ils n'en ont pas oublié
la douleur. S'ils essaient cela ici aussi (en Azerbaïdjan), en
s'appuyant sur l'aide de tel ou tel Etat, une riposte les attend »32.
Alors que le parlement turc était sur le point de signer une alliance
militaire avec l'Azerbaïdjan, la Maison-Blanche a prévenu « qu'elle ne
tolérerait pas l'intervention d'un pays tiers dans le conflit arméno
azéri »33. Le 17 avril déjà le président turc excluait la possibilité
de la guerre contre l'Arménie.
Dans le cadre de la politique de pression sur l'Arménie il ne restait
plus rien à la Turquie que de saisir régulièrement le Conseil de
sécurité de l'ONU en vue d'apporter un soutien diplomatique Ã
l'Azerbaïdjan, de présenter plusieurs initiatives diplomatiques dans
le cadre de l'OSCE suite auxquelles l'ONU a adopté quatre résolutions
en la matière. Dès la première résolution la Turquie a déclaré qu'en
cas de non-respect de celle-ci il faudrait recourir, Ã l'encontre de
« l'agresseur », Ã des sanctions, Ã savoir, Ã une contrainte
internationale.
Avant le début d'automne, les troupes turques avaient été placées en
état d'alerte en vue d'investir l'Arménie et le Caucase au moment
opportun. Ce moment opportun devait arriver après la chute du pouvoir
d'Eltsine à Moscou, en automne de 1993 et le succès du putsch dirigé
par Khasboulatov et Roudskoy. Dans ses mémoires, le premier
ambassadeur de Grèce en Arménie Leonidas Khrysantopoulos disait, en
parlant de cette période, que Ter-Pétrossian lui avait fait part, le 5
octobre, que le Conseil de sécurité avait décidé de placer l'armée au
plus haut degré d'alerte pour que, après l'éventuel retrait des
troupes russes elle puisse défendre le pays de l'invasion turque.
D'après Ter-Pétrossian, selon les informations parvenues de sources
diverses la Turquie devait se servir, comme prétexte, de la question
kurde ou de son devoir de protection du Nakhitchévan34.
à son tour, l'ambassadeur de France lui avait transmis, le 11 octobre,
l'information obtenue par les services spéciaux de son pays (confirmée
par les diplomates américains) selon laquelle conformément à l'entente
obtenue entre Ankara et Khasboulatov, « s'il reste à son poste, il
permettra à la Turquie de mener des opérations restreintes en Arménie
en prétextant le problème kurde, ainsi qu'en Géorgie pour la sécurité
de l'Abkhazie ». Pour cela les troupes russes devaient évacuer
l'Arménie. Enfin, une information similaire était parvenue Ã
l'ambassadeur le 12 octobre par le ministre de la défense de l'Arménie
Vazguen Sarkissian, évoquant à nouveau « quelque événement important »
attendu à Moscou et le renforcement des troupes turques constaté à la
frontière arménienne35.
Il est à noter qu'à partir du 26 juillet 1993, Ankara préparait déjÃ
le terrain pour justifier son invasion : le ministre turc de
l'Intérieur Mehmet Goziogli s'était mis à accuser le gouvernement
arménien de collusions avec le parti des travailleurs du Kurdistan.
L'Arménie n'a pas tardé de réfuter cette thèse, en ajoutant qu'il
n'existait pas de bureau du PKK Ã Erevan36.
Cependant l'écrasement du Putsch en Russie, le 4 octobre, et l'échec
des plans de retrait des troupes russes stationnées en Arménie ont mis
fin à la perspective d'opérations restreintes des forces armées
turques au Caucase. Entre temps, dans la zone de conflit du Karabakh
la progression des forces arméniennes dans les régions de Kovsakan
(Zanguelan) et de Horadiz ont permis au Haut Karabakh d'avoir un lien
et une frontière terrestre fiable aussi avec l'Iran.
La politique de la frontière fermée
Alors que l'étape militaire du conflit du Karabakh devait prendre fin
en mai 1994, par la signature d'un accord tripartite de cessez-le-feu,
le rapprochement de l'Arménie et de la Turquie avait pris fin un an
plus tôt, avec la fermeture unilatérale de la frontière.
Ankara avait beau expliquer sa démarche en premier lieu par le
problème du Karabakh. Ce qui importe surtout c'est qu'il n'a pas
réussi à tirer le maximum de cette situation, à savoir obtenir
satisfaction de ses quatre conditions préalables et ce, ni en usant
des pressions, ni par des intimidations, ni par des intéressements
économiques. Dans le format bilatéral l'Arménie avait fait le maximum
en déclarant ne pas avoir de revendications territoriales.
Tandis que la Turquie qui cherchait à effectuer un retour dans la
région du Caucase après un intervalle de 70 ans et prendre part au
Grand jeu en remplissant le vide géopolitique dû Ã l'évincement de la
Russie, en consolidant ses positions en Transcaucasie et en Asie
centrale par le biais de liens ethnoculturels, souhaitait obtenir
davantage tant pour se prémunir contre les revendications arméniennes
que pour satisfaire les objectifs de sa politique régionale.
Par son soutien militaro-politique et diplomatique à l'Azerbaïdjan
dans la guerre que ce dernier avait lancée contre le Haut Karabakh et
l'Arménie Ankara a lui-même rapproché les deux axes, arméno turc et
arméno-azéri, ressuscitant chez les Arméniens l'image du Turc, ennemi
éternel. Aussi, c'est à la Turquie qu'il revient de les dissocier.
Le slogan officiel « une nation- deux États », caractérisant les
relations turco-azéries et lancé en même temps d'Ankara et de Bakou,
n'a pas laissé de place, parmi les Arméniens, au triomphe de la thèse
selon laquelle « le Turc et la Turquie ont changé », en faisant la
part belle à la perception réaliste d'un autre adage éprouvé par le
temps : « Le Turc reste toujours un Turc ».
Par le verrouillage de sa frontière avec l'Arménie en 1993 Ankara a
officialisé le lien entre les axes des deux conflits, conditionnant
l'ouverture de la frontière par des concessions territoriales d'Erevan
en faveur de l'Azerbaïdjan et par le renoncement à la reconnaissance
du Génocide et à la poursuite de la revendication arménienne qui reste
jusqu'Ã présent l'épine dorsale de sa politique envers l'Arménie pour
les partisans de la ligne dure37.
Par la suite, la politique conjointe turco azérie visant à encercler
l'Arménie en l'évinçant des projets régionaux a parachevé la politique
arménienne de la Turquie, ajoutant encore un problème délicat à ceux
qui existaient déjà : celui du conflit du Karabakh dont Ankara
n'arrive plus ni ne souhaite se débarrasser.
1 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
arméno-turques, Erevan, 1998, p. 11.
2 Détachements spéciaux de la Milice (police) soviétique (appellation
russe : OMON) qui, main dans la main avec la milice azérie, sous
prétexte de désarmement de détachements armés de volontaires arméniens
menaient des opérations militarisées d'intimidation dans les localités
arméniennes frontalières entre la Région autonome du Haut Karabakh et
l'Arménie.
3 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
arméno-turques, Erevan, 1998, p. 11.
4 Journal Azg, 27.05.1991.
5 Ð'езавиÑ?имаÑ? Ð`азеÑ?а, 14.05.1991
6 Hürriyet, 02.05.1991
7 Ð?ÑгÑ?менÑ?Ñ? и Ñ?акÑ?Ñ?, 11.05.1991.
8 Organisation de lobbying arménien.
9 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
arméno-turques, Erevan, 1998, p.15.
10 Azg, le 11 septembre1991.
11 R. Bronson; R. Bhatty, `NATO's mixed signals in the South Caucasus
and Central Asia', Survival, volume 42, issue 3, January 2000, p.134.
12 Tigran Lazarian, Тhe Role of NGO's in Turkey-Armenia Rapprochment,
p. 155,http://www.esiweb.org/pdf/Lazarian,%20Goksel%20-%20The%20Role%20of%20NGOs%20in%20Turkey-Armenia%20Rapprochement%20-%20November%202009.pdf,
in: Non-traditional Security Threats and Regional Cooperation in the
Southern Caucasus.
13 Archives nationales d'Arménie, fonds 326, 9/192, pp. 1-2.
14 Mémoires du ministre arménien des affaires étrangères Raffi
Hovhannissian de l'intervention de son homologue turc Hikmet Ä?etin
lors de la séance de la CSCE/OSCE, discours à l'Université de
Georgetown, version arménienne
:http://www.armenianow.com/hy/commentary/21927/diaspora_armenia_genocde_hovannisian_georgetown_un iversityversion
anglaise :http://www.armenianow.com/commentary/21925/diaspora_armenia_genocde_hovannisian_georgetown_un iversity,
ainsi que les commentaires du collaborateur du MAE de la RA Christian
Der-Stépanian, Azg, 12 février 1992.
15 Cumhuriyet, 05.03.1992.
16 Artak Zargarian, la Turquie et le conflit de l'Artsakh,
http://notebook.mskh.am/art.php?id=315
17 Nezavisimaya Gazeta, 23,06,1992.
18 Turkish Daily News, 27.05.1992
19 Hayk Demoian, Turkey and the Karabakh Conflict (Turtsiya I
Karabakhskiy Konflikt, in Russian), Yerevan, 2006, p.32.
20 Azg, le 20 mai 1992.
21 Turkish Daily News, 21.05.1992.
22 Selon les données de la reconnaissance russe, en septembre 1992
l'armée azerbaïdjanaise a compté 670 militaires turcs dont 550
soldats, 112 officiers et 8 généraux. A. Avakian, L'activité des
nationalistes turcs en Azerbaïdjan en 1990-1994. Armée arménienne, 3
(49), 2006, p. 50.
D'après l'article paru en 1990 dans la revue Survival, en mars-avril
de 1992, la Turquie avait entraîné 450 volontaires sur la base de
Gabala relevant du ministère de l'Intérieur d'Azerbaïdjan. R. Bronson;
R. Bhatty, `NATO?s mixed signals in the South Caucasus and Central
Asia', Survival, volume 42, issue 3, January 2000, p.134. Selon la
presse russe, avant la fin de 1992, quelque 5000 Ã 6000 militaires
turcs sont arrivés en Azerbaïdjan. Dans le livre de Hayk Demoyan,
Turkey and the Karabakh Conflict, Yerevan, 2006, avec renvoi Ã
?Literaturnaya Gazeta? (Russian), 23.09.1992.
23 Azg, le 4 juin 1992, traduction de l'article de Cumhuriet du 2 juin 1992.
24 Azg, le 18 juin 1992.
25 Milliyet, 27.06.1992.
26 Journal Hayastani Hanrapetoutiun, 26.09.1992.
27 Gerard J. Libaridian. Modern Armenia: People, Nation, State,
Chicago, 2004, p. 269.
28 Intervention du ministre arménien des affaires étrangères Raffi
Hovhannissian à la réunion du conseil des ministres du CE, Istanbul,
10 septembre 1992, http://www.nci.am/analyses/arm/statement/
29 MAE de la RA, département du Proche et Moyen Orient, section de
Turquie, Arménie-Turquie, Chronique (Arménie-Turquie : dialogue
ouvert), Centre de dialogues sociaux et de développements, Erevan,
2005.
30 Milliyet, 08.04.1993.
31 Hürriyet, 08.04.1993.
32 Türkiye, 16.04.1993.
33 Azg, le 17 avril 1993.
34 Leonidas Khrysantopoulos, « Coup d'Etat en Arménie : chronique d'un
diplomate », p.88.
35 Selon Vazguen Sarkissian, « A la même période, la Turquie avait
complété ses unités en Azerbaïdjan et au Nakhitchévan de deux
brigades et de 15 hélicoptères. Elle créait déjà une tension sur la
frontière et ses soldats avaient ouvert le feu sur la frontière
arménienne à l'aide d'armes à feu légères. Les troupes russes
s'étaient abstenues de riposter. [¦] Il était clair pour le
gouvernement que la Turquie n'oserait pas attaquer tant que les
troupes russes seraient en Arménie. Leonidas Khrysantopoulos, « Coup
d'Etat en Arménie : chronique d'un diplomate », p.90.
36 Azg, le 27 juillet 1993.
37 Afsaneh Chirani, Développement de relations interétatiques entre
l'Arménie et la Turquie (1991-2013) ;
http://lraber.asj-oa.am/6265/1/120-127.pdf
http://repairfuture.net/index.php/fr/le-genocide-point-de-vue-d-armenie/le-conflit-du-karabakh-dans-la-politique-armenienne-de-la-turquie