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Le conflit du Karabakh dans la politique armnienne de la Turquie

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    Le conflit du Karabakh dans la politique arménienne de la Turquie

    lundi 24 novembre 2014

    Le Génocide dans les rapports Arménie-Turquie
    Point de vue d'Arménie


    Styopa Safaryan

    Fondateur de l'Institut arménien des affaires internationales et de sécurité

    Il semblait que l'optimisme idéaliste né dans le système de relations
    internationales à la suite de la fin de la Guerre froide allait
    promouvoir inéluctablement la normalisation des relations
    arméno-turques et que les facteurs objectifs et subjectifs censés
    mettre en Å`uvre la chance nouvellement apparue en faveur de la
    réconciliation du passé antagonique s'avéreraient plus puissants que
    ceux les entravant.

    Cependant, l'enthousiasme de l'optimisme idéaliste s'est vite assombri
    dans le Caucase avec l'éclatement de conflits ethno-territoriaux
    ouverts à l'implication de tiers, transférant ainsi la perception de
    relations internationales sur le champ du réalisme et du pessimisme.

    L'un des conflits les plus meurtriers fut celui de la région autonome
    du Haut-Karabakh, placée sous la juridiction de l'Azerbaïdjan
    soviétique suite à la décision politique du couple Lénine-Staline en
    1921 (faisant partie d'une entente plus vaste entre bolcheviks et
    Jeunes-Turcs) dans lequel l'implication turque, d'abord politique et
    diplomatique, ensuite implicitement militaire, a envenimé davantage la
    situation.

    Dès le départ, la perspective de l'indépendance de l'Arménie était
    accompagnée de la revendication de réunification de l'enclave
    arménienne de l'Azerbaïdjan soviétique du Haut-Karabakh, puis de celle
    d'autodétermination et d'indépendance, conformément au droit
    international et à la législation soviétique, inquiétait les milieux
    politiques de Turquie.

    Des préoccupations avaient déjà été exprimées au début de 1990 selon
    lesquelles en cas d'indépendance de l'Arménie, la Turquie allait se
    retrouver dans l'étau des revendications arméno grecques1. Cette
    préoccupation venait principalement du fait que la destruction d'une
    petite pièce dans le grand arrangement turco bolchévique pourrait
    conduire à l'effondrement de l'arrangement tout entier sur la base
    duquel avaient été tracées les frontières de l'URSS et de la Turquie Ã
    la suite du démembrement de l'Arménie et du don de ses territoires Ã
    la Turquie et à l'Azerbaïdjan.

    Au-delà des perceptions subjectives et hypothétiques turques évoquées
    ci-dessus, le conflit du Karabakh menaçait aussi de se projeter
    objectivement sur l'axe arméno turc. Au premier stade du conflit
    (1988-1990), l'Azerbaïdjan a réagi à la revendication indépendantiste
    de l'Artsakh par des massacres d'Arméniens à Soumgaït (février 1988),
    Ã Bakou, Ã Kirovabad/Gandzak et ailleurs (janvier 1990), suivis de
    l'action répressive « Koltso » (Anneau) menée conjointement avec les
    forces spéciales de police soviétique2 en avril 1991 et par le blocus
    économique.

    Ces opérations ont ressuscité les pires associations concernant non
    seulement les affrontements sanglants arméno-azéris du début du siècle
    dernier, mais également le Génocide arménien perpétré dans l'Empire
    ottoman ayant coûté la vie à un million et demi d'Arméniens et
    entraînant la perte de leur patrie historique. Dans la conscience
    collective des Arméniens, le fait de raviver indirectement la plaie
    arméno-turque constituait déjà un risque pour la normalisation de ces
    relations.

    Malgré cela, les messages échangés entre Erevan et Ankara à la période
    initiale du conflit du Karabakh traduisaient leur intention de
    rapprochement. Selon Lévon Ter-Pétrossian, président du Conseil
    suprême de la RA, « l'Arménie doit établir des relations dignes des
    pays civilisés avec tous ses voisins sans exception, y compris la
    Turquie »3.

    Le 7 janvier 1991, le président turc annonçait le projet
    d'établissement de relations économiques avec l'Arménie4. En avril
    1991, Ter-Pétrossian assurait à l'ambassadeur de Turquie en URSS
    Volkan Vural en visite à Erevan que l'Arménie changeait, qu'elle
    voulait établir des liens d'amitié et qu'elle était prête à toutes
    sortes de coopération mutuellement avantageuse avec la Turquie, en
    ajoutant que« l'Arménie n'avait aucune revendication territoriale
    vis-Ã-vis de la Turquie »5. L'ambassadeur turc a transmis à Ankara un
    rapport optimiste selon lequel « la nouvelle politique adoptée par les
    autorités arméniennes d'aujourd'hui à l'égard de la Turquie est
    moderne et découle des intérêts des deux peuples »6.

    Cependant la Turquie a jugé préoccupante l'interview accordée par
    Lévon Ter-Pétrossian, le 11 mai 1991, au journal « Argumenti i fakti »
    où le président du parlement arménien remarquait qu'après l'échec de
    l'idée de la révolution permanente en Europe en 1920-1921, la Russie
    soviétique s'était tournée vers l'Orient et, en vue de gagner le
    soutien de la Turquie et des peuples musulmans dans cette entreprise,
    avait dépecé l'Arménie, cédant la région de Kars à la Turquie et le
    Haut Karabakh à l'Azerbaïdjan7.

    Néanmoins, en juin 1991, le gouvernement turc a donné tacitement son
    accord au projet commun lancé par l'homme d'affaires d'origine juive
    Itzhak Alaton, chef de « Alarko holding », de mettre à la disposition
    de l'Arménie le port de Trébizonde, en le transformant en zone de
    libre-échange qu'il devait mettre en Å`uvre en partenariat avec l'homme
    d'affaires américain d'origine arménienne et chef de l'Assemblée
    arménienne d'Amérique8 Hrayr Hovnanian. Ce projet ambitieux aurait
    pour but d'acheminer le gaz et le pétrole de l'Asie centrale via
    l'Arménie vers Trébizonde et de lÃ, vers les marchés occidentaux,
    ainsi que l'ouverture de postes frontières avec l'Arménie, le
    redressement de la zone sinistrée par le séisme, la modernisation des
    entreprises industrielles, la construction du chemin de fer
    Erzeroum-Trébizonde9.

    Le 11 septembre, lors de sa rencontre avec la délégation de la chambre
    des représentants des Etats-Unis, Ter- Pétrossian a déclaré : « Des
    contradictions historiques sérieuses existent entre l'Arménie et la
    Turquie. Le peuple arménien ne peut oublier le Génocide perpétré Ã son
    encontre en 1915 et son exigence relative à la reconnaissance
    internationale du Génocide est tout à fait juste et légitime. Et
    pourtant, malgré tout cela, l'Arménie et la Turquie doivent
    normaliser leurs relations »10.

    Ainsi, avant son indépendance même, l'Arménie avait déjà formulé sa
    position vis-Ã-vis de la Turquie : elle n'avait pas de revendications
    territoriales à son encontre, les relations entre les deux pays
    allaient être normalisées, laissant de côté les contradictions
    historiques et indépendamment du processus de reconnaissance
    internationale du Génocide arménien.

    Le dernier point était néanmoins préoccupant pour Ankara, ce qui l'a
    poussée à bloquer ses chances, ne seraient-ce qu'infimes, dans toutes
    ses démarches et initiatives, tandis que sur les plans économique,
    sécuritaire et politique son attitude envers l'Arménie et les
    organisations de lobbying de la Diaspora était celle « de la carotte
    et du bton ».

    Début de la politique turque de conditions préalables

    Après l'accession à l'indépendance de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, Ã
    l'automne 1991 et le referendum d'indépendance du Haut Karabakh du 10
    décembre (le 26 décembre 1991, l'Union soviétique cessait d'exister Ã
    la suite d'une déclaration officielle), l'Azerbaïdjan lançait son
    agression contre la région « rebelle », en l'encerclant et marquant le
    début de l'étape militaire du conflit (1991-94). La Turquie n'est pas
    restée à l'écart et parallèlement au soutien politique et
    diplomatique, elle a même apporté une assistance militaire Ã
    l'Azerbaïdjan, surtout lors du vide apparent après le retrait des
    troupes soviétiques du Caucase. D'après un article paru en 2000 dans
    la revue Survival, au milieu de 1991 la Turquie avait mis en place «
    l'acheminement secret par voie aérienne de quelque 5 000 fusils,
    armements et lance-mines vers l'Azerbaïdjan via le Nakhitchévan »11.

    L'analyse rétrospective d'événements historiques des années suivantes
    et les faits publiés viennent confirmer que dès le départ, par le
    soutien militaro-politique implicite accordé Ã l'Azerbaïdjan, la
    Turquie l'encourageait à réprimer la revendication sécessionniste de
    la région peuplée d'Arméniens en cherchant, sur le front diplomatique,
    par le biais de ce facteur et en exerçant une pression indirecte sur
    l'Arménie et en maniant l'appt économique, à parvenir à la
    suppression de la politique de revendication dans les relations
    arméno-turques.

    En décembre 1991, la presse turque, se référant au patron de « Alarko
    holding », Itzhak Alaton, annonçait qu'Ã la suite de l'initiative
    arméno turque conjointe l'organisation de lobbying de son partenaire
    arménien allait renoncer à la propagande de reconnaissance du
    Génocide. Et quand l'Assemblée arménienne d'Amérique s'est htée Ã
    démentir cette thèse, les médias turcs ont accusé Itzhak Alaton
    d'avoir menti pour ses intérêts d'affaires12.

    Bien que le gouvernement turc ait reconnu, le 16 décembre 1991, la
    jeune République d'Arménie, elle ne s'est pas pressée pour autant
    d'établir des relations diplomatiques avec celle-ci. Dans le message
    du 24 décembre 1991 adressé au Président arménien Lévon
    Ter-Pétrossian, le premier ministre turc Suleyman Demirel notait que «
    son pays développerait des relations réciproques d'amitié avec les
    autorités arméniennes conformément aux principes de l'OSCE » qui «
    encourage à reconnaître l'intégrité territoriale des Etats et
    l'inviolabilité de leurs frontières »13.

    En janvier-mars 1992, lorsque les demandes d'adhésion de l'Arménie et
    de l'Azerbaïdjan étaient examinées à l'ONU, au Conseil de l'Europe et
    Ã l'OSCE, Ankara a tenté de prendre en otage la Cause arménienne
    obligeant Erevan à renoncer à jamais à la revendication et à la
    poursuite de la reconnaissance du Génocide.

    Les conditions posées par la Turquie en contrepartie de
    l'établissement de relations diplomatiques étaient les suivantes :
    l'Arménie doit (1) reconnaître de jure ses frontières actuelles avec
    la Turquie, en ratifiant les traités de Moscou et de Kars ; (2) ne pas
    évoquer le Génocide arménien de 1915, renoncer officiellement aux
    efforts de sa reconnaissance dans le monde et à sa revendication,
    adopter des actes juridiques qui excluraient la haine raciale,
    religieuse et ethnique en Arménie et à l'égard des États de l'OSCE ;
    (3) condamner le terrorisme, ne pas le protéger et ne pas soutenir des
    organisations qui luttent pour des revendications territoriales ; (4)
    exercer une pression sur le Haut Karabakh afin qu'il cesse la lutte et
    reconnaisse la suprématie et l'intégrité territoriale de
    l'Azerbaïdjan.

    Les trois premiers points des conditions ont été avancés
    officiellement par le ministre turc des affaires étrangères Hikmet
    Ä?etin, lors de la session de Prague de la CSCE/OSCE, Ã la fin janvier,
    quant au point sur le conflit du Karabakh, il a été rajouté peu de
    temps après14.

    En vue de prendre connaissance des conditions de la zone de
    libre-échange de Trébizonde Hrayr Hovnanian et Van Krikorian qui
    étaient arrivés en Turquie, le 13 février 1992, Ã l'invitation
    d'Itzhak Alaton, ont été accueillis par le chef de la diplomatie
    turque H. Ä?etin, dont la presse a fait écho. Ä?etin a dû se justifier
    pour avoir reçu officiellement « les ennemis de la Turquie », « les
    leaders de la campagne de génocide » en disant qu'il avait donné le
    rendez-vous à Itzhak Alaton seul, ignorant le fait qu'il serait
    accompagné de lobbyistes arméniens. Plus tard, pour avoir « pris au
    piège » le ministre turc, Itzhak Alaton a été éliminé du projet
    d'entreprise mixte. Alors que la vraie raison était que les deux
    organisations arméniennes de lobbying avaient démenti l'information
    lancée par les médias turcs relative à leur renonciation à poursuivre
    la campagne de reconnaissance du Génocide.

    Une vieille haine officialisée par un nouveau conflit

    En février 1992, les hostilités dans la zone de conflit du Karabakh
    ont eu un impact dramatique sur le cours des relations entre Erevan et
    Ankara qui s'observaient encore avec méfiance. En réponse à la
    critique de plus en plus virulente de l'opinion turque accusant Ankara
    « d'inaction et de tolérance face à « l'agression » arménienne », les
    dirigeants turcs ont lancé une politique de pressions et
    d'intimidations contre l'Arménie, d'abord par une rhétorique
    appropriée, ensuite par des pressions et une démonstration de force.

    Au lendemain des événements de Khodjalou, dans son discours d'Izmir du
    4 mars, le président turc Turgut Ozal a exigé que la communauté
    internationale recoure à des démarches plus résolues afin de faire
    cesser les « violences arméniennes », menaçant sinon de stopper, par
    la force, l'avancée des Arméniens15. Tandis que le long de la
    frontière arménienne, sur la ligne Kars-Sarikamiche-Igdir le 2ème
    corps d'armée turque commençait des exercices sous le nom de code «
    Hiver-92 », ce qui a fait naître en Arménie des préoccupations sur une
    éventuelle invasion turque16.

    D'autre part, Ã partir du mois de mars, la Turquie avait commencé Ã
    inspecter les avions qui acheminaient de l'aide humanitaire en
    Arménie, provoquant la colère de l'Occident. Aux demandes
    diplomatiques envoyées au MAE turc, jusqu'Ã la fin de l'année celui-ci
    donnait immuablement la réponse suivante : « La Turquie n'a pas
    l'intention de changer sa politique sous l'effet de pressions
    extérieures en matière de contrôle des avions volant dans la zone de
    conflit du Karabakh »17.

    La libération de Chouchi, le 9 mai 1992, suivie peu après de celle du
    corridor de Berdzor/Latchine, le 18 mai et la percée du blocus imposé
    ont provoqué la colère de la Turquie. Mais plus que cela, ce sont les
    informations relatives aux combats menés par les forces arméniennes
    autour de la ville de Sadarak au Nakhitchevan qui ont lancé des
    discussions à Ankara au sujet d'une éventuelle invasion militaire. Le
    chef de l'état-major général des forces armées de Turquie, le général
    Dogal GureÅ? a déclaré qu'il « était prêt à envoyer dans la zone de
    conflit du Karabakh autant de soldats que le gouvernement de
    l'Azerbaïdjan lui demanderait 18. Tandis que le général d'infanterie
    Muhittin Fisunoglu remarquait que «tous les préparatifs nécessaires
    sont faits et l'armée attend l'ordre d'Ankara pour partir »19.

    Le gouvernement turc avertissait par sa décision du 18 mai que «
    l'Arménie s'est engagée sur une mauvaise voie et qu'elle portera la
    responsabilité pour toutes les conséquences, si elle ne renonce pas Ã
    sa politique d'agression ». Et le président du parlement turc Hikmet
    Zindoruk de renchérir : « La patience de la Turquie aussi a ses
    limites. Il ne faut pas la mettre trop longtemps à l'épreuve »20.

    La réaction russe à ces menaces d'envahir le Caucase n'a pas tardé, le
    maréchal Yevguéni Chapochnikov, commandant en chef des forces armées
    de la CEI déclarait : « Si une autre partie s'implique dans le conflit
    nous pouvons nous retrouver au seuil de la troisième Guerre Mondiale
    »21. Cela a mis un bémol à la rhétorique d'Ankara au sujet du Karabakh
    sans toutefois freiner ses aspirations bellicistes22.

    Dans son interview du 2 juin, accordée au journal turc Cumhuriet le
    président arménien L. Ter-Pétrossian a dénoncé la poursuite par Ankara
    « d'une politique panturque et de l'objectif de remplir le vide
    politique survenu dans la région ». Selon ses paroles, si la Turquie
    ne poursuivait pas de tels objectifs, mais, « au contraire, avançait,
    en s'appuyant sur le développement culturel, scientifique et
    économique, nous aurions salué chaleureusement cela. L'Arménie aurait
    participé volontiers à une telle coopération. Nous pensons que cela
    aurait été efficace. [¦] S'il y avait des relations diplomatiques
    entre l'Arménie et la Turquie [¦] la paix aurait régné dans la région.
    Mais je pense qu'il n'est pas trop tard pour cela »23.

    Lors de son entrevue avec Lévon Ter-Pétrossian, le 14 juin à Rio de
    Janeiro, le Premier ministre turc S. Demirel avait laissé entendre : «
    Vous ne pouvez pas atteindre votre but par la guerre ou par des
    combats. [¦] Vous êtes entourés par l'Azerbaïdjan et la Turquie. Tant
    que vous n'avez pas établi de relations d'amitié avec eux, vous allez
    vous retrouver devant des problèmes graves et des difficultés ». En
    répondant à l'objection de Ter-Pétrossian que ce n'est pas l'Arménie,
    maisl'Azerbaïdjan qui a commencé l'agression, le chef du gouvernement
    turc avait riposté : « Si vous voulez la paix, il faut que vous
    quittiez Chouchi et Latchine. De plus, vous devez savoir que nous
    suivons avec une préoccupation profonde les événements au
    Nakhitchevan. Nous vous conseillons de résoudre les problèmes par des
    négociations avec l'Azerbaïdjan et le Nakhitchevan¦ Essayez de
    gouverner votre pays, et n'invitez pas les autres pays à s'ingérer
    dans vos affaires intérieures. Et ne permettez pas que les Arméniens
    d'Amérique vous gouvernent, vous et vos affaires »24.

    La poursuite des relations bilatérales s'inscrivait lors d'une visite
    en Turquie d'une délégation arménienne conduite par Lévon
    Ter-Pétrossian, du 23 au 26 juin 1992, en vue de participer à la
    fondation de l'Organisation de coopération économique de la mer
    Noire25. Lors de sa rencontre avec le Premier ministre Demirel, le
    président arménien avait remarqué que leurs relations bilatérales ne
    devaient pas être conditionnées par les relations arméno-azéries. Ce Ã
    quoi Demirel avait répondu qu'il était d'accord en principe, mais
    qu'en Artsakh le sang coulait et que le seul obstacle Ã
    l'établissement de relations diplomatiques entre les deux pays étaient
    l' affrontement armé continu.

    Du 23 au 25 août 1992, Erevan a accueilli une délégation turque
    conduite par le vice-ministre des affaires étrangères Bilgin Unan. La
    partie arménienne a déclaré être prête à signer un accord
    d'établissement de relations diplomatiques avec la Turquie, tandis que
    Unan faisait remarquer que l'Arménie devait reconnaître l'intégrité
    territoriale tant de la Turquie que de l'Azerbaïdjan. Ã propos de
    cette condition Erevan avait explicité qu'en adhérant à l'ONU,
    l'Arménie s'était d'ores et déjà engagée à respecter le principe
    d'intégrité territoriale26. Néanmoins les parties se sont entendues
    pour boucler les négociations relatives à la reconnaissance des
    frontières en hiver de 1993, ce qui ne s'est pas fait27.

    Les relations arméno-turques se sont dégradées une nouvelle fois le 10
    septembre 1992, Ã la suite des déclarations faites par le ministre
    arménien des affaires étrangères Raffi Hovhannissian, lors de la
    réunion ministérielle d'Istanbul du Conseil de l'Europe. Ce dernier
    avait évoqué le Génocide arménien, accusant la Turquie de ne pas
    établir de relations diplomatiques avec l'Arménie, de faire obstacle Ã
    l'adhésion de son pays aux différentes structures européennes (Conseil
    de l'Europe, OSCE), de ne pas adopter une position neutre dans le
    conflit de Karabakh, de torpiller l'acheminement de l'aide humanitaire
    vers l'Arménie et d'apporter une assistance militaire à l'Azerbaïdjan.
    Raffi Hovhannissian avait déclaré qu'en «Azerbaïdjan se trouvent des
    conseillers militaires et des officiers turcs », quant aux «
    informations relatives au trafic d'armes en Azerbaïdjan en provenance
    de Turquie, celles-ci sont nombreuses »28.

    De la politique de punition jusqu'Ã la menace d'invasion

    En avril 1993 Ã Karvatchar (Kelbadjar) une série de contre-offensives
    réussies lancées par les forces arméniennes a fait monter à nouveau la
    tension dans les relations arméno turques. Le Premier ministre turc
    Demirel prévenait, le 3 avril, que l'Arménie et le monde n'avaient pas
    apprécié Ã sa juste valeur la patience de la Turquie.

    Le 5 avril, date de l'opération militaire de Karvatchar, le ministère
    turc des affaires étrangères déclarait : « Par le recours à la force,
    l'Arménie tente de violer l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan et
    de changer les frontières mondialement reconnues ». Le jour même la
    Turquie fermait le couloir international aérien H-50, empêchant les
    survols des avions vers l'Arménie, ainsi que le chemin de fer
    Gumri-Kars, interdisant l'acheminement de l'aide humanitaire via son
    territoire29.

    Le président de la Turquie Turgut Ozal déclarait : « Ils ont ouvert un
    couloir de haut et de bas, rattachant de fait cette région Ã
    l'Arménie. Il n'y a plus de problème du Karabakh, il n'y a que les
    ambitions de l'Arménie concernant la Grande Arménie [¦] Ne me demandez
    pas si nous envahirons l'Arménie ou non. Mais la Turquie doit bien
    calculer ses démarches »30.

    Sous prétexte d'exercices, les unités de la troisième armée turque ont
    été mobilisées sur la frontière arméno-turque. « Que se passerait-il
    si lors de ces exercices, trois de nos bombes atterrissaient sur le
    territoire arménien ? Qu'est-ce qui se passerait si nous envoyions un
    ou deux détachements au Nakhitchevan ? Nous sommes liés au
    Nakhitchevan par un traité. Qu'est-ce qui se passerait ? Qui nous
    ferait quoi que ce soit ? Qui interviendrait ? Qui a pu intervenir en
    Bosnie ? Dans la politique mondiale nous ne pouvons rien obtenir sans
    risque », telle est la série de questions rhétoriques que le président
    turc étale l'une après l'autre31.

    Ses appréciations du Génocide arménien qui ravivaient la plaie étaient
    assez dangereuses : « Les Arméniens n'apprennent rien de l'histoire.
    En Anatolie aussi ils ont fait une pareille tentative. Mais ils ont
    reçu une gifle monumentale. Et jusqu'Ã présent ils n'en ont pas oublié
    la douleur. S'ils essaient cela ici aussi (en Azerbaïdjan), en
    s'appuyant sur l'aide de tel ou tel Etat, une riposte les attend »32.

    Alors que le parlement turc était sur le point de signer une alliance
    militaire avec l'Azerbaïdjan, la Maison-Blanche a prévenu « qu'elle ne
    tolérerait pas l'intervention d'un pays tiers dans le conflit arméno
    azéri »33. Le 17 avril déjà le président turc excluait la possibilité
    de la guerre contre l'Arménie.

    Dans le cadre de la politique de pression sur l'Arménie il ne restait
    plus rien à la Turquie que de saisir régulièrement le Conseil de
    sécurité de l'ONU en vue d'apporter un soutien diplomatique Ã
    l'Azerbaïdjan, de présenter plusieurs initiatives diplomatiques dans
    le cadre de l'OSCE suite auxquelles l'ONU a adopté quatre résolutions
    en la matière. Dès la première résolution la Turquie a déclaré qu'en
    cas de non-respect de celle-ci il faudrait recourir, Ã l'encontre de
    « l'agresseur », Ã des sanctions, Ã savoir, Ã une contrainte
    internationale.

    Avant le début d'automne, les troupes turques avaient été placées en
    état d'alerte en vue d'investir l'Arménie et le Caucase au moment
    opportun. Ce moment opportun devait arriver après la chute du pouvoir
    d'Eltsine à Moscou, en automne de 1993 et le succès du putsch dirigé
    par Khasboulatov et Roudskoy. Dans ses mémoires, le premier
    ambassadeur de Grèce en Arménie Leonidas Khrysantopoulos disait, en
    parlant de cette période, que Ter-Pétrossian lui avait fait part, le 5
    octobre, que le Conseil de sécurité avait décidé de placer l'armée au
    plus haut degré d'alerte pour que, après l'éventuel retrait des
    troupes russes elle puisse défendre le pays de l'invasion turque.
    D'après Ter-Pétrossian, selon les informations parvenues de sources
    diverses la Turquie devait se servir, comme prétexte, de la question
    kurde ou de son devoir de protection du Nakhitchévan34.

    Ã son tour, l'ambassadeur de France lui avait transmis, le 11 octobre,
    l'information obtenue par les services spéciaux de son pays (confirmée
    par les diplomates américains) selon laquelle conformément à l'entente
    obtenue entre Ankara et Khasboulatov, « s'il reste à son poste, il
    permettra à la Turquie de mener des opérations restreintes en Arménie
    en prétextant le problème kurde, ainsi qu'en Géorgie pour la sécurité
    de l'Abkhazie ». Pour cela les troupes russes devaient évacuer
    l'Arménie. Enfin, une information similaire était parvenue Ã
    l'ambassadeur le 12 octobre par le ministre de la défense de l'Arménie
    Vazguen Sarkissian, évoquant à nouveau « quelque événement important »
    attendu à Moscou et le renforcement des troupes turques constaté à la
    frontière arménienne35.

    Il est à noter qu'à partir du 26 juillet 1993, Ankara préparait déjÃ
    le terrain pour justifier son invasion : le ministre turc de
    l'Intérieur Mehmet Goziogli s'était mis à accuser le gouvernement
    arménien de collusions avec le parti des travailleurs du Kurdistan.
    L'Arménie n'a pas tardé de réfuter cette thèse, en ajoutant qu'il
    n'existait pas de bureau du PKK Ã Erevan36.

    Cependant l'écrasement du Putsch en Russie, le 4 octobre, et l'échec
    des plans de retrait des troupes russes stationnées en Arménie ont mis
    fin à la perspective d'opérations restreintes des forces armées
    turques au Caucase. Entre temps, dans la zone de conflit du Karabakh
    la progression des forces arméniennes dans les régions de Kovsakan
    (Zanguelan) et de Horadiz ont permis au Haut Karabakh d'avoir un lien
    et une frontière terrestre fiable aussi avec l'Iran.

    La politique de la frontière fermée

    Alors que l'étape militaire du conflit du Karabakh devait prendre fin
    en mai 1994, par la signature d'un accord tripartite de cessez-le-feu,
    le rapprochement de l'Arménie et de la Turquie avait pris fin un an
    plus tôt, avec la fermeture unilatérale de la frontière.

    Ankara avait beau expliquer sa démarche en premier lieu par le
    problème du Karabakh. Ce qui importe surtout c'est qu'il n'a pas
    réussi à tirer le maximum de cette situation, à savoir obtenir
    satisfaction de ses quatre conditions préalables et ce, ni en usant
    des pressions, ni par des intimidations, ni par des intéressements
    économiques. Dans le format bilatéral l'Arménie avait fait le maximum
    en déclarant ne pas avoir de revendications territoriales.

    Tandis que la Turquie qui cherchait à effectuer un retour dans la
    région du Caucase après un intervalle de 70 ans et prendre part au
    Grand jeu en remplissant le vide géopolitique dû Ã l'évincement de la
    Russie, en consolidant ses positions en Transcaucasie et en Asie
    centrale par le biais de liens ethnoculturels, souhaitait obtenir
    davantage tant pour se prémunir contre les revendications arméniennes
    que pour satisfaire les objectifs de sa politique régionale.

    Par son soutien militaro-politique et diplomatique à l'Azerbaïdjan
    dans la guerre que ce dernier avait lancée contre le Haut Karabakh et
    l'Arménie Ankara a lui-même rapproché les deux axes, arméno turc et
    arméno-azéri, ressuscitant chez les Arméniens l'image du Turc, ennemi
    éternel. Aussi, c'est à la Turquie qu'il revient de les dissocier.

    Le slogan officiel « une nation- deux États », caractérisant les
    relations turco-azéries et lancé en même temps d'Ankara et de Bakou,
    n'a pas laissé de place, parmi les Arméniens, au triomphe de la thèse
    selon laquelle « le Turc et la Turquie ont changé », en faisant la
    part belle à la perception réaliste d'un autre adage éprouvé par le
    temps : « Le Turc reste toujours un Turc ».

    Par le verrouillage de sa frontière avec l'Arménie en 1993 Ankara a
    officialisé le lien entre les axes des deux conflits, conditionnant
    l'ouverture de la frontière par des concessions territoriales d'Erevan
    en faveur de l'Azerbaïdjan et par le renoncement à la reconnaissance
    du Génocide et à la poursuite de la revendication arménienne qui reste
    jusqu'Ã présent l'épine dorsale de sa politique envers l'Arménie pour
    les partisans de la ligne dure37.

    Par la suite, la politique conjointe turco azérie visant à encercler
    l'Arménie en l'évinçant des projets régionaux a parachevé la politique
    arménienne de la Turquie, ajoutant encore un problème délicat à ceux
    qui existaient déjà : celui du conflit du Karabakh dont Ankara
    n'arrive plus ni ne souhaite se débarrasser.





    1 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
    arméno-turques, Erevan, 1998, p. 11.

    2 Détachements spéciaux de la Milice (police) soviétique (appellation
    russe : OMON) qui, main dans la main avec la milice azérie, sous
    prétexte de désarmement de détachements armés de volontaires arméniens
    menaient des opérations militarisées d'intimidation dans les localités
    arméniennes frontalières entre la Région autonome du Haut Karabakh et
    l'Arménie.

    3 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
    arméno-turques, Erevan, 1998, p. 11.

    4 Journal Azg, 27.05.1991.

    5 Ð'езавиÑ?имаÑ? Ð`азеÑ?а, 14.05.1991

    6 Hürriyet, 02.05.1991

    7 Ð?ÑгÑ?менÑ?Ñ? и Ñ?акÑ?Ñ?, 11.05.1991.

    8 Organisation de lobbying arménien.

    9 Tchakerian H., Le problème du Karabakh dans le contexte de relations
    arméno-turques, Erevan, 1998, p.15.

    10 Azg, le 11 septembre1991.

    11 R. Bronson; R. Bhatty, `NATO's mixed signals in the South Caucasus
    and Central Asia', Survival, volume 42, issue 3, January 2000, p.134.

    12 Tigran Lazarian, Тhe Role of NGO's in Turkey-Armenia Rapprochment,
    p. 155,http://www.esiweb.org/pdf/Lazarian,%20Goksel%20-%20The%20Role%20of%20NGOs%20in%20Turkey-Armenia%20Rapprochement%20-%20November%202009.pdf,
    in: Non-traditional Security Threats and Regional Cooperation in the
    Southern Caucasus.

    13 Archives nationales d'Arménie, fonds 326, 9/192, pp. 1-2.

    14 Mémoires du ministre arménien des affaires étrangères Raffi
    Hovhannissian de l'intervention de son homologue turc Hikmet Ä?etin
    lors de la séance de la CSCE/OSCE, discours à l'Université de
    Georgetown, version arménienne
    :http://www.armenianow.com/hy/commentary/21927/diaspora_armenia_genocde_hovannisian_georgetown_un iversityversion
    anglaise :http://www.armenianow.com/commentary/21925/diaspora_armenia_genocde_hovannisian_georgetown_un iversity,
    ainsi que les commentaires du collaborateur du MAE de la RA Christian
    Der-Stépanian, Azg, 12 février 1992.

    15 Cumhuriyet, 05.03.1992.

    16 Artak Zargarian, la Turquie et le conflit de l'Artsakh,
    http://notebook.mskh.am/art.php?id=315

    17 Nezavisimaya Gazeta, 23,06,1992.

    18 Turkish Daily News, 27.05.1992

    19 Hayk Demoian, Turkey and the Karabakh Conflict (Turtsiya I
    Karabakhskiy Konflikt, in Russian), Yerevan, 2006, p.32.

    20 Azg, le 20 mai 1992.

    21 Turkish Daily News, 21.05.1992.

    22 Selon les données de la reconnaissance russe, en septembre 1992
    l'armée azerbaïdjanaise a compté 670 militaires turcs dont 550
    soldats, 112 officiers et 8 généraux. A. Avakian, L'activité des
    nationalistes turcs en Azerbaïdjan en 1990-1994. Armée arménienne, 3
    (49), 2006, p. 50.

    D'après l'article paru en 1990 dans la revue Survival, en mars-avril
    de 1992, la Turquie avait entraîné 450 volontaires sur la base de
    Gabala relevant du ministère de l'Intérieur d'Azerbaïdjan. R. Bronson;
    R. Bhatty, `NATO?s mixed signals in the South Caucasus and Central
    Asia', Survival, volume 42, issue 3, January 2000, p.134. Selon la
    presse russe, avant la fin de 1992, quelque 5000 Ã 6000 militaires
    turcs sont arrivés en Azerbaïdjan. Dans le livre de Hayk Demoyan,
    Turkey and the Karabakh Conflict, Yerevan, 2006, avec renvoi Ã
    ?Literaturnaya Gazeta? (Russian), 23.09.1992.

    23 Azg, le 4 juin 1992, traduction de l'article de Cumhuriet du 2 juin 1992.

    24 Azg, le 18 juin 1992.

    25 Milliyet, 27.06.1992.

    26 Journal Hayastani Hanrapetoutiun, 26.09.1992.

    27 Gerard J. Libaridian. Modern Armenia: People, Nation, State,
    Chicago, 2004, p. 269.

    28 Intervention du ministre arménien des affaires étrangères Raffi
    Hovhannissian à la réunion du conseil des ministres du CE, Istanbul,
    10 septembre 1992, http://www.nci.am/analyses/arm/statement/

    29 MAE de la RA, département du Proche et Moyen Orient, section de
    Turquie, Arménie-Turquie, Chronique (Arménie-Turquie : dialogue
    ouvert), Centre de dialogues sociaux et de développements, Erevan,
    2005.

    30 Milliyet, 08.04.1993.

    31 Hürriyet, 08.04.1993.

    32 Türkiye, 16.04.1993.

    33 Azg, le 17 avril 1993.

    34 Leonidas Khrysantopoulos, « Coup d'Etat en Arménie : chronique d'un
    diplomate », p.88.

    35 Selon Vazguen Sarkissian, « A la même période, la Turquie avait
    complété ses unités en Azerbaïdjan et au Nakhitchévan de deux
    brigades et de 15 hélicoptères. Elle créait déjà une tension sur la
    frontière et ses soldats avaient ouvert le feu sur la frontière
    arménienne à l'aide d'armes à feu légères. Les troupes russes
    s'étaient abstenues de riposter. [¦] Il était clair pour le
    gouvernement que la Turquie n'oserait pas attaquer tant que les
    troupes russes seraient en Arménie. Leonidas Khrysantopoulos, « Coup
    d'Etat en Arménie : chronique d'un diplomate », p.90.

    36 Azg, le 27 juillet 1993.

    37 Afsaneh Chirani, Développement de relations interétatiques entre
    l'Arménie et la Turquie (1991-2013) ;
    http://lraber.asj-oa.am/6265/1/120-127.pdf

    http://repairfuture.net/index.php/fr/le-genocide-point-de-vue-d-armenie/le-conflit-du-karabakh-dans-la-politique-armenienne-de-la-turquie

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