REVUE DE PRESSE
Les images d'archives ne créent pas l'horreur comme la fiction
Le Monde.fr
Lundi 6 Janvier 2014
' Les images d'archives ne créent pas l'horreur comme la fiction '
par Philippe-Jean Catinchi
[entretien intégral]
En quoi la Grande Guerre marque-t-elle un nouveau rapport de
l'actualité à l'image ?
C'est le deuxième conflit qui fasse l'objet d'un reportage
systématique. Seule la Guerre de Sécession (1861-1865) est aussi
précisément documentée, dans une intention mémorielle, un musée
consacré à la guerre civile étant prévu avant même l'issue de
l'affrontement. Mais il ne s'agit a lors que de photographie bien sûr.
On a certes des images de la guerre de Crimée, de celle
franco-prussienne de 1870 - peu, car elle est brève et on garde moins
trace des défaites -, des témoignages cinématographiques même de la
guerre des Boers (en fait pas de bataille mais des mouvements de
troupes) et de la guerre russo-japonaise (deux attaques à la
baïonnette). Le service des armées, qui commande ces enregistrements à
des fins stratégiques, voire propagandistes - un célèbre coup de force
par les Boxers chinois contre les troupes britanniques s'est avéré un
faux, réalisé à des fins d'édification contre la sauvagerie asiatique,
comme l'attaque d'un cuirassé lors de la guerre de Cuba réalisé dans
un bassin grand comme une baignoire...
Avant 1914, tous les films sont donc suspects d'arrangement avec le réel ?
Il faut pour l'historien rester très vigilant. Un formidable film de 7
ou 8 minutes sur la révolution de 1905 à Saint-Pétersbourg, tenu pour
authentique, a en fait été réalisé aux studios de Montreuil un ou deux
ans plus tard.
Le cinéma est-il moins fiable alors que la photo ?
Sa vocation n'est pas la même. La photo fixe le souvenir, héroïse
l'individu. Le cinéma peut informer mais il doit avant tout distraire.
Dès les premières réalisations, le documentariste est doublé d'un
narrateur soucieux du pittoresque. Une bonne part des images de 14
reprend ce cahier des charges. Avec, tardivement, le souci de filtrer
la réalité. Ministre de la Guerre, Lyautey demande à ce qu'on cesse de
filmer la vie au front, de peur que la circulation incontrôlée des
images n'informe l'ennemi. Mais à l'origine on ne trouve pas signe
d'une vraie réflexion sur ce support nouveau qui ne le cède que face à
la peur de l'espionnage. Risque moins réel en fait que celui des
clichés aériens autrement instructifs.
L'image d'archives a-t-elle une force particulière ?
Les images ne créent pas l'horreur ou le scandale comme les oeuvres de
fiction. Ce ne sont que de petites unités sans articulations
suffisantes. Parfois même elles ne racontent rien et c'est le montage
qui leur confère la force de la narration. Et j'ai le souvenir de
cette scène atroce mais peu explicite de 'la charrette de la mort'
convoyant des tombereaux de cadavres dans l'empire ottoman en 1915 qui
s'avéra l'image animée unique de la fin du génocide arménien.
Que nous montrent les films tournés durant la Grande Guerre ?
D'abord des scènes édifiantes mais statiques. Des ruines : l'ennemi
est un sauvage qui détruit tout sur le sol qu'il envahit. Des hommes
dans les tranchées, avec le poids d'un quotidien écrasé par la
violence du feu, hors champ (les poux, la soupe, la toilette,
l'entretien des armes) mais pas de combat. Des morts aussi, mais moins
que sur les clichés de la Guerre de Sécession. Là on censure pour ne
pas démoraliser l'arrière. Si c'est assez peu, c'est que les
conditions techniques ne permettent pas de filmer plus qu'une attaque
et lorsque je réalisais mon film sur la Grande guerre en 1964 je ne
disposais que de deux scènes d'action qu'on peut tenir pour
authentiques montrant l'un des Anglais, l'autre des Français fauchés
par des mitrailleuses allemandes lors de la bataille des Flandres.
Mais le plus souvent on ne voit ni combats ni soldats en train de
mourir ; plutôt la tranchée et des cadavres. Le poilu perdu à Verdun,
saisi au fond d'un cratère d'obus, reste une exception. Le plus
puissant des documents que j'ai vu du conflit, c'est une scène
terrible de quelques soldats anglais rendus aveugles par les gaz
errant en se suivant au sortir de la zone de combat début 1918. C'est
pour moi le plus vrai de tous les documents sur la guerre.
Y a-t-il d'autres thèmes qui tranchent dans ces fonds d'archives ?
D'abord la présence très visible des troupes coloniales. Si la
présence des Africains, des Marocains ou des Asiatiques a des vues
propagandistes pour incarner l'Union sacrée, elle joue aussi de ce
pittoresque que le cinéma privilégie. Et l'image diffusée et héroïsée
de ce patriotisme colonial explique que les soldats revendiquèrent
avec fierté leur passé d'anciens combattants. Et ensuite la vision de
l'arrière, avec la vie des civils durant la Guerre. Les femmes,
exemplaires. Il n'est pas question d'évoquer des comportements
adultères, réservés à la fiction. Qu'elles conduisent des tramways,
travaillent aux champs, prennent le chemin des usines, où elles
jettent des regards obliques et torves aux Asiatiques qui partagent
leur atelier, les femmes assurent impeccablement la relève des hommes
mobilisés. Plus ambiguë, l'image de ces hommes aux terrasses des
cafés, dont on s'interroge sur la présence incongrue à l'heure des
sacrifices. C'est sur ces 'planqués' plus que sur les Allemands que se
fixe la haine des poilus piégés dans les tranchées, comme elle passe
de l'artilleur, maladroit, à l'Etat-Major, criminel. Les prisonniers
allemands enfin, dont la sulfureuse réputation d'absolue barbarie ne
résiste pas à la découverte de pauvres bougres aussi malmenés par la
guerre que leur vis-à-vis français.
L'image cinématographique de la Grande Guerre a-t-elle pour
l'historien un enseignement propre ?
Sans doute. Le choc de la vision de ces Anglais aveuglés sur la Somme
pour mesurer l'horreur. La sortie des diplomates allemands de leur
ambassade à Washington en avril 1917, chaleureusement salués par leurs
homologues américains, alors qu'ils sont cessés se haïr, qui dit mieux
que tout discours que la guerre des diplomates n'est pas celle des
soldats. Cette image, enfin, d'une ville de Berlin en liesse le 11
novembre 1918, apprenant l'armistice et croyant un bref instant,
immortalisé par un film, que la guerre est gagnée, puisque le sol
national est resté inviolé, dit l'extraordinaire émotivité des masses
que le cinéma seul peut saisir. Dans le très réussi volet des 'Grandes
batailles de l'histoire' consacré à Verdun par Henri de Turenne et
Jean-Louis Guillaud (1965), d'anciens combattants, allemands et
français, interrogés séparément, sont soudain mis en présence. Ils
hésitent, se reconnaissent, s'étreignent enfin en pleurant. La
télévision retrouve alors pour l'historien la force du document filmé.
L'histoire vue par les images n'est assurément plus la même que vue
par les archives-textes.
Le cinéma a abondamment traité des bouleversements nés à l'oeuvre lors
des deux conflits mondiaux. Y a-t-il une spécificité concernant la
Grande Guerre ?
Il existe une différence essentielle à mes yeux entre les deux guerres
mondiales. En 1914, tous ceux qui y vont croient savoir pourquoi ils
partent, mais à la fin c'est moins net : la conscience d'une
mystification et le ressentiment des sacrifiés font que la guerre
paraît finalement absurde. Pour la 2e guerre mondiale c'est l'inverse
exact. On part en traînant les pieds mais au finale tout le monde sait
pourquoi on s'est battu.
Tous les films sur la Grande Guerre posent une question et ont un
sens. Pour la 2e guerre, il s'agit d'un cadre bien plus que d'une
projection éthique. J'accuse, d'Abel Gance (1919), glorifie le
pacifisme ; Quatre de l'infanterie (Pabst, 1918, sortie française
1930) dit le ressentiment des permissionnaires ; A l'Ouest rien de
nouveau (Milestone, 1930) interroge la nécessité de tuer et refuse la
contrainte globale - et le film est aussitôt interdit en Allemagne ;
Les Croix de bois (Bernard, 1931) joue la fraternité des soldats ;
Okraïna (Barnet, 1933) ruine la diabolisation de l'ennemi ; La Grande
illusion (Renoir, 1937) prône le pacifisme comme la lutte des classes
; Sergent York (Hawks, 1941) dévoile le séisme intime que la guerre
provoque et les retournements d'attitude, objecteur devenu héros,
mécréant devenu croyant... Et après la 2e Guerre mondiale, le
mouvement se poursuit avec Le Diable au corps (Autant-Lara, 1947), Les
Sentiers de la gloire (Kubrick, 1957), Pour l'exemple (Losey, 1964),
L'Horizon (Ruffio, 1967), Les Hommes contre (Rosi, 1970), jusqu'à La
Vie et rien d'autre (Tavernier, 1989) qui tous interrogent le sens du
conflit et ses implications tant idéologiques qu'intimes.
La Grande Guerre est un cas unique de palimpseste dans le champ
cinématographique ?
Oui, il me semble.
samedi 1er février 2014,
Stéphane (c)armenews.com
http://www.armenews.com/article.php3?id_article-475
From: A. Papazian
Les images d'archives ne créent pas l'horreur comme la fiction
Le Monde.fr
Lundi 6 Janvier 2014
' Les images d'archives ne créent pas l'horreur comme la fiction '
par Philippe-Jean Catinchi
[entretien intégral]
En quoi la Grande Guerre marque-t-elle un nouveau rapport de
l'actualité à l'image ?
C'est le deuxième conflit qui fasse l'objet d'un reportage
systématique. Seule la Guerre de Sécession (1861-1865) est aussi
précisément documentée, dans une intention mémorielle, un musée
consacré à la guerre civile étant prévu avant même l'issue de
l'affrontement. Mais il ne s'agit a lors que de photographie bien sûr.
On a certes des images de la guerre de Crimée, de celle
franco-prussienne de 1870 - peu, car elle est brève et on garde moins
trace des défaites -, des témoignages cinématographiques même de la
guerre des Boers (en fait pas de bataille mais des mouvements de
troupes) et de la guerre russo-japonaise (deux attaques à la
baïonnette). Le service des armées, qui commande ces enregistrements à
des fins stratégiques, voire propagandistes - un célèbre coup de force
par les Boxers chinois contre les troupes britanniques s'est avéré un
faux, réalisé à des fins d'édification contre la sauvagerie asiatique,
comme l'attaque d'un cuirassé lors de la guerre de Cuba réalisé dans
un bassin grand comme une baignoire...
Avant 1914, tous les films sont donc suspects d'arrangement avec le réel ?
Il faut pour l'historien rester très vigilant. Un formidable film de 7
ou 8 minutes sur la révolution de 1905 à Saint-Pétersbourg, tenu pour
authentique, a en fait été réalisé aux studios de Montreuil un ou deux
ans plus tard.
Le cinéma est-il moins fiable alors que la photo ?
Sa vocation n'est pas la même. La photo fixe le souvenir, héroïse
l'individu. Le cinéma peut informer mais il doit avant tout distraire.
Dès les premières réalisations, le documentariste est doublé d'un
narrateur soucieux du pittoresque. Une bonne part des images de 14
reprend ce cahier des charges. Avec, tardivement, le souci de filtrer
la réalité. Ministre de la Guerre, Lyautey demande à ce qu'on cesse de
filmer la vie au front, de peur que la circulation incontrôlée des
images n'informe l'ennemi. Mais à l'origine on ne trouve pas signe
d'une vraie réflexion sur ce support nouveau qui ne le cède que face à
la peur de l'espionnage. Risque moins réel en fait que celui des
clichés aériens autrement instructifs.
L'image d'archives a-t-elle une force particulière ?
Les images ne créent pas l'horreur ou le scandale comme les oeuvres de
fiction. Ce ne sont que de petites unités sans articulations
suffisantes. Parfois même elles ne racontent rien et c'est le montage
qui leur confère la force de la narration. Et j'ai le souvenir de
cette scène atroce mais peu explicite de 'la charrette de la mort'
convoyant des tombereaux de cadavres dans l'empire ottoman en 1915 qui
s'avéra l'image animée unique de la fin du génocide arménien.
Que nous montrent les films tournés durant la Grande Guerre ?
D'abord des scènes édifiantes mais statiques. Des ruines : l'ennemi
est un sauvage qui détruit tout sur le sol qu'il envahit. Des hommes
dans les tranchées, avec le poids d'un quotidien écrasé par la
violence du feu, hors champ (les poux, la soupe, la toilette,
l'entretien des armes) mais pas de combat. Des morts aussi, mais moins
que sur les clichés de la Guerre de Sécession. Là on censure pour ne
pas démoraliser l'arrière. Si c'est assez peu, c'est que les
conditions techniques ne permettent pas de filmer plus qu'une attaque
et lorsque je réalisais mon film sur la Grande guerre en 1964 je ne
disposais que de deux scènes d'action qu'on peut tenir pour
authentiques montrant l'un des Anglais, l'autre des Français fauchés
par des mitrailleuses allemandes lors de la bataille des Flandres.
Mais le plus souvent on ne voit ni combats ni soldats en train de
mourir ; plutôt la tranchée et des cadavres. Le poilu perdu à Verdun,
saisi au fond d'un cratère d'obus, reste une exception. Le plus
puissant des documents que j'ai vu du conflit, c'est une scène
terrible de quelques soldats anglais rendus aveugles par les gaz
errant en se suivant au sortir de la zone de combat début 1918. C'est
pour moi le plus vrai de tous les documents sur la guerre.
Y a-t-il d'autres thèmes qui tranchent dans ces fonds d'archives ?
D'abord la présence très visible des troupes coloniales. Si la
présence des Africains, des Marocains ou des Asiatiques a des vues
propagandistes pour incarner l'Union sacrée, elle joue aussi de ce
pittoresque que le cinéma privilégie. Et l'image diffusée et héroïsée
de ce patriotisme colonial explique que les soldats revendiquèrent
avec fierté leur passé d'anciens combattants. Et ensuite la vision de
l'arrière, avec la vie des civils durant la Guerre. Les femmes,
exemplaires. Il n'est pas question d'évoquer des comportements
adultères, réservés à la fiction. Qu'elles conduisent des tramways,
travaillent aux champs, prennent le chemin des usines, où elles
jettent des regards obliques et torves aux Asiatiques qui partagent
leur atelier, les femmes assurent impeccablement la relève des hommes
mobilisés. Plus ambiguë, l'image de ces hommes aux terrasses des
cafés, dont on s'interroge sur la présence incongrue à l'heure des
sacrifices. C'est sur ces 'planqués' plus que sur les Allemands que se
fixe la haine des poilus piégés dans les tranchées, comme elle passe
de l'artilleur, maladroit, à l'Etat-Major, criminel. Les prisonniers
allemands enfin, dont la sulfureuse réputation d'absolue barbarie ne
résiste pas à la découverte de pauvres bougres aussi malmenés par la
guerre que leur vis-à-vis français.
L'image cinématographique de la Grande Guerre a-t-elle pour
l'historien un enseignement propre ?
Sans doute. Le choc de la vision de ces Anglais aveuglés sur la Somme
pour mesurer l'horreur. La sortie des diplomates allemands de leur
ambassade à Washington en avril 1917, chaleureusement salués par leurs
homologues américains, alors qu'ils sont cessés se haïr, qui dit mieux
que tout discours que la guerre des diplomates n'est pas celle des
soldats. Cette image, enfin, d'une ville de Berlin en liesse le 11
novembre 1918, apprenant l'armistice et croyant un bref instant,
immortalisé par un film, que la guerre est gagnée, puisque le sol
national est resté inviolé, dit l'extraordinaire émotivité des masses
que le cinéma seul peut saisir. Dans le très réussi volet des 'Grandes
batailles de l'histoire' consacré à Verdun par Henri de Turenne et
Jean-Louis Guillaud (1965), d'anciens combattants, allemands et
français, interrogés séparément, sont soudain mis en présence. Ils
hésitent, se reconnaissent, s'étreignent enfin en pleurant. La
télévision retrouve alors pour l'historien la force du document filmé.
L'histoire vue par les images n'est assurément plus la même que vue
par les archives-textes.
Le cinéma a abondamment traité des bouleversements nés à l'oeuvre lors
des deux conflits mondiaux. Y a-t-il une spécificité concernant la
Grande Guerre ?
Il existe une différence essentielle à mes yeux entre les deux guerres
mondiales. En 1914, tous ceux qui y vont croient savoir pourquoi ils
partent, mais à la fin c'est moins net : la conscience d'une
mystification et le ressentiment des sacrifiés font que la guerre
paraît finalement absurde. Pour la 2e guerre mondiale c'est l'inverse
exact. On part en traînant les pieds mais au finale tout le monde sait
pourquoi on s'est battu.
Tous les films sur la Grande Guerre posent une question et ont un
sens. Pour la 2e guerre, il s'agit d'un cadre bien plus que d'une
projection éthique. J'accuse, d'Abel Gance (1919), glorifie le
pacifisme ; Quatre de l'infanterie (Pabst, 1918, sortie française
1930) dit le ressentiment des permissionnaires ; A l'Ouest rien de
nouveau (Milestone, 1930) interroge la nécessité de tuer et refuse la
contrainte globale - et le film est aussitôt interdit en Allemagne ;
Les Croix de bois (Bernard, 1931) joue la fraternité des soldats ;
Okraïna (Barnet, 1933) ruine la diabolisation de l'ennemi ; La Grande
illusion (Renoir, 1937) prône le pacifisme comme la lutte des classes
; Sergent York (Hawks, 1941) dévoile le séisme intime que la guerre
provoque et les retournements d'attitude, objecteur devenu héros,
mécréant devenu croyant... Et après la 2e Guerre mondiale, le
mouvement se poursuit avec Le Diable au corps (Autant-Lara, 1947), Les
Sentiers de la gloire (Kubrick, 1957), Pour l'exemple (Losey, 1964),
L'Horizon (Ruffio, 1967), Les Hommes contre (Rosi, 1970), jusqu'à La
Vie et rien d'autre (Tavernier, 1989) qui tous interrogent le sens du
conflit et ses implications tant idéologiques qu'intimes.
La Grande Guerre est un cas unique de palimpseste dans le champ
cinématographique ?
Oui, il me semble.
samedi 1er février 2014,
Stéphane (c)armenews.com
http://www.armenews.com/article.php3?id_article-475
From: A. Papazian