HRANT DINK COMMEMORE A FRANCFORT
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=78425
Publie le : 11-02-2014
Info Collectif VAN -www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous invite
a lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais de Muriel
Mirak-Weissbach publie sur le site The Armenian Mirror-Spectator, mise
en ligne sur le site Armenian Trends - Mes Armenies le 8 fevrier 2014.
Armenian Trends - Mes Armenies
samedi 8 fevrier 2014
Le pouvoir propre a l'art d'emouvoir l'esprit et le coeur : Hrant
Dink commemore a Francfort
par Muriel Mirak-Weissbach
The Armenian Mirror-Spectator, 01.02.2014
FRANCFORT - Tous ceux qui doutent de l'existence d'un mouvement
grandissant en Turquie, desireux de profondes reformes
politiques, incluant en premier lieu la reconnaissance du
genocide de 1915, devraient reflechir sur le rassemblement en
masse d'Istanbul, le 19 janvier dernier, signale par The Armenian
Mirror-Spectator la semaine dernière. Les films qui circulent
sur l'internet (tel que www.youtube.com/watch?v=_RuZDt6wj4k
ouwww.youtube.com/watch?v=ELFOe-lvZ5Q) donnent une idee du potentiel
que ce mouvement de la societe civile turque represente, du fait,
entre autres, qu'il croise de plus en plus les fils de plusieurs
demandes d'ordre politique en rapport avec lui, pour n'en faire qu'un.
Ceux qui reclament "justice" ne reclament donc pas seulement que les
assassins de Hrant Dink soient identifies et poursuivis en justice,
mais aussi que le regime du droit remplace un système lourd de
decisions motivees par la politique, de corruption, de violations
des droits de l'homme et d'une deformation deliberee des faits
historiques. Des manifestations du parc Gezi au branle-bas actuel,
suscite par les scandales de corruption, un processus nouveau est en
cours, susceptible de conduire le pays vers un changement fondamental.
C'est l'un des messages que Dogan Akhanli, ecrivain turco-allemand,
a adresse lors d'un echange avec une salle comble, venue assister
a son monologue theâtral Le silence d'Anne, presente a Francfort
dans le cadre de manifestations nationales, ce week-end. Victime,
lui-meme, de harcèlement judiciaire pour ses travaux sur le genocide
armenien, Akhanli exprima son optimisme que le debat public sur
1915, qui touche des couches de plus en plus larges de la population,
parvienne a catalyser une percee jusqu'au niveau du pouvoir. Soulignant
la mort de Dink comme un tournant dans un processus national, il
nota l'importance du facteur de culpabilite : "Les gens se sentent
coupables, expliqua-t-il, parce qu'ils ne l'ont pas protege." Ajoutant
qu'il est significatif que les commanditaires du meurtre aient choisi
de tuer non un intellectuel turc dissident, mais plutôt un Armenien.
La pièce d'Akhanli aborde directement ce complexe. Elle prend le
cas d'une jeune fille turque, prenommee Sabiha, qui a grandi en
Allemagne avec sa mère et qui, bien qu'assimilee, est attiree par
la rhetorique nationaliste turque, au point d'adherer a la version
officielle sur le genocide de 1915 et de prendre la parole lors d'un
rassemblement en memoire de Talaat Pacha. A la mort de sa mère, elle
decouvre une croix armenienne tatouee sur sa poitrine et traverse une
profonde crise d'identite. Hrant Dink est la figure qui lui permet
de traverser cette crise : elle s'entretient brièvement avec lui
par telephone a Agos et, peu après, suit la couverture en direct de
ses funerailles a la television turque. La pièce developpe le drame
personnel de Sabiha (inspire par une histoire reelle) et intègre des
materiaux documentaires sur Dink, son oeuvre et sa mort inopinee. Le
public vit donc indirectement ce processus traumatique, revivant dans
un sens ce que des centaines de milliers de citoyens en Turquie et
a l'etranger ont connu, fin janvier 2007.
La pièce a ete jouee a plusieurs reprises dans differentes villes
allemandes (et aussi a Erevan) par l'actrice armeno-allemande Bea
Ehlers-Kerbekian, recevant un accueil enthousiaste. Mais, a Francfort,
elle a provoque une moindre explosion psychologique et emotionnelle,
due au fait que l'ecrasante majorite de l'assistance etait d'origine
turque. Le lieu lui-meme etait particulier; le Gunes Theater est un
collectif d'artistes d'avant-garde, qui ont debute comme un groupe
alternatif d'etudiants a Ankara, en 1991. Ils cherchaient a presenter
de nouvelles formes de communication entre acteurs et spectateurs;
en tant que membres d'un collectif, les acteurs etaient en meme temps
auteurs, metteurs en scène et directeurs de theâtre, un phenomène
très nouveau en Turquie. Ils se produisaient aussi dans des endroits
insolites, comme des villages, des bidonvilles, des ghettos et les rues
des grandes villes, abordant des thèmes politiques et sociaux dans
la Turquie contemporaine. En combinant des aspects de la tradition
theâtrale occidentale avec des elements orientaux, dont la danse
anatolienne, ils attiraient des visiteurs originaires de milieux
culturels differents.
En 1995, ils commencèrent a se produire en Europe, tandis que leurs
pièces faisaient de plus en plus l'objet d'attaques dans leur pays. Du
fait de leurs prises de position politiques critiques, les membres du
collectif etaient toujours plus frequemment arretes et traduits en
justice. En 1998, ils choisirent de s'appeler Gunes (pour Anatolie,
nommee a l'epoque byzantine 'la terre du soleil levant'), travaillant
a la fois en Turquie et en Europe, jusqu'a ce que des pressions
politiques les contraignent a emigrer en 2002 vers leur residence
actuelle a Francfort.
C'est ce meme Gunes Theater qui accueillait Le silence d'Anne, les 17
et 18 janvier. Lors des deux representations, le public eut la chance
de pouvoir debattre avec les protagonistes; le premier soir, l'auteur
de la pièce se joignit a l'actrice, Bea Ehlers-Kerbekian, pour un
dialogue impromptu avec les spectateurs, et le lendemain, une table
ronde rassembla trois Armeniens, le journaliste Yetvard Danzkiyan,
d'Agos a Istanbul, l'intellectuel Nazaret Vartanyan, originaire de
Malatya et actuellement installe a Bruxelles, et moi-meme. Les deux
invites etrangers presentèrent des rapports circonstancies sur l'etat
actuel des developpements dans l'affaire Hrant Dink, au plan juridique
et politique, demandant que toute la lumière fût faite sur ce dossier.
Ce qui signifie poursuivre les investigations au sein des forces
politiques en coulisse, celles qui ont programme, etudie et orchestre
materiellement le crime. Des references furent faites a "l'Etat
profond," connu sous le nom d'Ergenekon, mais aussi a une possible
complicite de la part de personnes liees au parti AKP du Premier
ministre Erdogan.
Nous sommes la au coeur d'un debat politique brûlant. Or le thème
debattu par la table ronde, "Identite, culpabilite et reconciliation
dans la diaspora," est aussi des plus personnel et lourd, au plan
emotionnel. Lors du debat qui suivit la première representation
en soiree, trois jeunes Turques, vivant en Allemagne, dressèrent
immediatement des parallèles avec leur experience personnelle. La
première, diplômee de l'universite, mariee et qui travaille en
tant qu'enseignante, souligna que l'enjeu principal de la pièce
est l'identite. "J'ai grandi ici en Allemagne en tant que Turque,"
declara-t-elle, "et je devais etre Allemande, mais a un moment
donne, j'ai realise que je n'etais pas totalement acceptee par les
Allemands." Elle eut alors tendance a "devenir davantage Turque,"
dit-elle, "mais ca n'a pas marche non plus." La pièce sur Sabiha traite
de l'identite, fit-elle observer : qui suis-je vraiment ? Elle en est
venue finalement a se considerer comme une personne qui "est Turque
et vit en Allemagne."
Une de ses amies intervint pour dire qu'elle aussi etait profondement
emue, et meme secouee par la pièce. Pour la première fois,
declara-t-elle, elle se trouvait "dans un environnement armenien" -
meme si le theâtre est gere par un collectif turc et que le public
se composait essentiellement de Turcs. La presentation du genocide
a travers l'histoire de Sabiha remettait en question ses points de
vue anterieurs. Elle se demanda comment mieux aborder la question et
proposa que l'on puisse susciter de l'empathie, du point de vue des
spectateurs turcs, si l'on se referait a des massacres victimisant
les musulmans, par exemple a Srebrenica. (Lequel massacre, releva
le moderateur, n'est pas comparable au cas armenien, le genocide
de Srebrenica ayant ete reconnu comme un genocide.) Un autre aspect
emergea neanmoins, lorsqu'elle signala qu'a peine six mois auparavant,
elle avait appris de sa grand-mère, âgee de 91 ans, en Turquie,
que sa mère (a savoir l'arrière-grand-mère de cette intervenante)
etait Armenienne. A l'instar d'innombrables personnes, qui ont fait
recemment ce genre de decouvertes, elle veut maintenant effectuer des
recherches sur l'histoire de sa famille, decouvrir la verite. D'après
le recit de sa grand-mère, quelques survivants de sa famille emigrèrent
en Amerique, mais elle ignorait leurs noms ou l'endroit où ils avaient
debarque. Une autre Turque evoqua cependant le besoin d'empathie et
posa cette question : le pardon est-il lui aussi possible ?
Pour Bea Ehlers-Kerbekian, ces reactions sincères, spontanees montrent
bien que la pièce a envoye un message et a eu l'impact voulu. "Elles
m'en ont appris davantage sur qui est reellement Sabiha dans la pièce,"
confiait-elle, "et a quoi ressemble son existence en Allemagne."
Dogan Akhanli est agreablement surpris d'etre temoin de la franchise
de ces reactions. Autre intervention passionnee, une femme qui a
decouvert ses racines armeniennes, il y a quelques annees seulement,
et qui a ete traumatisee par les problèmes sociaux qu'elle rencontra
de ce fait : des amis turcs qui ne la consideraient plus comme des
leurs et des Armeniens qui la rejetaient comme etant Turque. Autant
d'observations qui enfoncèrent le clou : dans la conjoncture actuelle,
la Turquie - ses elites politiques comme sa population - traverse
une crise salutaire et sans precedent, une crise d'identite au plan
de la nation et de chaque individu.
Un participant fit observer : "Si ce que la pièce presente est vrai,
si la republique de Turquie est fondee sur un mensonge, si 'l'identite
turque' est une fausse ideologie, quelle peut bien etre notre identite
?" Ce qui pose la question fondamentale : qu'est-ce que l'identite ?
Repose-t-elle sur la langue ou l'origine ethnique ? Sur l'ideologie
"du sang et du sol" ou sur les possessions territoriales ? Sur la
religion ou l'histoire ? Sur le genre ? Ou quelque chose d'autre ?
La pièce d'Akhanli constitue une oeuvre d'art magistrale qui, sous
une forme des plus condensee, place au premier plan la question de
l'identite. Elle parvient a presenter le genocide armenien comme un
fait historique, a travers les experiences subjectives d'une multitude
d'acteurs - les perpetrateurs et leurs descendants negationnistes, les
victimes parmi les survivants islamises, les descendants qui s'ignorent
des Armeniens caches, les voisins et les amis mal informes, et les
individus courageux comme Hrant Dink a l'interieur de la Turquie et
a l'etranger, qui osent briser les tabous regnant depuis la creation
de la republique.
Toutes les questions politiques et psychologiques en rapport sont
abordees dans la pièce, non comme un dogme, mais dans une demarche
artistique. Et c'est la que reside son pouvoir secret. En reaction
a un intervenant qui demandait pourquoi le theâtre doit etre le
vehicule, Bea Ehlers-Kerbekian expliqua que c'est seulement a travers
l'art qu'il est possible d'aborder ces questions essentielles, car
l'art - en l'occurrence, le theâtre - fait appel non seulement a
l'intelligence, mais aussi aux emotions, au coeur. Dans ce cas, elle
parla de catharsis. Lors de la seconde representation, la comedienne
parvint a un tel degre d'intensite intellectuelle et emotionnelle
que bien rares furent ceux dans le public - hommes ou femmes, Turcs,
Allemands ou Armeniens - qui purent retenir leurs larmes.
(Pour une recension plus complète de la pièce, voir Muriel
Mirak-Weissbach : "German-Turkish-Armenian Project Dramatizes Search
for Identity," The Armenian Mirror-Spectator, Dec. 22, 2012, p. 14 -
http://www.mirrorspectator.com/pdf/122212.pdf).
__________
Source : http://www.mirrorspectator.com/pdf/020114.pdf Traduction :
(c) Georges Festa - 02.2014
site du Gunes Theater (Francfort) : http://www.gunestheater.com/
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=78425
Publie le : 11-02-2014
Info Collectif VAN -www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous invite
a lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais de Muriel
Mirak-Weissbach publie sur le site The Armenian Mirror-Spectator, mise
en ligne sur le site Armenian Trends - Mes Armenies le 8 fevrier 2014.
Armenian Trends - Mes Armenies
samedi 8 fevrier 2014
Le pouvoir propre a l'art d'emouvoir l'esprit et le coeur : Hrant
Dink commemore a Francfort
par Muriel Mirak-Weissbach
The Armenian Mirror-Spectator, 01.02.2014
FRANCFORT - Tous ceux qui doutent de l'existence d'un mouvement
grandissant en Turquie, desireux de profondes reformes
politiques, incluant en premier lieu la reconnaissance du
genocide de 1915, devraient reflechir sur le rassemblement en
masse d'Istanbul, le 19 janvier dernier, signale par The Armenian
Mirror-Spectator la semaine dernière. Les films qui circulent
sur l'internet (tel que www.youtube.com/watch?v=_RuZDt6wj4k
ouwww.youtube.com/watch?v=ELFOe-lvZ5Q) donnent une idee du potentiel
que ce mouvement de la societe civile turque represente, du fait,
entre autres, qu'il croise de plus en plus les fils de plusieurs
demandes d'ordre politique en rapport avec lui, pour n'en faire qu'un.
Ceux qui reclament "justice" ne reclament donc pas seulement que les
assassins de Hrant Dink soient identifies et poursuivis en justice,
mais aussi que le regime du droit remplace un système lourd de
decisions motivees par la politique, de corruption, de violations
des droits de l'homme et d'une deformation deliberee des faits
historiques. Des manifestations du parc Gezi au branle-bas actuel,
suscite par les scandales de corruption, un processus nouveau est en
cours, susceptible de conduire le pays vers un changement fondamental.
C'est l'un des messages que Dogan Akhanli, ecrivain turco-allemand,
a adresse lors d'un echange avec une salle comble, venue assister
a son monologue theâtral Le silence d'Anne, presente a Francfort
dans le cadre de manifestations nationales, ce week-end. Victime,
lui-meme, de harcèlement judiciaire pour ses travaux sur le genocide
armenien, Akhanli exprima son optimisme que le debat public sur
1915, qui touche des couches de plus en plus larges de la population,
parvienne a catalyser une percee jusqu'au niveau du pouvoir. Soulignant
la mort de Dink comme un tournant dans un processus national, il
nota l'importance du facteur de culpabilite : "Les gens se sentent
coupables, expliqua-t-il, parce qu'ils ne l'ont pas protege." Ajoutant
qu'il est significatif que les commanditaires du meurtre aient choisi
de tuer non un intellectuel turc dissident, mais plutôt un Armenien.
La pièce d'Akhanli aborde directement ce complexe. Elle prend le
cas d'une jeune fille turque, prenommee Sabiha, qui a grandi en
Allemagne avec sa mère et qui, bien qu'assimilee, est attiree par
la rhetorique nationaliste turque, au point d'adherer a la version
officielle sur le genocide de 1915 et de prendre la parole lors d'un
rassemblement en memoire de Talaat Pacha. A la mort de sa mère, elle
decouvre une croix armenienne tatouee sur sa poitrine et traverse une
profonde crise d'identite. Hrant Dink est la figure qui lui permet
de traverser cette crise : elle s'entretient brièvement avec lui
par telephone a Agos et, peu après, suit la couverture en direct de
ses funerailles a la television turque. La pièce developpe le drame
personnel de Sabiha (inspire par une histoire reelle) et intègre des
materiaux documentaires sur Dink, son oeuvre et sa mort inopinee. Le
public vit donc indirectement ce processus traumatique, revivant dans
un sens ce que des centaines de milliers de citoyens en Turquie et
a l'etranger ont connu, fin janvier 2007.
La pièce a ete jouee a plusieurs reprises dans differentes villes
allemandes (et aussi a Erevan) par l'actrice armeno-allemande Bea
Ehlers-Kerbekian, recevant un accueil enthousiaste. Mais, a Francfort,
elle a provoque une moindre explosion psychologique et emotionnelle,
due au fait que l'ecrasante majorite de l'assistance etait d'origine
turque. Le lieu lui-meme etait particulier; le Gunes Theater est un
collectif d'artistes d'avant-garde, qui ont debute comme un groupe
alternatif d'etudiants a Ankara, en 1991. Ils cherchaient a presenter
de nouvelles formes de communication entre acteurs et spectateurs;
en tant que membres d'un collectif, les acteurs etaient en meme temps
auteurs, metteurs en scène et directeurs de theâtre, un phenomène
très nouveau en Turquie. Ils se produisaient aussi dans des endroits
insolites, comme des villages, des bidonvilles, des ghettos et les rues
des grandes villes, abordant des thèmes politiques et sociaux dans
la Turquie contemporaine. En combinant des aspects de la tradition
theâtrale occidentale avec des elements orientaux, dont la danse
anatolienne, ils attiraient des visiteurs originaires de milieux
culturels differents.
En 1995, ils commencèrent a se produire en Europe, tandis que leurs
pièces faisaient de plus en plus l'objet d'attaques dans leur pays. Du
fait de leurs prises de position politiques critiques, les membres du
collectif etaient toujours plus frequemment arretes et traduits en
justice. En 1998, ils choisirent de s'appeler Gunes (pour Anatolie,
nommee a l'epoque byzantine 'la terre du soleil levant'), travaillant
a la fois en Turquie et en Europe, jusqu'a ce que des pressions
politiques les contraignent a emigrer en 2002 vers leur residence
actuelle a Francfort.
C'est ce meme Gunes Theater qui accueillait Le silence d'Anne, les 17
et 18 janvier. Lors des deux representations, le public eut la chance
de pouvoir debattre avec les protagonistes; le premier soir, l'auteur
de la pièce se joignit a l'actrice, Bea Ehlers-Kerbekian, pour un
dialogue impromptu avec les spectateurs, et le lendemain, une table
ronde rassembla trois Armeniens, le journaliste Yetvard Danzkiyan,
d'Agos a Istanbul, l'intellectuel Nazaret Vartanyan, originaire de
Malatya et actuellement installe a Bruxelles, et moi-meme. Les deux
invites etrangers presentèrent des rapports circonstancies sur l'etat
actuel des developpements dans l'affaire Hrant Dink, au plan juridique
et politique, demandant que toute la lumière fût faite sur ce dossier.
Ce qui signifie poursuivre les investigations au sein des forces
politiques en coulisse, celles qui ont programme, etudie et orchestre
materiellement le crime. Des references furent faites a "l'Etat
profond," connu sous le nom d'Ergenekon, mais aussi a une possible
complicite de la part de personnes liees au parti AKP du Premier
ministre Erdogan.
Nous sommes la au coeur d'un debat politique brûlant. Or le thème
debattu par la table ronde, "Identite, culpabilite et reconciliation
dans la diaspora," est aussi des plus personnel et lourd, au plan
emotionnel. Lors du debat qui suivit la première representation
en soiree, trois jeunes Turques, vivant en Allemagne, dressèrent
immediatement des parallèles avec leur experience personnelle. La
première, diplômee de l'universite, mariee et qui travaille en
tant qu'enseignante, souligna que l'enjeu principal de la pièce
est l'identite. "J'ai grandi ici en Allemagne en tant que Turque,"
declara-t-elle, "et je devais etre Allemande, mais a un moment
donne, j'ai realise que je n'etais pas totalement acceptee par les
Allemands." Elle eut alors tendance a "devenir davantage Turque,"
dit-elle, "mais ca n'a pas marche non plus." La pièce sur Sabiha traite
de l'identite, fit-elle observer : qui suis-je vraiment ? Elle en est
venue finalement a se considerer comme une personne qui "est Turque
et vit en Allemagne."
Une de ses amies intervint pour dire qu'elle aussi etait profondement
emue, et meme secouee par la pièce. Pour la première fois,
declara-t-elle, elle se trouvait "dans un environnement armenien" -
meme si le theâtre est gere par un collectif turc et que le public
se composait essentiellement de Turcs. La presentation du genocide
a travers l'histoire de Sabiha remettait en question ses points de
vue anterieurs. Elle se demanda comment mieux aborder la question et
proposa que l'on puisse susciter de l'empathie, du point de vue des
spectateurs turcs, si l'on se referait a des massacres victimisant
les musulmans, par exemple a Srebrenica. (Lequel massacre, releva
le moderateur, n'est pas comparable au cas armenien, le genocide
de Srebrenica ayant ete reconnu comme un genocide.) Un autre aspect
emergea neanmoins, lorsqu'elle signala qu'a peine six mois auparavant,
elle avait appris de sa grand-mère, âgee de 91 ans, en Turquie,
que sa mère (a savoir l'arrière-grand-mère de cette intervenante)
etait Armenienne. A l'instar d'innombrables personnes, qui ont fait
recemment ce genre de decouvertes, elle veut maintenant effectuer des
recherches sur l'histoire de sa famille, decouvrir la verite. D'après
le recit de sa grand-mère, quelques survivants de sa famille emigrèrent
en Amerique, mais elle ignorait leurs noms ou l'endroit où ils avaient
debarque. Une autre Turque evoqua cependant le besoin d'empathie et
posa cette question : le pardon est-il lui aussi possible ?
Pour Bea Ehlers-Kerbekian, ces reactions sincères, spontanees montrent
bien que la pièce a envoye un message et a eu l'impact voulu. "Elles
m'en ont appris davantage sur qui est reellement Sabiha dans la pièce,"
confiait-elle, "et a quoi ressemble son existence en Allemagne."
Dogan Akhanli est agreablement surpris d'etre temoin de la franchise
de ces reactions. Autre intervention passionnee, une femme qui a
decouvert ses racines armeniennes, il y a quelques annees seulement,
et qui a ete traumatisee par les problèmes sociaux qu'elle rencontra
de ce fait : des amis turcs qui ne la consideraient plus comme des
leurs et des Armeniens qui la rejetaient comme etant Turque. Autant
d'observations qui enfoncèrent le clou : dans la conjoncture actuelle,
la Turquie - ses elites politiques comme sa population - traverse
une crise salutaire et sans precedent, une crise d'identite au plan
de la nation et de chaque individu.
Un participant fit observer : "Si ce que la pièce presente est vrai,
si la republique de Turquie est fondee sur un mensonge, si 'l'identite
turque' est une fausse ideologie, quelle peut bien etre notre identite
?" Ce qui pose la question fondamentale : qu'est-ce que l'identite ?
Repose-t-elle sur la langue ou l'origine ethnique ? Sur l'ideologie
"du sang et du sol" ou sur les possessions territoriales ? Sur la
religion ou l'histoire ? Sur le genre ? Ou quelque chose d'autre ?
La pièce d'Akhanli constitue une oeuvre d'art magistrale qui, sous
une forme des plus condensee, place au premier plan la question de
l'identite. Elle parvient a presenter le genocide armenien comme un
fait historique, a travers les experiences subjectives d'une multitude
d'acteurs - les perpetrateurs et leurs descendants negationnistes, les
victimes parmi les survivants islamises, les descendants qui s'ignorent
des Armeniens caches, les voisins et les amis mal informes, et les
individus courageux comme Hrant Dink a l'interieur de la Turquie et
a l'etranger, qui osent briser les tabous regnant depuis la creation
de la republique.
Toutes les questions politiques et psychologiques en rapport sont
abordees dans la pièce, non comme un dogme, mais dans une demarche
artistique. Et c'est la que reside son pouvoir secret. En reaction
a un intervenant qui demandait pourquoi le theâtre doit etre le
vehicule, Bea Ehlers-Kerbekian expliqua que c'est seulement a travers
l'art qu'il est possible d'aborder ces questions essentielles, car
l'art - en l'occurrence, le theâtre - fait appel non seulement a
l'intelligence, mais aussi aux emotions, au coeur. Dans ce cas, elle
parla de catharsis. Lors de la seconde representation, la comedienne
parvint a un tel degre d'intensite intellectuelle et emotionnelle
que bien rares furent ceux dans le public - hommes ou femmes, Turcs,
Allemands ou Armeniens - qui purent retenir leurs larmes.
(Pour une recension plus complète de la pièce, voir Muriel
Mirak-Weissbach : "German-Turkish-Armenian Project Dramatizes Search
for Identity," The Armenian Mirror-Spectator, Dec. 22, 2012, p. 14 -
http://www.mirrorspectator.com/pdf/122212.pdf).
__________
Source : http://www.mirrorspectator.com/pdf/020114.pdf Traduction :
(c) Georges Festa - 02.2014
site du Gunes Theater (Francfort) : http://www.gunestheater.com/
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