A MONTPELLIER, UNE JOURNéE SUR LA RéPRESSION DES AVOCATS TURCS

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Publié le : 24-02-2014

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Légende photo : M. E. Aktar et R. Zarakolu

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Mercredi 19 février 2014

Les chercheurs en sciences sociales ont tendance a négliger les
questions juridiques. Pourtant, le droit est l'une des interfaces
essentielles entre l'Etat, le citoyen et la société ; il protège,
régule et réprime.

En Turquie, cette dernière fonction a prévalu depuis les débuts de
l'époque républicaine. Pendant la guerre de libération, l'armée
kémaliste a instauré des tribunaux d'exception qui ont fait exécuter
près de 700 personnes. Ils étaient destinés a punir, mais surtout
a intimider, voire a terroriser. Puis cette tendance répressive a
été renforcée, au cours des insurrections kurdes de 1925 et 1938.

D'ailleurs, c'est le code pénal de l'Italie fasciste qui a servi de
modèle a l'élaboration du droit républicain. En fait, la répression
a pris un caractère permanent dans les régions kurdes ; et a partir
de 1960, la vie politique de l'ensemble du pays a été réglée par
une succession de coups d'Etat qui ont chacun produit leurs tribunaux,
leurs cours spéciales, leurs lois d'exception, l'instauration de la
loi martiale qui a été, dans de nombreux départements, le régime
en quelque sorte ordinaire. Le droit et la loi sont devenus, avant
tout, des instruments de répression.

C'est toujours vrai aujourd'hui, et particulièrement depuis
la dernière insurrection kurde, qui a commencé en 1984, et
l'instauration de la loi contre le terrorisme en 1991 2. Bien que
les mots Â" kurde Â" et même Â" sécessionniste Â" soient absents
du texte de cette loi, elle réprime la revendication kurde, les
parts de la société non kurde qui la soutiennent et préconisent
la négociation et la solution pacifique du conflit, en particulier
les intellectuels ; le système judiciaire a toujours réprimé la
gauche en général, alors que les mouvements d'extrême-droite
et leurs activistes violents ont toujours bénéficié de la Â"
compréhension Â" de la police et de la justice, puisqu'ils ne font
que pousser un peu plus loin l'idéologie nationaliste dominante.

Et la loi va plus loin puisqu'elle poursuit les avocats des personnes
inculpées de Â" terrorisme Â".

La loi Â" protège Â" également des valeurs considérées comme
sacrées.

L'article 301 du code pénal interdit Â" le dénigrement [asagılama]
de la turcité, de la république et des institutions de l'Etat,
du gouvernement, des tribunaux, de l'armée et des organes de
sécurité Â".

Tout mouvement d'opposition qui ne se coulerait pas dans le moule
du consensus imposé risque de se voir inculpé de tentative de
renversement de la forme républicaine de l'Etat ; c'est le cas pour
les mouvements qui se réclament du marxisme, communisme ou socialisme.

Les mouvements ou initiatives pro-kurdes risquent l'inculpation
de Â" sécessionnisme Â" tandis que l'accusation de Â" terrorisme
Â" est applicable non seulement a tout acte mais aussi a toute
intention supposée de soutenir ces mouvements (article 2 de la loi
antiterroriste). L'intention est Â" prouvée Â" par des éléments
de comportement, de fréquentations, de lectures, etc. qui peuvent
s'appliquer a peu près a n'importe qui. C'est dire que la Turquie
est un Etat répressif par essence.

Il est stimulant d'assister a un colloque sur la Turquie qui pour
une fois n'a pas été concu par des spécialistes de la Turquie
mais par des professionnels qui se penchent sur le cas d'un pays,
préoccupés par la situation de leurs confrères. Il s'est tenu
le 24 janvier 2014, organisé par la Ligue des Droits de l'Homme
(LDH), l'Institut des droits de l'homme du barreau de Montpellier,
le Syndicat des Avocats de France, avec le soutien du Barreau de
Montpellier, grâce au dynamisme unanimement salué de Sophie Mazas,
avocate et présidente de la LDH de Montpellier.

C'est une démarche qui exclut toute vision orientaliste ; elle
est a la fois technicienne, politique et militante, vise juste
et élimine le bavardage et le vain étalage de connaissances. Les
organisateurs avaient également visé juste en invitant a s'exprimer
des acteurs turcs, victimes bien connues de la répression (Busra
Ersanlı et Ragıp Zarakolu) et des avocats turcs, pour certains
a la fois spécialistes et victimes de la répression. La journée
était encadrée par des personnalités qui sont au croisement du
monde judiciaire et des droits de l'homme : Christine Lazerges,
présidente de la Commission consultative des droits de l'homme,
Michèle Tisseyre, présidente de l'Institut de droits de l'homme du
barreau de Montpellier, Jean-Jacques Gandini, président du Syndicat
des avocats de France, Maryvonne Lozac'hmeur, ancien bâtonnier de
Rennes, qui a participé a des missions d'observation des procès
visant les avocats en Turquie.

C'est depuis 2010 que se tient a Montpellier une Â" Journée des
avocats menacés Â". La situation en Turquie préoccupe depuis
longtemps les juristes défenseurs des droits de l'homme, notamment
depuis l'arrestation d'une cinquantaine d'avocats en 2011.

Pour commencer, Rusen Aytac, avocate au barreau de Paris, a brièvement
rappelé les dispositions du traité de Sèvres a l'égard des Kurdes,
puis celles du traité de Lausanne, annulant le précédent, qui est
l'acte fondateur de la république et prévaut toujours. L'article
39 de ce traité établit une égalité totale entre tous les
ressortissants turcs : Â" Tous les habitants de la Turquie, sans
distinction de religion, seront égaux devant la loi. (...) Il ne
sera édicté aucune restriction contre le libre usage par tout
ressortissant turc d'une langue quelconque, soit dans les relations
privées ou de commerce, soit en matière de religion, de presse ou
de publications de toute nature, soit dans les réunions publiques
Â". Enfin, Â" Nonobstant l' existence de la langue officielle, des
facilités appropriées seront données aux ressortissants turcs de
langue autre que le turc, pour l'usage oral de leur langue devant
les tribunaux Â". Même si les dispositions du traité de Lausanne
visaient avant tout a protéger les minorités définies par la
religion (Arméniens, orthodoxes et juifs), on sait a quel point les
Â" ressortissants de langue autre que le turc Â" ont été et restent
discriminés. Il a fallu attendre 2012 pour que les Kurdes puissent
se défendre dans leur langue devant un tribunal, en disposant d'un
interprète.

Rusen Aytac a évoqué la célèbre citation de Mahmut Esat Bozkurt,
fondateur du droit turc au début de la république : Â" Le Turc
est le seul maître de ce pays. Ceux qui n'appartiennent pas a la
pure race des Turcs n'ont qu'un droit, celui d'être serviteurs et
esclaves. Que nos amis et nos ennemis, et les montagnes elles-mêmes,
le sachent bien ! Â" Or, le prix de droit du barreau d'Istanbul
porte aujourd'hui encore le nom de cet Â" éminent Â" juriste, c'est
direl'état d'esprit qui règne sur le système judiciaire.

Busra Ersanlı, professeure de sciences politiques a l'Université
de Marmara (Istanbul) a elle-même été incarcérée d'octobre
2011 a juillet 2012 pour Â" soutien a un mouvement terroriste Â",
en fait, selon ses propres termes, pour avoir participé au combat
des Kurdes. Elle a développé dans son intervention quelques
points de la politique d'enseignement, dénoncé la partialité des
manuels et programmes scolaires, la censure dans l'enseignement et
la recherche. Pour mettre au pas le corps enseignant, les formes
minimales de répression sont la mutation non demandée, la Â" mise
au placard Â" [itibarsızlık] ou les obstacles bureaucratiques ou
autres dressés a l'encontre de la plupart des recherches portant
sur les minorités ou les Kurdes. Les enseignants et chercheurs qui
veulent travailler librement manquent de soutien a l'étranger,
malgré la création en France en 2011 du Groupe International
de travail (GIT), qui a une branche importante en Turquie. Le YOK
(institution de contrôle de l'enseignement supérieur) veille a ce
que les nominations dans les universités, l'attribution du rôle de
direction de thèse, la participation a des jurys, etc. se fassent
sur critères idéologiques. Pour illustrer le poids d'un kémalisme
calcifié, elle cite l'exemple du cours d' Â" Ataturkculuk Â" (vie et
Å"uvre d'Ataturk) obligatoire pour tous les étudiants de première
année ; a l'Université technique du Moyen-Orient (ODTU, Ankara),
les professeurs ont essayé de changer ne serait-ce que le nom de ce
cours en Â" histoire de la république Â", en vain !

Sur le sujet de l'enseignement de la Â" langue maternelle Â" (anadil,
euphémismequi désigne le plus souvent la langue kurde), Busra
Ersanlı reconnaît qu'il y a des progrès : le nombre d'étudiants
kurdes a augmenté en général, ainsi que la possibilité pour eux
d'étudier a l'étranger. Mais les études et recherches sur les
minorités et les Kurdes restent plus difficiles, ainsi que dans
d'autres domaines, comme certaines recherches en chimie ou biologie
considérées comme Â" gênantes pour le marché Â". Depuis trois a
cinq ans, les partis ont leurs propres écoles politiques pour former
les cadres ; le BDP, parti pro-kurde, en a installé deux, a Istanbul
et Diyarbakır ; mais c'est justement pour avoir enseigné dans ces
écoles du BDP que B. Ersanlı a été accusée de Â" terrorisme Â"! Ce
qui a amené le bâtonnier Luc Kiryacharian, après cette intervention,
a souligner que la France dispose également, avec l'article 421 du
code pénal, d'un redoutable instrument de répression.

Erdal Dogan, avocat au barreau d'Istanbul, a procédé a l'analyse
de la loi antiterroriste turque. La notion de terrorisme se confond
partiellement avec celle de Â" lutte contre l'ennemi Â", en particulier
l' Â" ennemi intérieur Â", notion qui a toujours été obsessionnelle
dans ce pays, et a été renforcée par l'école américaine de
lutte contre le terrorisme et son idée d' Â" ennemi potentiel Â"
appliquée en Irak et en Afghanistan.

Comme Rusen Aytac, Erdal Dogan est remonté aux origines du droit
républicain : Mahmut Esat Bozkurt, dont le nom a souvent été
évoqué au cours de la journée, est l'auteur de la constitution
de 1924 et du code civil... mais il est également a l'origine de la
loi dite de Tunceli (7 novembre 1935), qui restreint les droits de la
défense, supprime le droit a la traduction (malgré l'article 39 du
traité de Lausanne) et permet aux officiers d'occuper la fonction
de juge. C'est cette loi qui a été appliquée pour la répression
du soulèvement de Dersim (Tunceli) en 1938.

Erdal Dogan considère que démocratisation et confrontation avec le
passé sont étroitement liés. L'une ne va pas sans l'autre ; ainsi,
on approche de l'année du centenaire du génocide des Arméniens,
mais en Turquie Â" on ne va pas parler d'autre chose que du centenaire
de la bataille des Dardanelles [dont Ataturk est considéré comme
le héros] Â" .

C'est que la démocratisation n'avance pas, ou pas assez vite. Le
Conseil national de sécurité (MGK) veille sur la notion d' Â" ennemi
potentiel Â", qui inclut les Â" missionnaires Â" [ce terme désigne en
fait tout religieux catholique ou protestant] et les minorités. Même
si le MGK a vu ses pouvoirs réduits par le gouvernement de l'AKP, il
continue d'établir périodiquement un document politique auquel les
ministres doivent se conformer, sous peine de tomber ; un document dont
la publication est interdite, et auquel juristes et même députés
n'ont pas accès... Comme cela a été souligné maintes fois au
cours de la journée, ces Â" ennemis de l'intérieur Â" ne sont pas
présumés innocents ; bien au contraire, l'acte d'accusation est une
charge a part entière. Les magistrats préparent les jugements et
participent aux délibérés. Les procureurs interviennent directement
et font fonction de juges et accusateurs.

Ragıp Zarakolu, éditeur bien connu, a lui aussi été emprisonné
en 1971, 1974, 1982, et interdit de sortie du territoire entre
1971 et 1991. Il a été de nouveau incarcéré en 2011-2012,
et son fils Deniz, politologue, est toujours en prison. Il est
intervenu, très amer, sur les libertés - ou leur absence -
d'édition et de publication. Â" On ne peut plus dire que l'Etat
turc est légitime. C'est un devoir que de se soulever contre cet
Etat. (...) Dès l'arrestation on se voit reprocher son passé
; mais le passé de l'Etat n'est absolument pas propre ; or il
nous est interdit de le lui reprocher et même d'en parler. (...)
C'est un Etat pirate, un Etat faussaire ; il a copié l'Etat francais
comme on copie la-bas les chemises Lacoste, mais c'est une copie
non conforme, une caricature. (...) Nous payons très cher pour la
liberté d'expression Â".

Ragıp Zarakolu retrace alors quelques épisodes de cette lutte,
a partir de la répression de la presse en 1908, en passant par les
déboires de Sebahattin Ali (1907-1948), emprisonné en 1933 pour
avoir Â" diffamé Â" Ataturk dans un poème, puis poursuivi pour
sa revue Yeni Dunya (Â" Le nouveau monde Â") qui n'a pu paraître
que quatre jours (1945). Il a également évoqué les poursuites
contre la revue de gauche TAN, en 1945, et la dure répression,
en 1958-1960, a la fin du gouvernement Menderes. Â" Depuis 1990,
conclut Ragıp Zarakolu, ce sont les Kurdes qui portent l'étendard
de la liberté. Si j'écris dans des quotidiens kurdes [Zarakolu
n'est pas kurde], c'est parce que c'est la qu'on se sent libre. Â"

Mehmet Emin Aktar est ancien bâtonnier de Diyarbakır, la grande ville
du Kurdistan turc, et défenseur des confrères emprisonnés. Vingt
avocats sont toujours en prison dont onze parce qu'ils sont les avocats
d'Abdullah Ocalan, le chef du PKK incarcéré depuis avril 1999.

Certains sont en prison depuis neuf ans. M.E. Aktar rappelle que la
répression contre les avocats de la cause kurde est aussi vieille que
l'histoire des soulèvements. L'une des premières victimes, peut-être
la plus célèbre, fut l'avocat Tevfik Bey, accusé d'avoir clamé le
27 mai 1925 Â" Vive le Kurdistan ! Â" avec d'autres intellectuels. Ils
furent accusés d'avoir un Â" plan Â" subversif en quatre phases
et jugés par des lois d'exception au cours d'un procès sans appel
mené par des officiers. Tevfik est le premier Â" martyr Â" kurde. Â"
[Après le massacre du Dersim (1938)] il est extraordinaire que dans
un pays interdit, réprimé, massacré, il se soit encore trouvé
des Kurdes qui voulaient devenir avocats ! Â" estime M.E . Aktar.

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