Le Monde.fr
Vendredi 17 Janvier 2014
' Dieu m'a laissée en vie pour que je raconte '
par Guillaume Perrier
La petite femme ne sort plus beaucoup dans les rues de Marseille. Elle
se déplace voûtée sur une canne, choyée, couvée par sa fille et ses
petits-enfants. Mais lorsqu'on lui rappelle son enfance, son regard
s'allume et ses souvenirs lui reviennent, intacts. Ovsanna Kaloustian,
106 ans, est l'une des dernières survivantes du génocide des
Arméniens, en 1915. Une porteuse de mémoire, consciente du rôle qui
est le sien, à l'aube du centenaire de la tragédie. ' Dieu m'a laissée
en vie pour que je raconte ', répète-t-elle. La vidéo du récit de son
exode à travers l'Europe et le siècle est présentée au site-mémorial
du Camp des Milles, entre Marseille et Aix-en-Provence, inauguré par
le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, en 2012.
De la terreur, des massacres et des déportations de son peuple dans la
Turquie ottomane, Ovsanna conserve une foule d'images et de détails
qu'elle raconte avec fougue. Elle est née en 1907 à Adabazar, situé à
une centaine de kilomètres à l'est d'Istanbul, et a grandi dans une
belle demeure, trois étages avec jardin. La ville, à l'époque, est un
centre important pour le commerce et l'artisanat, et la population
arménienne (12 500 personnes environ en 1914) y représente plus de la
moitié des habitants. Ovsanna se souvient que 'même les Grecs et les
Turcs y parlaient arménien'. Son père tient un bar, qui fait aussi
office de salon de coiffure et de cabinet d'arracheur de dents. Elle y
boit le thé, le matin, avant de partir à l'école.
D'ISTANBUL À MARSEILLE
Ovsanna a 8 ans en 1915 lorsque, en pleine guerre, le gouvernement
jeune-turc lance l'ordre de déportation des Arméniens. ' C'était un
dimanche, la mère d'Ovsanna rentrait de l'église. Le curé venait
d'annoncer que la ville devait être vidée en trois jours, quartier par
quartier ', raconte Frédéric, le petit-fils de la survivante et
dépositaire de la mémoire familiale.
A pied, les convois se mettent en branle vers le sud et l'est.
Ovsanna, ses parents, son frère, ses oncles, tantes et cousins
arrivent à Eskisehir, où on les entasse dans un train. C'est dans des
wagons à bestiaux que des milliers d'Arméniens seront ainsi envoyés
vers les déserts de Syrie. Mais le train qui transporte la famille
s'arrête en chemin, à la gare de Cay, près d'Afyon. On leur ordonne
d'y dresser un campement de fortune. Les centres de triage plus en
aval sont engorgés. Ils seront finalement dispersés, deux ans plus
tard, et partent se cacher dans la campagne des environs. Ovsanna a
alors une dizaine d'années.
Avec l'armistice, en 1918, les survivants tentent de rentrer. La
famille d'Ovsanna retrouve sa maison calcinée, finit par repartir,
sous la pression des nouveaux occupants, turcs, de la ville. L'exode
se poursuit, d'abord vers Istanbul. En 1924, les oncles, tantes et
cousins embarquent pour les Etats-Unis. Quatre ans plus tard, la jeune
femme monte sur un bateau à destination de Marseille. ' Nous sommes
arrivés en décembre, sous la neige ', dit-elle. Comme tant d'autres -
10 % de la population marseillaise est composée de descendants de
rescapés du génocide arménien -, elle s'installe, fait un peu de
couture pour gagner sa vie. Elle se marie avec Zave Kaloustian, seul
survivant d'une famille massacrée, ouvre une épicerie, s'offre un
lopin de terre et y arrange sa maison.
' Elle nous a appris l'arménien, mais la transmission de l'histoire
est venue plus tard', raconte son petit-fils. Ovsanna continue
aujourd'hui à témoigner, inlassablement, pour combattre le
négationnisme, toujours vivace cent ans après les massacres.
http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2014/01/17/dieu-m-a-laissee-en-vie-pour-que-je-raconte_4348433_3208.html
Vendredi 17 Janvier 2014
' Dieu m'a laissée en vie pour que je raconte '
par Guillaume Perrier
La petite femme ne sort plus beaucoup dans les rues de Marseille. Elle
se déplace voûtée sur une canne, choyée, couvée par sa fille et ses
petits-enfants. Mais lorsqu'on lui rappelle son enfance, son regard
s'allume et ses souvenirs lui reviennent, intacts. Ovsanna Kaloustian,
106 ans, est l'une des dernières survivantes du génocide des
Arméniens, en 1915. Une porteuse de mémoire, consciente du rôle qui
est le sien, à l'aube du centenaire de la tragédie. ' Dieu m'a laissée
en vie pour que je raconte ', répète-t-elle. La vidéo du récit de son
exode à travers l'Europe et le siècle est présentée au site-mémorial
du Camp des Milles, entre Marseille et Aix-en-Provence, inauguré par
le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, en 2012.
De la terreur, des massacres et des déportations de son peuple dans la
Turquie ottomane, Ovsanna conserve une foule d'images et de détails
qu'elle raconte avec fougue. Elle est née en 1907 à Adabazar, situé à
une centaine de kilomètres à l'est d'Istanbul, et a grandi dans une
belle demeure, trois étages avec jardin. La ville, à l'époque, est un
centre important pour le commerce et l'artisanat, et la population
arménienne (12 500 personnes environ en 1914) y représente plus de la
moitié des habitants. Ovsanna se souvient que 'même les Grecs et les
Turcs y parlaient arménien'. Son père tient un bar, qui fait aussi
office de salon de coiffure et de cabinet d'arracheur de dents. Elle y
boit le thé, le matin, avant de partir à l'école.
D'ISTANBUL À MARSEILLE
Ovsanna a 8 ans en 1915 lorsque, en pleine guerre, le gouvernement
jeune-turc lance l'ordre de déportation des Arméniens. ' C'était un
dimanche, la mère d'Ovsanna rentrait de l'église. Le curé venait
d'annoncer que la ville devait être vidée en trois jours, quartier par
quartier ', raconte Frédéric, le petit-fils de la survivante et
dépositaire de la mémoire familiale.
A pied, les convois se mettent en branle vers le sud et l'est.
Ovsanna, ses parents, son frère, ses oncles, tantes et cousins
arrivent à Eskisehir, où on les entasse dans un train. C'est dans des
wagons à bestiaux que des milliers d'Arméniens seront ainsi envoyés
vers les déserts de Syrie. Mais le train qui transporte la famille
s'arrête en chemin, à la gare de Cay, près d'Afyon. On leur ordonne
d'y dresser un campement de fortune. Les centres de triage plus en
aval sont engorgés. Ils seront finalement dispersés, deux ans plus
tard, et partent se cacher dans la campagne des environs. Ovsanna a
alors une dizaine d'années.
Avec l'armistice, en 1918, les survivants tentent de rentrer. La
famille d'Ovsanna retrouve sa maison calcinée, finit par repartir,
sous la pression des nouveaux occupants, turcs, de la ville. L'exode
se poursuit, d'abord vers Istanbul. En 1924, les oncles, tantes et
cousins embarquent pour les Etats-Unis. Quatre ans plus tard, la jeune
femme monte sur un bateau à destination de Marseille. ' Nous sommes
arrivés en décembre, sous la neige ', dit-elle. Comme tant d'autres -
10 % de la population marseillaise est composée de descendants de
rescapés du génocide arménien -, elle s'installe, fait un peu de
couture pour gagner sa vie. Elle se marie avec Zave Kaloustian, seul
survivant d'une famille massacrée, ouvre une épicerie, s'offre un
lopin de terre et y arrange sa maison.
' Elle nous a appris l'arménien, mais la transmission de l'histoire
est venue plus tard', raconte son petit-fils. Ovsanna continue
aujourd'hui à témoigner, inlassablement, pour combattre le
négationnisme, toujours vivace cent ans après les massacres.
http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2014/01/17/dieu-m-a-laissee-en-vie-pour-que-je-raconte_4348433_3208.html