La Croix, France
Samedi 14 Juin 2014
Aux sources chrétiennes de la fragile Arménie
Blessée par l'Histoire mais portée par la foi et la culture,
l'Arménie, un pays trop oublié, accueille chaleureusement ses
visiteurs. EREVAN, de notre envoyé spécial
par MOUNIER Frédéric
C'est ici que tout a commencé. Au fond de ce cul-de-basse-fosse,
aujourd'hui accessible par une raide échelle métallique. Grégoire, dit
« l'Illuminateur », fondateur de l'Église apostolique arménienne, y
fut emprisonné treize années durant, condamné pour sa foi chrétienne.
Mais le roi Tiridate III, malade, l'en fit sortir pour être guéri.
C'est ainsi que, soixante-dix-neuf ans avant l'ouverture au
christianisme de l'Empire romain, la foi dans le Christ devint, en
301, religion d'État de l'Arménie.
Aujourd'hui, le monastère de Khor Virat, qui abrite ce lieu fondateur,
fait toujours face au magnifique mont Ararat, encapuchonné de ses
neiges éternelles, à plus de 5 000 mètres d'altitude, recelant à
jamais les mystères de l'arche biblique de Noé. Les colombes, « louées
» par les petits vendeurs au pied du monastère pour faire s'envoler
les voeux de chacun, comme en écho à la colombe de Noé qui signala la
fin du déluge, ne font pas oublier la cicatrice terrestre qui court à
quelques mètres de là. La frontière turque, fermée depuis 1993, est
surplombée de miradors et marquée d'un no man's land. L'Ararat,
symbole de l'Arménie, se trouve désormais en Turquie honnie.
Tout au long d'une visite culturelle, forcément religieuse, en
Arménie, on sera ainsi touché par la permanence d'un christianisme
ancien, lui-même porteur d'une culture, véritable colonne vertébrale
de ce peuple martyrisé. À Erevan, la capitale, le mémorial consacré
aux victimes du génocide de 1915 rappelle sobrement que ce pays,
blessé par l'Histoire, vit à l'ombre de ses drames.
À une vingtaine de kilomètres, à travers une banlieue industrielle
durement éprouvée par la chute de l'empire soviétique, dont l'Arménie
fut une composante de marque, le Saint-Siège de l'Église apostolique,
à Etchmiadzine, ouvre ses portes et répond aux questions des
visiteurs. Ses 130 séminaristes, ses 350 prêtres, et son patriarche,
le Katolicos Karérine II, 132e successeur de Grégoire, élu le 4
novembre 1999, attendent le pape François en avril 2015, pour le
centenaire du génocide, qui sera marqué par la canonisation de
nombreuses victimes. Selon la tradition, le sanctuaire d'Etchmiadzine
a été fondé par Grégoire dès l'an 303.
Mais c'est au détour du magnifique canyon de Noravank, à deux heures
de route de la capitale, qu'on prendra conscience du caractère
inexpugnable de l'me arménienne. La vallée de l'Amaghou abrite l'un
des nombreux complexes monastiques du pays. L'église
Sainte-Mère-de-Dieu, au décor sculpté très riche, a été restaurée par
un couple de mécènes américains, membres de la diaspora (trois fois
plus nombreuse que l'actuelle population du pays), et attend le retour
d'une vie monastique. Dans cette perspective, il faut examiner
attentivement les riches bas-reliefs, qui expriment avec force
symboles une cosmogonie médiévale que les architectes arméniens,
notamment Momik, créateur de ces lieux, maniaient à la perfection.
À travers tout le pays, c'est un tapis de monastères médiévaux qui se
déploie ainsi. La pierre de tuf, signature de l'architecture
arménienne, se marie à merveille aux sédiments volcaniques des monts
du Caucase.
Jusqu'à aujourd'hui, les flux du tourisme de masse n'ont pas encore
atteint la fragile Arménie. Mets et sites gardent encore un goût de
singularité. L'abricot de la vallée de l'Ararat, le vin gouleyant de
la vallée de l'Arni, le fin pain traditionnel (levash) juste saisi sur
les parois du four traditionnel enterré, jusqu'au cognac local (réputé
le préféré de Winston Churchill), la truite du lac Sevan (plus grand
que le - Léman), se marient plaisamment avec les découvertes
culturelles. À Erevan, par exemple, 10 000 manuscrits anciens sont
conservés à la bibliothèque du Matenadaran. Y défilent les beautés
infinies de la culture arménienne, portée par un alphabet unique
datant du Ve siècle.
Experts en tout (arts, sciences, théologie, ingénierie,
administration, etc.), les Arméniens ont dû disséminer leur génie à
tous les coins de l'univers. Encore aujourd'hui, la France, les
États-Unis, mais aussi la toujours amicale - Russie, voire l'Ukraine,
accueillent une jeunesse arménienne en mal de perspectives dans sa
patrie.
Le voyageur hardi demandera à se rendre dans le nord du pays, encore
marqué des cicatrices du tremblement de terre de 1988. Là, grce à son
guide porteur des autorisations administratives nécessaires, il
pénétrera dans le no man's land de la frontière turque et pourra
contempler à distance les églises ruinées d'Ani, capitale arménienne
de l'an mille. Le canyon de l'Arax tranche le plateau et l'on se prend
à rêver des splendeurs passées d'un peuple qui n'a cessé, par ses
sacrifices, de se faufiler dans l'Histoire. Pour aller au plus près
des ruines d'Ani, il faudra faire un long détour ferroviaire par la
Géorgie pour entrer en Turquie. Car ici, c'est bien la géopolitique
qui guide les pas
De retour à Erevan, on partagera avec indolence les bonheurs de la
foule locale venue admirer, tous les soirs, sur la place de la
République, les immenses jets d'eau musicaux. Parfois, même en
Arménie, il peut être doux d'oublier l'Histoire Un samedi soir, dans
la rue Abovyan, des jeunes facétieux font rugir une Lada customisée.
Le lendemain matin, on les retrouvera, en foule, à la messe à la
cathédrale.
Samedi 14 Juin 2014
Aux sources chrétiennes de la fragile Arménie
Blessée par l'Histoire mais portée par la foi et la culture,
l'Arménie, un pays trop oublié, accueille chaleureusement ses
visiteurs. EREVAN, de notre envoyé spécial
par MOUNIER Frédéric
C'est ici que tout a commencé. Au fond de ce cul-de-basse-fosse,
aujourd'hui accessible par une raide échelle métallique. Grégoire, dit
« l'Illuminateur », fondateur de l'Église apostolique arménienne, y
fut emprisonné treize années durant, condamné pour sa foi chrétienne.
Mais le roi Tiridate III, malade, l'en fit sortir pour être guéri.
C'est ainsi que, soixante-dix-neuf ans avant l'ouverture au
christianisme de l'Empire romain, la foi dans le Christ devint, en
301, religion d'État de l'Arménie.
Aujourd'hui, le monastère de Khor Virat, qui abrite ce lieu fondateur,
fait toujours face au magnifique mont Ararat, encapuchonné de ses
neiges éternelles, à plus de 5 000 mètres d'altitude, recelant à
jamais les mystères de l'arche biblique de Noé. Les colombes, « louées
» par les petits vendeurs au pied du monastère pour faire s'envoler
les voeux de chacun, comme en écho à la colombe de Noé qui signala la
fin du déluge, ne font pas oublier la cicatrice terrestre qui court à
quelques mètres de là. La frontière turque, fermée depuis 1993, est
surplombée de miradors et marquée d'un no man's land. L'Ararat,
symbole de l'Arménie, se trouve désormais en Turquie honnie.
Tout au long d'une visite culturelle, forcément religieuse, en
Arménie, on sera ainsi touché par la permanence d'un christianisme
ancien, lui-même porteur d'une culture, véritable colonne vertébrale
de ce peuple martyrisé. À Erevan, la capitale, le mémorial consacré
aux victimes du génocide de 1915 rappelle sobrement que ce pays,
blessé par l'Histoire, vit à l'ombre de ses drames.
À une vingtaine de kilomètres, à travers une banlieue industrielle
durement éprouvée par la chute de l'empire soviétique, dont l'Arménie
fut une composante de marque, le Saint-Siège de l'Église apostolique,
à Etchmiadzine, ouvre ses portes et répond aux questions des
visiteurs. Ses 130 séminaristes, ses 350 prêtres, et son patriarche,
le Katolicos Karérine II, 132e successeur de Grégoire, élu le 4
novembre 1999, attendent le pape François en avril 2015, pour le
centenaire du génocide, qui sera marqué par la canonisation de
nombreuses victimes. Selon la tradition, le sanctuaire d'Etchmiadzine
a été fondé par Grégoire dès l'an 303.
Mais c'est au détour du magnifique canyon de Noravank, à deux heures
de route de la capitale, qu'on prendra conscience du caractère
inexpugnable de l'me arménienne. La vallée de l'Amaghou abrite l'un
des nombreux complexes monastiques du pays. L'église
Sainte-Mère-de-Dieu, au décor sculpté très riche, a été restaurée par
un couple de mécènes américains, membres de la diaspora (trois fois
plus nombreuse que l'actuelle population du pays), et attend le retour
d'une vie monastique. Dans cette perspective, il faut examiner
attentivement les riches bas-reliefs, qui expriment avec force
symboles une cosmogonie médiévale que les architectes arméniens,
notamment Momik, créateur de ces lieux, maniaient à la perfection.
À travers tout le pays, c'est un tapis de monastères médiévaux qui se
déploie ainsi. La pierre de tuf, signature de l'architecture
arménienne, se marie à merveille aux sédiments volcaniques des monts
du Caucase.
Jusqu'à aujourd'hui, les flux du tourisme de masse n'ont pas encore
atteint la fragile Arménie. Mets et sites gardent encore un goût de
singularité. L'abricot de la vallée de l'Ararat, le vin gouleyant de
la vallée de l'Arni, le fin pain traditionnel (levash) juste saisi sur
les parois du four traditionnel enterré, jusqu'au cognac local (réputé
le préféré de Winston Churchill), la truite du lac Sevan (plus grand
que le - Léman), se marient plaisamment avec les découvertes
culturelles. À Erevan, par exemple, 10 000 manuscrits anciens sont
conservés à la bibliothèque du Matenadaran. Y défilent les beautés
infinies de la culture arménienne, portée par un alphabet unique
datant du Ve siècle.
Experts en tout (arts, sciences, théologie, ingénierie,
administration, etc.), les Arméniens ont dû disséminer leur génie à
tous les coins de l'univers. Encore aujourd'hui, la France, les
États-Unis, mais aussi la toujours amicale - Russie, voire l'Ukraine,
accueillent une jeunesse arménienne en mal de perspectives dans sa
patrie.
Le voyageur hardi demandera à se rendre dans le nord du pays, encore
marqué des cicatrices du tremblement de terre de 1988. Là, grce à son
guide porteur des autorisations administratives nécessaires, il
pénétrera dans le no man's land de la frontière turque et pourra
contempler à distance les églises ruinées d'Ani, capitale arménienne
de l'an mille. Le canyon de l'Arax tranche le plateau et l'on se prend
à rêver des splendeurs passées d'un peuple qui n'a cessé, par ses
sacrifices, de se faufiler dans l'Histoire. Pour aller au plus près
des ruines d'Ani, il faudra faire un long détour ferroviaire par la
Géorgie pour entrer en Turquie. Car ici, c'est bien la géopolitique
qui guide les pas
De retour à Erevan, on partagera avec indolence les bonheurs de la
foule locale venue admirer, tous les soirs, sur la place de la
République, les immenses jets d'eau musicaux. Parfois, même en
Arménie, il peut être doux d'oublier l'Histoire Un samedi soir, dans
la rue Abovyan, des jeunes facétieux font rugir une Lada customisée.
Le lendemain matin, on les retrouvera, en foule, à la messe à la
cathédrale.